La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

samedi, août 24, 2019

La page blanche


Adios Schéhérazade (1970) de Donald Westlake (Rivages/Noir, 2007)


A Maud...

Edwin Topliss écrit sous pseudonyme des romans pornos à la chaine jusqu’au jour où il tombe en panne d’inspiration et accumule le retard dans la livraison de son manuscrit. On connaissait déjà l’humour et la fantaisie de Donald Westlake mais davantage dans le registre du roman noir et/ou social (Le Couperet). Ici, il en use pour investir un classique du genre : le récit de l’écrivain face à la page blanche. Mais l’originalité d’Adios Schéhérazade (qui a pu donner quelques idées à De Broca pour son Magnifique), c’est que le héros du roman œuvre dans le cadre très particulier de la littérature populaire en général et de l’érotisme en particulier. Et dans la mesure où j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer un certain nombre d’écrivains abattant le même genre de travail (Jean-Pierre Bouyxou, Jean-Marie Souillot, Frank Reichert, Pierre Laurendeau…), le roman de Westlake prend une saveur toute particulière tant les descriptions des méthodes de travail et les anecdotes semblent plausibles.
Ed ne parvenant pas à pondre son nouveau livre en dépit de techniques éprouvées qu’il décrit précisément (divers types de scénarios, de personnages, de situations, jeux avec la typographie et la pagination…), il digresse et puise dans sa vie personnelle (sa rencontre avec son épouse, sa « première fois », ses aventures extra-conjugales dont le lecteur ignore si elles sont réelles ou fantasmées…) et c’est à partir de ce moment que les choses se gâtent.
Sans en révéler trop, Adios Schéhérazade fonctionne sur le principe de la « réaction en chaîne » et de l’accumulation. Plus Ed peine à écrire son roman, plus il se dévoile et plus ses déboires s’entassent. Inutile de préciser que ces péripéties sont la plus part du temps hilarantes et que la construction du récit est à la fois riche et offre de nombreux niveaux de lecture. Westlake jongle merveilleusement entre la « réalité » et sa retranscription dans le cadre d’une fiction, celle-ci se nourrissant constamment de celle-là. Il faut voir comment un épisode de la vie de l’écrivain, décrit de manière plutôt crue, se retrouve quelques temps plus tard réécrit dans un style à la fois plus châtié mais également un peu plus ridicule (les clichés et le style empathique de rigueur pour un roman érotique « soft » et de bon goût). Ou encore cette façon dont les états d’âme de l’auteur phagocytent constamment le récit qu’il tente d’élaborer et qu’il doit sans cesse reprendre en procédant par collages, retours en arrière, mélanges divers…
Adios Schéhérazade peut se lire comme une réflexion sur l’écriture et le métier d’écrivain, la manière dont l’Art vous oblige à puiser dans la vie tout en vous en tenant à distance, mais le roman est bien trop enlevé et fantaisiste pour être lesté par les grandes théories (que Westlake raille à l’occasion). Les préoccupations d’Ed sont beaucoup plus prosaïques : gagner de l’argent pour continuer de manger, tenter de sauver son couple puis échapper à de nouveaux dangers qui ne cessent de s’accumuler.
Avec au bout du compte cette question qui revient hanter le roman : l’Art (qu’il soit « populaire » ou non) dit-il la vérité et doit-il chercher à l’atteindre ? Avant de répondre à ce vaste sujet, on aura d’abord pris soin de se régaler en dévorant ce roman pittoresque, enlevé et d’une drôlerie (derrière le drame en train de se nouer) constante.

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samedi, août 10, 2019

L'horizon jaune


Gilets jaunes : pour un nouvel horizon social (2018-2019). Collectif (Au diable Vauvert, 2019) 

Quoi qu’on en pense, il est incontestable que le soulèvement des Gilets jaunes fut (il ne faudrait d’ailleurs pas en parler au passé tant rien n’interdit de d'espérer un retour de flamme) un événement à la fois imprévisible et mal compris. Ignoré par les syndicats, boudé par les partis traditionnels avant quelques maladroites tentatives de récupération, il fit pousser des cris d’orfraies à tout ce que la France compte d’ « intellectuels » affidés au Pouvoir (d’ignobles rogatons comme Pascal Bruckner, Philippe Val ou Luc Ferry) et d’éditorialistes couchés.
On qualifia le mouvement de tous les noms d’oiseaux imaginables : populiste, factieux, d’extrême-droite, raciste, conspirationniste, antisémite, homophobe et j’en passe… Pourtant, il suffisait de se rendre dans les manifestations (ce que je fis assez tardivement, vers la fin décembre) pour constater que cette image véhiculée par les médias était totalement fallacieuse.
Heureusement, à côté des sinistres laquais de la macronerie triomphante (l’adipeux gribouilleur de pingouins Xavier Gorce, le toujours abject BHL, le cire-godasses Brice Couturier…), il y eut des écrivains et intellectuels d’une autre trempe qui osèrent porter un regard différent sur les Gilets jaunes et qui les soutinrent. Gilets jaunes : pour un nouvel horizon social nous offre un regard hors du chaudron de l’actualité immédiate et de la course au sensationnalisme. Une vingtaine d’auteurs (de Bégaudeau à Siebert en passant par Damasio, Pelot, Quadruppani et Laurent Binet) nous proposent, à travers des tribunes, des analyses, des poèmes, des nouvelles, une vision différente du mouvement. Si les contributions sont éclectiques, elles sont en majeure partie passionnantes. On pourra constater que Denis Robert affichera dès le 16 novembre (sur Facebook) son soutien aux Gilets jaunes. Dans les belles chroniques que Jérôme Leroy écrivit pour l’hebdomadaire communiste Liberté Hebdo se dessine une certaine évolution, assez partagée à l’époque, vis-à-vis du mouvement : d’abord une certaine méfiance face à une révolte contre l’impôt vue comme « poujadiste » et anti-écologiste (comme si les taxes de Macron sur l’essence étaient une mesure écologiste !) avant de glisser vers l’adhésion à un mouvement populaire qui a vite affiché de nombreuses revendications légitimes, « impur » (comme le souligne à juste titre Quadruppani), courageux et luttant avant tout contre l’amplification des injustices sociales.
Il ne s’agit pas de nier qu’il put y avoir certains dérapages au cours des premiers actes du mouvement (finalement très peu eu égard à son ampleur) mais Patrick Raynal a trouvé le plus belle des formules pour les relativiser : « Quand le peuple est en colère, c’est la musique qu’il faut entendre, pas les paroles. »
S’il fallait regrouper les textes de manière un peu arbitraire, on distinguerait d’un côté ceux qui s’attachent et rendent hommage aux « gens de peu » qui composèrent le gros des troupes des Gilets jaunes (Minna Sif, le magnifique Portrait d’une femme en jaune de Nicolas Mathieu…) et ceux qui tentent d’analyser le mouvement de façon plus théorique : ce qu’il a été (Bégaudeau, Annie Ernaux qui parle d’un « moment passionnant », Mordillat ou encore Binet qui raille à juste titre une certaine gauche faisant la moue face à ce mouvement social débraillé et mal fréquenté : « un mouvement social n’est pas une boite de nuit : on ne filtre pas à l’entrée. Ce n’est pas une entreprise : on ne vérifie pas les CV. Ni un dîner de gala : on risque de casser un peu de vaisselle. ») ou ce qu’il pourra devenir : Quadruppani dresse un bilan particulièrement pertinent début mars en réfléchissant aux perspectives tandis qu’Alain Damasio imagine une petite nouvelle d’anticipation assez réjouissante.
De cet ensemble se dégage le sentiment d’une grande urgence sociale. On aura beau jeu de dauber d’importance un mouvement qui « ne sait pas ce qu’il veut », l’essentiel reste qu’une grande partie de la population (quoi qu’en disent les boutiquiers du macronisme toujours prompts à réduire le Réel à des chiffres et pourcentages non représentatifs) sait ce qu’elle ne veut pas : la thatchérisation à outrance de la société, la privatisation de tous les domaines de la vie au profit d’intérêts privés et la résignation imbécile face aux coups de boutoir d’une mondialisation présentée comme une fatalité…

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