La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mardi, juin 24, 2008

Hommage à Noël Godin (2)

Par un malheureux concours de circonstances, j'ai également pris énormément de retard dans ma "bibliothèque idéale". N'ayant pas pu continuer ma catégorie "correspondance" pendant mon voyage à Paris, j'en ai profité pour lire un ouvrage consacré à Fassbinder (Chez Rivages) que je ne chroniquerai pas (il n'en vaut pas la peine même s'il n'est pas totalement inintéressant!).
En attendant, je vous propose la suite de mon hommage à Noël Godin en vous offrant quelques couvertures de livres qui figurent dans son indispensable Anthologie de la subversion carabinée et que j'ai achetés (grâce à ses conseils) au fur et à mesure de mes pérégrinations chez les libraires, les bouquinistes et autres foires aux livres...







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mercredi, juin 18, 2008

Bibliothèque idéale n°26 : Journaux et carnets

Journal (1966-1974) de Jean-Patrick Manchette (Gallimard. 2008)


Nul n’ignore désormais que si j’aime m’imposer des règles et me conformer à des dogmes rigides, c’est pour mieux les transgresser ! Il en va de même avec cette bibliothèque idéale à laquelle je me suis attelé puisque je vais vous parler d’un livre qui n’y figure pas. Mais comme chaque catégorie ne comprend que 49 livres et que les auteurs ont pris soin de noter « à vous de choisir le cinquantième », je m’exécute et vous propose de nous pencher sur l’évènement littéraire du printemps 2008, à savoir la publication du copieux Journal de Jean-Patrick Manchette.

Personnellement, je suis un inconditionnel des mémoires et journaux intimes. Je me suis régalé avec le Journal de Léon Bloy et le premier volume de celui de Nabe (il faut absolument que je trouve les suivants) car on peut y découvrir à la fois le travail de l’écrivain et ses vicissitudes (la misère permanente de Bloy par exemple. Pour Manchette, c’est différent. Il a connu, au départ, quelques périodes de vaches maigres mais on le voit assez rapidement prendre son envol et avoir du succès) et un portrait en coupe de l’époque et de la manière dont une individualité la ressent.

C’est aussi l’occasion de pénétrer des univers qui demeurent, quant à moi, totalement inconnus (le monde de la presse et de l’édition chez Nabe, avec des portraits savoureux de l’équipe de Charlie-Hebdo, la série noire et le monde du cinéma chez Manchette).

En 1966, Manchette a 24 ans, il débute un journal intime qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1995 (on a hâte de lire les volumes suivants !). Nous y suivons les débuts d’un jeune auteur talentueux, déjà père de famille et très amoureux de sa chère Mélissa, qui va commencer par de plus ou moins « viles » besognes (des « novellisations » de séries télévisées ou de films, un roman érotique, des collaborations scénaristiques pour des films de Max Pécas ou Jean-Pierre Bastid, de nombreuses traductions pour les « Presses de la cité »…) avant de percer dans le roman noir en compagnie de Bastid (Laissez bronzer les cadavres) puis en solo (L’affaire N’Gustro, Ô dingos, ô châteaux ! Nada…).

L’ascension de Manchette est absolument passionnante à suivre puisque l’on croise un certain nombre de personnalités. Côté littérature, on le voit rencontrer assez régulièrement A.D.G qui aimerait, justement, lancer une sorte de « mouvement » au sein de la Série Noire ou encore Guégan et Sorin qui lui proposent du boulot chez Champ Libre (on sait d’ailleurs, grâce à Guégan, que c’est Manchette qui trouvera le nom de la fameuse collection « Chute libre » de la maison d’édition).

Côté cinéma, c’est le défilé quand arrive le temps des adaptations de ses propres romans auxquelles il participe. On croise Bernadette Lafont et Marlène Jobert et l’on regrette que l’adaptation d’Ô dingos, ô chateaux ait finalement échoué aux mains du médiocre Yves Boisset alors que Mocky fut d’abord envisagé (Manchette n’arrêtant d’ailleurs pas de vitupérer contre les aménagements apportés par le cinéaste).

D’une manière générale, Manchette semble avoir beaucoup de distance par rapport à son travail pour le cinéma. Il écrit le plus grand mal des films auxquels il participe (le Socrate de Lajournade, le film jamais sorti de Bastid…) et n’a pas grande considération pour les œuvres des cinéastes avec qui il va travailler (Boisset, Valère, Grimblat…). Seul Chabrol échappe un peu à sa verve destructrice (il avoue son intérêt pour Que la bête meure et Les bonnes femmes) mais ça reste mitigé (l’adaptation de Nada ne lui convient qu’à moitié et il jubile lorsque la critique souligne la qualité du livre pour descendre le film ! Rétrospectivement, c’est pourtant –et de très loin- ce que Manchette a fait de mieux pour le cinéma et la télévision !)

Cette désinvolture vis-à-vis de son travail pour le cinéma (je parle en terme de résultats car c’est peu dire que l’écrivain s’implique dans ces projets et y travaille d’arrache-pied) s’explique sans doute par le grand dilemme « politique » de sa vie.

Intellectuellement, Manchette est très proche des situationnistes qu’il a parfaitement compris et dont il s’est indéniablement nourri pour son travail d’analyse du monde contemporain. Dans ce journal, il y a des réflexions d’une rare acuité sur les syndicats, le pouvoir et l’étendue de plus en plus vaste de l’économie « spectaculaire-marchande »… De la même manière, Manchette découpe et colle dans ses cahiers des articles de journaux les plus représentatifs de l’état de décomposition du monde. C’est souvent édifiant !

Le problème, c’est que cette conscience révolutionnaire se heurte à une volonté de vivre dans un certain confort et à la crainte de « tout perdre ». Il s’agit donc de travailler au cœur du système sans jamais en être dupe. Certains lui ont reproché cette attitude (Lebovici lui enverra une de ses célèbres lettre d’insultes et il sera mis à l’index par les « pro-situs ») mais il est notable que jamais Manchette ne sombrera dans le cynisme qui rattrapera la plupart des gens de sa génération. Il ne s’agit jamais de « profiter du système » mais de s’en servir pour préserver son indépendance et y introduire, pourquoi pas ?, une part de ce « négatif » qu’il appelle de ses vœux (ce sera le cas dans ses romans noirs qu’il faut lire absolument).

Pour Manchette, ce travail alimentaire lui permet de mettre sa famille à l’abri du besoin et de s’offrir du temps pour s’occuper de l’amour de sa vie (son journal regorge de très beaux passage sur sa « monogamie » qu’il oppose très justement à la « spectacularisation » de la liberté sexuelle qui fait du sexe un produit consommable comme les autres), des livres et des films.

Car si le Journal m’a tant plu, c’est que l’auteur de Morgue pleine y consigne les titres des livres lus et des films vus avec des commentaires plus ou moins longs. Et c’est peu dire qu’il fut un boulimique. Je rêve de pouvoir lire ses « notes de lectures » qu’il consignait visiblement sur un autre cahier. On notera aussi son éclectisme puisqu’il passe sans arrêt de textes théoriques (Hegel, Marx…) à des livres de SF ou de grands classiques (Renard, Lowry, Nabokov…). On soulignera aussi par l’anecdote son goût pour les livres édités chez Champ Libre (je crois qu’il a dévoré tout le catalogue) et l’ironie qui lui fait critiquer une préface virulente d’un certain Yvan Cloarec qui n’est autre que… Gérard Guégan qu’il rencontrera un peu plus tard.

Côté cinéma, on voit se développer une pensée qu’on retrouvera de manière plus développée dans ses somptueuses chroniques pour Charlie-Hebdo (regroupées dans le recueil Les yeux de la momie). Ici, les avis sont essentiellement lapidaires (« merdeux », « abject », « très mauvais »…) et certaines gloires sont étrillées pour notre plus grand plaisir (quand bien même on est d’un avis opposé !). Cédons au plaisir de quelques exemples gratinés :

Sur Dreyer et son Dies Irae, « horrible merde répressive. (…). La notion de péché imprègne tout le film, qui devient une sorte de roquefort théologique, strictement puant et inconsommable. Notre attention soutenue nous a permis quelques bonnes plaisanteries obscènes ou absurdes. Dreyer est un con. »

Sur Robbe-Grillet (oh oui ! encore !) : « Une bêtise élevée à ce niveau de sérieux et de charabia exerce une sorte de fascination. Ce n’est même plus un spectacle commercial, c’est le mouvement autonome du vide pour lui-même. (…). Robbe-Grillet est le zéro absolu… »

Sur César et Rosalie de Sautet : « Monstrueux (une imbécile hésite entre deux cons), ignoble (l’univers de l’argent et de la réification totale), scandaleux (Sautet sait filmer, c’est un talent au service de l’idéologie dominante dans ce qu’elle a de plus abject). »

Certains jugements à l’emporte-pièce laissent pantois (le « fasciste » accolé à Duel au soleil de King Vidor) mais c’est aussi la radicalité de Manchette qui nous le rend si cher. Et c’est cette radicalité qui rend passionnante la lecture de ce pavé de plus de 600 pages qu’on dévore sans le moindre ennui.

Vivement la suite !

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dimanche, juin 15, 2008

Hommage à Noël Godin (1)

Comme l’événement n’a pas été relayé, il faut le trompeter bien fort : l’anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin vient d’être rééditée et c’est peu dire que c’est un ouvrage indispensable.
Et comme c’est grâce à cet incroyable pavé que j’ai nourri une bonne partie de mes rayonnages de bibliothèque, je vous propose de lui rendre hommage en vous proposant régulièrement (plus ou moins : je n’ai pas de scan chez moi) des couvertures de livres des bons zigues qui figurent dans ladite anthologie et que j'ai acquis depuis une bonne dizaine d'années.
On commence aujourd’hui par le premier rayonnage de ma bibliothèque (dont les trois premiers auteurs occupent quasiment tout l’espace !) Et encore merci à Noël Godin pour les découvertes et à Charles Tatum pour m’avoir offert gracieusement la bibliographie mise à jour du livre.


















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vendredi, juin 13, 2008

Bibliothèque idéale n° 25 : Mémoires et autobiographies

L’origine (1975) de Thomas Bernhard (Gallimard. L’imaginaire. 2007)


Lorsqu’on aborde le genre littéraire des mémoires et de l’autobiographie, on se trouve souvent confronté à d’impressionnants pavés. C’est souvent passionnant (je vous recommande absolument les sublimes Mémoires de Casanova) mais il faut prévoir un certain laps de temps pour en venir à bout (voir le Cardinal de Retz ou Chateaubriand).

Surprise ! L’origine de Thomas Bernhard est un récit très court (environ 160 pages), sec comme un coup de trique et d’une impitoyable puissance d’évocation. Cela faisait un petit moment que je voulais me mettre à cet auteur autrichien, sans doute l’un des plus célèbre de l’après-guerre, et je n’ai pas été déçu par cette brève autobiographie où l’auteur se remémore ses années au lycée pendant la seconde guerre mondiale à Salzburg (autobiographie qu’il poursuivra avec La cave, le souffle et d’autres encore).

« La ville est peuplée de deux catégories de gens : les faiseurs d’affaires et leurs victimes. ».

La première phrase du récit nous met tout de suite dans le bain : L’origine sera un livre de haine, de rancoeurs et de douleurs.

Haine contre une ville réputée pour son patrimoine culturel mais que l’auteur qualifie d’invivable et où il voit une profonde dénaturation de l’être humain. Haine également contre l’institution scolaire et l’internat où il dut subir les réprimandes de directeurs tyranniques. Rancœur contre une famille qui l’a abandonné (Bernhard n’a jamais connu son père) et qui ne s’estompe que lorsque l’écrivain évoque la figure du grand-père libertaire qui l’a élevé.

L’origine, ce sont également les souvenirs d’une douleur constante d’un adolescent pris entre ses envies suicidaires et le chaos de l’Histoire qui traverse le récit le temps de quelques pages hallucinées sur les bombardements de la ville autrichienne.

Le livre est divisé en deux parties compactes. La première, intitulée Grünkranz, se situe justement pendant la guerre et la direction nationale-socialiste de l’internat. La seconde, Oncle Franz, raconte l’évolution de cet internat suite à la chute du régime et l’arrivée au lycée des curés. C’est d’ailleurs le même dégoût qui anime Bernhard envers les nazis et les catholiques qu’il assimile non pas de manière caricaturale mais en se fiant à l’impression que ces personnes produisirent sur son esprit adolescent. Pour le jeune homme souffrant qu’il était, aucune différence entre les méthodes nazies et catholiques, entre l’hommage à Hitler avant de manger ou les bénédicités, les cérémonies officielles du régime et la messe du soir…

« Intellectuellement coincés entre le catholicisme et le national-socialisme nous avons grandi et nous avons finalement été broyés entre Hitler et Jésus-Christ en tant que reproduction de leurs images, faites pour abêtir le peuple. »

Le style de Bernhard est le ressassement haineux : sa prose est incroyablement compacte (ouvrez un de ses livres au hasard : il n’y a jamais un alinéa !) et les phrases sont souvent répétées plusieurs fois avec de petites modifications de tournures. Ces répétitions pourraient tourner à l’afféterie si elles ne formaient pas l’essence d’un style mêlant la douleur au dégoût, le fiel au désespoir.

Il y a dans L’origine des passages très beaux où l’asocial Bernhard se prend d’affection pour les « réprouvés » du lycée : un élève handicapé et un professeur particulièrement laid enseignant, qui plus est, la géographie ! (« Seuls m’ont vraiment intéressé la géographie en tant que matière totalement inutile, le dessin et la musique, … »). Je ne résiste pas au plaisir de vous citer ce passage qui me paraît d’une lucidité absolue sur l’ostracisme subit par les êtres qui s’éloignent, pour une raison ou une autre, de la norme d’une communauté donnée :

« Ici également, au lycée, comme partout où les êtres humains sont ensemble et surtout où ils sont en masse aussi terrifiantes que dans les écoles, la souffrance d’un individu ou la souffrance de quelques individus, comme la souffrance de l’infirme de l’architecte ou celle du professeur de géographie, ne devenaient pour eux rien que des sujets de leur amusement abject- témoignage d’une perversité répugnante. (…) Dans une pareille communauté, dans un pareil établissement, on cherche d’ailleurs aussitôt une victime et on la trouve d’ailleurs toujours. (…) Là où il y a des êtres humains, on fait toujours de l’un d’eux un objet de dérision et une source inépuisable de rires moqueurs, que ces rires soient bruyants ou légers, qu’ils soient les plus sournois, donc les plus silencieux. La société en tant que communauté n’a point de cesse jusqu’à ce que l’un parmi beaucoup ou parmi un petit nombre soit choisi comme victime et à partir de ce moment devienne toujours, à toute occasion, celui que le doigt de chacun désigne et transperce. La communauté en tant que société trouve toujours le plus faible et l’expose sans scrupule à ses rires et à la torture toujours nouvelle, de plus en plus terrible, de ses moqueries et de ses sarcasmes. C’est en imaginant et en inventant la torture toujours nouvelle et toujours plus blessante de ces moqueries et de ces sarcasmes qu’elle se montre la plus inventive. »

Comme vous pouvez le constater, le ton de l’auteur n’est pas à l’optimiste ! Mais ce court récit autobiographique désespéré se révèle, au bout de compte, assez magistral et toujours poignant.

A vous de me conseiller des mémoires et autobiographies pour notre bibliothèque idéale…

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mardi, juin 10, 2008

Bibliothèque idéale n°24 : Distorsions

La disparition (1969) de Georges Perec (Gallimard. L’imaginaire. 1993)


Par « distorsions », il faut entendre ici tous les textes littéraires qui mettent de côté le récit traditionnel pour jouer sur la forme par divers moyens (les calligrammes d’Apollinaire, les collages surréalistes, les pastiches, le nonsense…).

Le hasard de mes découvertes aux puces (50 centimes le livre !) m’a poussé vers Perec alors que j’affectionne bien plus certains auteurs dans le genre (Jarry, Topor, Fourier, Picabia, Sternberg…).

Tant pis ! Je me suis toujours dis qu’il fallait bien, un jour, s’atteler à lire La disparition. Et pour être tout à fait franc, ce ne fut pas une partie de plaisir (loin de là !).

Nul n’ignore désormais le dispositif du roman où la disparition évoquée en titre renvoie à celle de la voyelle « e » dont Perec s’est dispensé pour écrire son livre.

300 pages sans e, il fallait le faire et je ne conteste en aucun cas la virtuosité de l’écrivain qui s’amuse comme un petit fou à contourner les difficultés (un personnage se met sur son « vingt-huit plus trois » afin d’éviter le piège !).

Mais ce qui aurait pu être réjouissant dans le cadre d’un exercice de style à la Queneau pendant une page devient très rapidement fastidieux et d’un incommensurable ennui.

Le récit n’est qu’un simple prétexte à l’exhibition d’un savoir-faire assez vain où Perec joue souvent à épuiser tous les possibles d’un champ lexical (ex : les animaux. Ca donne quelque chose comme : « Il voyait un vautour qui planait, haut dans l’azur. Tout autour du lit, un ramas d’animaux- gros rats noirs, mulots, souris, campagnols, cafards, crapauds, tritons- faisait faction, à l’affût du corps raidi, chair à charognards. Un faucon fondrait sur lui. Un chacal accourrait du fond du Sahara. »)

Tout le livre est construit de cette manière et sent un peu trop la liste de mots préparés par avance.

Je ne dis pas que certains passages ne sont pas assez drôles (j’aime plutôt bien les pastiches des poésies de Hugo, Mallarmé et du Voyelles de Rimbaud :

« A noir (Un blanc), I roux, U safran, O azur :

Nous saurons au jour dit ta vocalisation :

A, noir carcan poilu d’un scintillant morpion

Qui bombinait autour d’un nidoral impur, ») mais l’ensemble est bien trop long et surtout très lassant.

Je sais que certains exégètes ont vu dans ce livre une métaphore sur la disparition de la famille de l’écrivain dans les camps et une manière détournée de parler de la Shoah mais cette interprétation me laisse assez perplexe.

Pour moi, ça reste un exercice de style qui, contrairement à certains écrits dans le cadre de l’OULIPO, s’avère bien trop long et surtout, complètement vain…

NB : A vous de jouer : quels livres de « distorsions » placeriez-vous de toute urgence dans votre bibliothèque idéale ?

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mercredi, juin 04, 2008

Bibliothèque idéale n°23 : la littératures en miettes

Dits et contredits (1909) de Karl Kraus (Champ Libre / Ivrea. 1993)


Derrière la désignation pas forcément très claire de « littérature en miettes », il faut entendre les œuvres composées par fragments courts, que ce soit des pensées, des maximes, des aphorismes, des « papiers collés » (Perros) ou des « nouvelles en trois lignes » (Fénéon)...

Je ne sais pas si l’on peut décemment parler de « genre » littéraire mais toujours est-il que je l’affectionne particulièrement, surtout lorsqu’on a affaire à des génies comme Lichtenberg, Chamfort, Nietzsche ou Bloy.

Ou comme Karl Kraus, l’un des grands maîtres du genre.

Comme le souligne Roger Lewinter, Kraus n’écrit pas ses aphorismes au jour le jour, comme Lichtenberg ; mais c’est a posteriori qu’il a recueilli avec minutie les meilleures pensées tirées de son journal Die Fackel (le flambeau). La forme courte n’a donc rien d’une coquetterie mais permet à l’écrivain polémiste d’aller à l’essentiel, d’aiguiser la lame de sa pensée comme celle d’un poignard.

Rien de plus luisant et de plus tranchant que le verbe de Kraus : à la fois puissamment ironique et sardonique (ses aphorismes sont très drôles et d’une méchanceté à la fois lucide et parfaitement réjouissante) mais avec également le don de pénétrer très loin dans l’esprit du lecteur et de l’amener à réfléchir à mille lieues des platitudes de ces journalistes qu’il exècre.

Plutôt qu’à une médiocre analyse de la pensée de l’auteur, je vous invite à vous régaler de ces quelques extraits que j’ai choisi pour vous :

« Rien n’est plus insondable que la superficialité de la femme. »

« A toutes les affaires de la vie, la femme participe avec son sexe. Parfois même, à l’amour. »

« L’homme a canalisé le torrent de la sensualité féminine. Maintenant, il n’inonde plus la terre. Mais il a aussi cessé de la fertiliser. »

« Vice et vertu sont parents comme diamant et charbon. »

« Les châtiments servent à l’intimidation de ceux qui ne veulent commettre aucun péché. »

« L’honneur est un appendice dans l’organisme de l’âme. Sa fonction est inconnue, mais il peut amener des inflammations. On peut tranquillement le couper aux gens qui inclinent à se sentir offensés. »

« Malheur à la loi ! La plupart de mes contemporains sont la triste conséquence d’un avortement omis. »

« Rien n’est plus étroit que le chauvinisme ou le racisme. Pour moi, les hommes sont tous égaux ; il y a des ânes partout, et pour tous, j’ai un égal mépris. Surtout pas de préjugés mesquins ! »

« Dans le chauvinisme, ce n’est pas tant l’aversion contre les nations étrangères que l’amour pour la propre nation qui m’est antipathique. »

« S’il n’y avait pas la politique, le bourgeois n’aurait que sa vie intérieure, donc, rien qui pût le remplir. »

« La pensée est un enfant de l’amour. L’opinion est reconnue dans la société bourgeoise. »

« Là où il n’y a plus de force ni de rire ni de pleurer, l’humour sourit à travers les larmes. »

« « Bien écrire » sans personnalité peut suffire pour le journalisme. A la rigueur pour la science. Jamais pour la littérature. »

Dans cette catégorie « littérature en miettes », voyez-vous des ouvrages indispensables ?

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lundi, juin 02, 2008

Bibliothèque idéale n°22 : la nouvelle

Trois femmes (1924) suivi de Noces (1911) de Robert Musil (Le Seuil. Points. 1995)


Pour alimenter ma « bibliothèque idéale » dans la catégorie « nouvelle », je me suis dirigé vers Robert Musil, écrivain que j’avoue à ma grande honte n’avoir jamais lu et qui m’attire irrésistiblement.

Trois femmes et Noces sont deux recueils qui regroupent les cinq nouvelles que l’auteur de L’homme sans qualités a écrites dans sa vie. Pour être tout à fait franc, je n’y ai pas été sensible et j’avoue même avoir peiné pour arriver au bout de Noces. Voilà le type même d’ouvrage qu’on ne peut lire qu’à une table de travail (dans une bibliothèque, par exemple), le stylo à la main et en s’arrêtant dix minutes sur chaque page pour comprendre où l’auteur veut nous mener !

Je caricature un peu mais l’abord de ces nouvelles est malaisé. Les deux nouvelles de Noces ont pour héroïnes deux femmes qui courent après l’amour. Ou plus précisément un état très spécifique de ce sentiment que Musil tente d’approcher par cercles concentriques qui n’ont rien de narratifs (pour le dire sauvagement : il ne se passe rien d’un point de vue « dramatique »). Ces courts récits se composent donc d’une succession de descriptions très précises d’états d’âmes évoluant fugitivement, prenant soudainement une couleur différente. L’auteur s’approche au plus près des sensations les plus infimes en prenant en compte la manière dont « l’environnement » (le Réel auquel participe et dans lequel évoluent les personnages) influe sur les caractères.

Le résultat m’a paru plutôt hermétique mais peut-être m’y replongerai-je dans quelques années, à tête reposée…

Les trois nouvelles de Trois femmes inversent la donne et mettent en scène trois personnages masculins qui se heurtent à trois « énigmes » féminines. Mis à part un très beau passage métaphorique (celui de l’agonie d’un petit chat), j’avoue n’avoir pas plus adhéré à la portugaise qu’aux nouvelles de Noces et pour des raisons somme toute assez proches.

Par contre, et pour ne pas me montrer complètement borné, j’ai trouvé la nouvelle Tonka absolument remarquable. Si j’en crois la préface de Philippe Jaccottet, ce texte est en partie autobiographique et aborde un thème qui hantera également L’homme sans qualités.

Le narrateur est un jeune homme issu d’une famille aisée. Intellectuel, il est pourtant séduit par une jeune femme d’origine modeste, Tonka, avec qui il a une liaison. Elle finit par tomber enceinte alors que le jeune homme ne peut en aucun cas être le père de cet enfant. Pourtant, Tonka persiste à nier son infidélité…

Dans ce court récit fort émouvant, Musil joue sur les oppositions entre le masculin et le féminin, la culture et la nature, le doute et la foi, la raison et la croyance. L’homme cherche à imprégner sa marque sur le monde par la parole, l’intellect et la raison mais se heurte à l’énigme de la femme et à quelque chose qui le dépasse, un quelque chose « immense comme l’amour ». Au caractère assez velléitaire du narrateur s’oppose la force tranquille et naturelle de cette jeune fille qui l’aime et le mystère d’un amour inconcevable sans la confiance qu’il requière (croire en la fidélité d’une femme alors qu’elle est mystérieusement enceinte). L’écriture très méticuleuse de Musil m’a touché cette fois-ci car elle s’incarne dans des personnages qui m’ont paru mieux dessiné. C’est, à mon sens, la meilleure de ses nouvelles.

Quant à la dernière (la première du recueil), Grigia, elle aborde exactement le même thème que Tonka mais avec moins de force et de précision (l’homme qui soudain trouve l’amour chez une femme d’origine modeste et, par là, un nouveau sens à sa vie).

Peut-être aurais-je été plus sensible à ces nouvelles si j’avais mieux connu l’œuvre de Musil. Je vous redirai ça si je me lance un jour dans les désarrois de l’élève Törless ou l’homme sans qualités

NB : Voyez-vous des recueils de nouvelles indispensables pour notre bibliothèque idéale ? (Exemples ici)

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dimanche, juin 01, 2008

Bibliothèque idéale n° 21 : La science-fiction

Je suis une légende (1954) de Richard Matheson (Denoël. Folio SF. 2008)



Pour être tout à fait sincère, la science-fiction n’est pas un genre qui m’attire a priori. Je vais m’y mettre sérieusement grâce à la collection Chute libre de Champ libre (un Farmer m’attend) mais je n’y connais pas grand-chose et garde toujours en tête les clichés relatifs aux invasions martiennes ou à l’avènement du règne des robots qu’ont véhiculés les séries B américaines.

Pour ne pas prendre de risque, je me suis dirigé vers l’œuvre de Richard Matheson. Je ne connaissais pas ses livres mais j’avais en mémoire l’excellent film de Jack Arnold l’homme qui rétrécit dont l’écrivain fut scénariste. De la même manière, c’est sans doute grâce à lui que Spielberg peut se vanter d’avoir réalisé, et de très loin, son meilleur film (Duel).

Je ne sais pas ce que vaut la récente adaptation cinématographique de Je suis une légende mais toujours est-il que le roman est absolument formidable.

Nous sommes dans un futur proche (en fait, en 1976 !) et Robert Neville semble être l’unique survivant d’un gigantesque cataclysme. Dernier des hommes, il doit organiser son existence jour après jour et se cloîtrer la nuit pour échapper aux attaques des vampires qui l’entourent.

Entre la chasse aux vampires le jour et ses recherches sur les origines de l’épidémie qui a amené la catastrophe ; Neville doit également affronter une terrible solitude et la folie qui le guette…

Tous les ingrédients de la SF sont présents : anticipation du futur, tentatives de donner des explications scientifiques et rationnelles (les recherches de Neville sur la maladies qui nous valent des passages assez techniques mais jamais rébarbatifs) pour des phénomènes nouveaux et fictifs et une bonne dose d’action. Dès la fin du quatrième chapitre, notre homme se laisse piéger par le temps et doit combattre les vampires pour retrouver la paix de son logis.

A côté de ces « recettes » somme toute assez classiques, Je suis une légende se distingue par la manière dont Matheson parvient à décrire précisément le quotidien de son héros désemparé. Ses états d’âme, du plus grand désespoir aux périodes d’euphorie, sont présentés avec une rare justesse et une acuité pénétrante. L’auteur parvenant à suggérer à merveille le poids de la solitude, la torture des désirs (Neville doit désormais mener une vie chaste) et la folie qui règne dans les parages.

Mais c’est surtout la dimension « existentialiste » du roman qui m’a particulièrement séduit. Comme dans l’homme qui rétrécit, Je suis une légende montre la condition d’un homme confronté à l’immensité d’un univers qui le dépasse et dont il ne connaît ni les tenants, ni les aboutissants. On pourra voir dans le roman certaines métaphores qui renvoient aux périls que connaissaient le monde à l’époque de la « guerre froide » (la menace nucléaire et la contamination bactériologique, le communisme, représenté par cette société que forme une certaine catégorie de vampires à la fin du roman…) ; mais il me semble que Matheson cherche surtout à montrer l’incroyable petitesse de l’Homme au cœur du cosmos et sa solitude face au silence de Dieu.

Le livre est incroyablement pessimiste (j’aimerais voir le film pour savoir si cette dimension est toujours présente) et certains passages (je pense à ce moment où Neville tente d’apprivoiser un chien survivant) sont particulièrement bouleversants par la manière dont ils font naître un espoir qui disparaîtra aussi vite qu’il est apparu.

Une fois de plus, voilà un roman qui m’a donné envie d’en savoir plus sur son auteur et nul doute que je me pencherai plus tard sur d’autres œuvres de Matheson (que vous ne manquerez pas de me conseiller !)

La question rituelle que vous attendez tous : quels livres de science-fiction vous paraissent indispensables pour une bibliothèque idéale ?

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