La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

lundi, novembre 26, 2007

L'étrange Noël de Giant Jack

Dionysos. La mécanique du cœur



Avant de débuter, une petite remarque en forme d’agacement : comme le dernier Delerm, la mécanique du cœur est un album où se succèdent les invitations. Que Mathias Malzieu invite de véritables chanteurs (Arthur H, Emilie Loizeau, Olivia Ruiz…) pour participer à son projet et lui donner sa singularité, très bien. Mais pourquoi succomber une fois de plus à la tentation « people » et inviter des gens qui n’ont rien à faire là ? J’aime beaucoup Rossy de Palma et Jean Rochefort mais je ne suis pas certain qu’ils soient présents pour la qualité de leur chant ! Et je ne parle pas de l’épilogue susurré par…Eric Cantona (pourquoi pas Jean Reno ou Claude Allègre, pendant qu’on y est !).

Bref, une fois cette petite réserve faite, La mécanique du cœur est un album totalement enthousiasmant et une parfaite réussite qui confirme la place prédominante de Dionysos sur la scène rock française.

Le projet de Mathias Malzieu est ambitieux puisque ce disque est moins un nouvel album qu’une BOL (Bande Originale de Livre). Flash back : il y a deux ans sortait en librairie le roman du chanteur Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi. Il y racontait la perte douloureuse de sa mère et sa manière de faire son deuil en se projetant dans un univers imaginaire. Dans ce monde fantasmatique, nous croisions des personnages (Giant Jack, Miss Acacia…) également présents sur l’album Monsters in love sortit au même moment.

La mécanique du cœur revient sur la généalogie de Jack, né à Edimbourg « le jour le plus froid du monde » qu’une sage-femme parvient à sauver en substituant à son cœur gelé un cœur mécanique. Jack pourra alors vivre à trois conditions près :

« Premièrement ne touche pas à tes aiguilles

Deuxièmement ta colère tu devras maîtriser

Et surtout ne jamais oublier, quoiqu’il arrive, ne jamais se laisser tomber amoureux

Car alors pour toujours à l’horloge de ton cœur

La grande aiguille des heures transpercera ta peau

Explosera l’horloge, imploseront tes os, la mécanique du cœur sera brisée à nouveau ».

Jack tombera évidemment amoureux d’une belle andalouse et devra affronter un rival prénommé Joe…

Ca été dit partout et l’évidence saute aux yeux lorsqu’on regarde les clips ou les pochettes du groupe : Malzieu est un grand fan de Tim Burton et La mécanique du cœur évoque à la fois l’étrange noël de Monsieur Jack et Edward aux mains d’argent.

Pour mettre ce récit en musique, le groupe choisit de jouer sur des registres très variés : rock fiévreux (King of the Ghost Train), pop rétro à la Gainsbourg période Bonnie and Clyde (le superbe l’homme sans trucage), folk, musique de western spaghetti (Candy lady et ses banjos mexicains), slam (deux titres « parlé chantés » par Grand corps malade), hip-hop (La berceuse hip-hop du docteur Madeleine) et la chansonnette amoureuse (Flamme à lunettes, Mademoiselle clé, chantées en duo avec l’indispensable Olivia Ruiz). L’ensemble dégage pourtant une cohérence totale et l’on se laisse prendre à ces musiques ensorcelantes où les cuivres se mêlent au désormais indispensable ukulélé (l’instrument le plus « tendance » du moment : Cf. Le prochain best-of de Thomas Fersen). Même moi qui confesse n’avoir aucun goût pour le slam, je dois avouer que j’ai été séduit par le sens du tempo de Grand Corps Malade et la perfection de son phrasé qui s’intègre parfaitement à l’univers fantaisiste de Malzieu.

La présence d’Olivia Ruiz dans le rôle de Miss Acacia (l’amoureuse de Jack) renforce l’aspect intime et personnel de ce récit et ses duos avec Malzieu comptent parmi les plus beaux titres de l’album.

Poésie noire mâtinée de toquades potaches (le titre Cunnilingus mon amour), souffle épique du western à la Léone allié à la puissance des élans amoureux, La mécanique du cœur est un disque totalement original et imprévisible, qui vous embarque dans un univers merveilleux dont on souhaite qu’il devienne, pourquoi pas ?, très bientôt un film…

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jeudi, novembre 22, 2007

Cruel, forcément cruel!

Le vice-consul (1965) de Marguerite Duras (Gallimard. L’imaginaire.1982)

Pour aborder la lettre D de ce nouvel abécédaire, j’avais d’abord songé à vous parler de Dantec mais, malheureusement, tous ses romans disponibles en promo avaient disparu. Je remets donc à plus tard ma petite causerie sur cet auteur « sulfureux » et j’embraye à nouveau sur un titre de la collection l’imaginaire déniché à vil prix dans un quelconque marché aux livres. Je précise ces données non par pingrerie mais parce qu’en temps normal, il faudrait s’y prendre de bonne heure pour me pousser à acheter un livre de la mère Duras.

Par honnêteté intellectuelle, j’ai tenté le coup et la lecture du Vice-consul m’a conforté dans mes préjugés contre l’écrivain.

Dans le Calcutta des années 30, un vice-consul anciennement en poste à Lahore est l’objet de toutes les conversations : on ignore les raisons qui ont présidé à son arrivée, les actes qu’il a commis par le passé et ce que lui réserve l’avenir. Lors d’une soirée de l’ambassade se croisent plusieurs silhouettes, notamment celle de la belle Anne-Marie Stretter, à qui le vice-consul déclare plus ou moins sa flamme…

Mine de rien, cette histoire tenait à cœur à Duras puisque mis à part le roman dont il est question ici, elle donna lieu à deux films : India song et Son nom de Venise dans Calcutta désert. Je sais que c’est toujours un peu facile mais lorsque j’ai soudain réalisé que j’étais en train de lire le roman dont était tiré ce soporifique pensum qu’est India song, j’ai songé au fameux mot de Desproges : « Marguerite Duras n’a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé. ». Et en lisant Le vice-consul me revenait également en mémoire ce ballet d’ectoplasmes errant dans une salle de balle, déclamant d’une voix blanche des dialogues maniérés à l’extrême et sans le moindre intérêt. J’ai revu toute cette raideur hiératique qui m’assomme chez Duras et qu’une nouvelle fois je n’ai guère supportée (à part la toute première partie du roman, une histoire de fugue d’une jeune mendiante enceinte, que j’ai trouvée un peu intrigante).

Le problème avec Duras (et un certain nombre d’artistes contemporains), pointé fort justement par les situationnistes, c’est qu’elle recycle d’une manière « spectaculaire » les avancées des avant-gardes pour n’en garder que les oripeaux. De la même manière que le dadaïsme a été récupéré publicitairement par le pop-art, Duras récupère les procédés « modernes » de l’écriture (narration brisée, recours aux voix « intérieures »…) sans jamais faire autre chose qu’exhiber ces signes de modernité.

Ses admirateurs risquent de me tomber dessus mais il n’y a aucune écriture chez Duras : juste des procédés et d’insupportables tics que tout le monde s’est amusé à parodier (forcément !). C’est totalement creux et d’une vacuité abyssale.

Ce que je vais dire va peut-être paraître très méchant mais il me semble que l’essence de cette littérature peut s’appréhender en voyant l’adaptation que Jean-Jacques Annaud a faite de l’amant. Le film n’est qu’une succession de cartes postales exotiques et il est d’une nullité sans nom mais il exprime parfaitement le vérité première de l’œuvre de Marguerite Duras : dépouillée de son vernis avant-gardiste (au fumet aujourd’hui bien faisandé !), il ne reste plus que des histoires à l’eau de rose tout juste digne d’une collection Harlequin

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mardi, novembre 20, 2007

La fraîcheur des débuts

Debout sur le zinc. Récréations.

Dans la masse des groupes « rock musette » qui se bousculent au portillon de la nouvelle scène française, Debout sur le zinc est en passe de devenir mon favori et, sans aucun doute, le plus original et le plus singulier. Récréations est moins un nouvel album des créateurs du merveilleux Les promesses qu’un enregistrement passionnant d’inédits et raretés écrits entre 1993 (déjà 15 ans !) et 1997. De fait, on pourra trouver l’ensemble assez mineur mais il s’avère assez rapidement très réjouissant car on y sent naître les prémisses du style si particulier du groupe.

Le titre Chloée ouvre l’album. Chanté dans un anglais approximatif, c’est un rock bop ultra classique mais efficace. On craint toutefois que l’album se réduise à un exercice de style de jeunesse. Puis viennent deux titres composés par le groupe pour un spectacle autour de l’éveil du printemps du grand Wedekind. Le résultat est plus convaincant et l’on commence à entendre le « son » Debout sur le zinc, notamment sur le morceau instrumental L’enterrement, sorte de boléro funèbre parfaitement maîtrisé.

Récréations est d’ailleurs composé de nombreux titres instrumentaux (4 sur 10) et c’est sans doute là que jaillit le plus caractéristiquement la quintessence du style métissé du groupe. La plainte lancinante de l’accordéon vient se mêler au flot tumultueux des cordes dans un grand torrent qui charrie des airs de toutes origines : yiddish, slave, arabe, tzigane…

Au niveau des textes, le groupe se montre moins audacieux qu’il le sera par la suite et une chanson comme les déserteurs (une sorte de prologue au Ma petite chérie du premier album) reste très marquée par un antimilitarisme adolescent qui ne va pas bien loin (même si je le partage à 100%). Je préfère pour ma part le superbe (même s’il est très classique) morceau intitulé Le marin d’eau douce, air maritime interprété par Simon Mimoun, le membre le plus charismatique, à mon sens, du groupe (ce qui n’enlève rien à l’immense talent des autres !). J’aime aussi énormément Se dire adieu, valse mélancolique qui vous emporte dans sa ronde à l’instar de la Ginette des Têtes raides et que chante avec beaucoup de conviction Christophe Bastien.

Les amateurs de Debout sur le zinc ne seront donc pas déçus par ces inédits et se rueront sur ce nouvel album. Les autres pourront y voir un excellent moyen de découvrir l’un des groupes les plus talentueux de la scène française actuelle…

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dimanche, novembre 18, 2007

In girum imus nocte...


Bréviaire du chaos (1982) d’Albert Caraco (L’âge d’homme. Amers 1. 1999)

« Nous tendons à la mort, comme le flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n’importe quand et n’importe où, n’importe la manière. » Ainsi débute gaiement ce court Bréviaire du chaos, texte posthume du très méconnu Caraco dont les éditions l’âge d’homme entreprennent bravement la publication des œuvres complètes.
« Je suis l’un des prophètes de ces temps et le silence m’enveloppe, on a senti que j’avais quelque chose à dire et qu’on ne voulait pas apprendre, on s’en est défendu selon les procédés mis à la mode, on cherche à m’enterrer vivant et l’on n’aboutira qu’à rendre un jour mes partisans plus fanatiques ». Le ton est donné à travers cet exemple : le livre sera moins un essai philosophique (encore que…) qu’une brève litanie où l’auteur endosse les habits du prophète pour annoncer les sanglantes apocalypses qu’il voit se profiler. L’écriture est rageuse et désespérée et personne ne s’étonnera de le voir écrire : « Notre avenir dira que les seuls clairvoyants étaient les Anarchistes et les Nihilistes ».
Il y a effectivement de l’anarchisme et du nihilisme chez Caraco même s’il s’en défend aussi : l’Apocalypse qu’il aperçoit doit permettre de substituer un nouvel ordre à celui, absurde, qui prédomine. L’auteur n’a pas assez de mots pour fustiger violemment l’ordre établi, les religions révélées (les seules vérités pour lui étant la mort et le néant) et la Barbarie qu’il voit dans la prolifération des villes et les catastrophes écologiques.
Mais là où il se montre le plus impitoyable, c’est lorsqu’il évoque la fécondité. « C’est la fécondité et non la fornication, qui détruit l’univers, c’est le devoir et non pas le plaisir ». Pour Caraco, nul salut ne peut venir de cette affolante surpopulation qui enlaidit la terre et la détruit. Autant vous dire tout de suite que les relents de nos éducations humanistes et/ou judéo-chrétiennes peuvent être heurtés par la violence de l’auteur lorsqu’il compare l’humanité à des hordes d’insectes nuisibles ou de rongeurs ne méritant que l’extermination. Ecrit après la seconde guerre mondiale par un homme issu d’une famille séfarade, des imprécations comme : « Le seul remède à la misère, il est en la stérilité des misérables, mais l’ordre pour la mort, l’ordre des marchands et des prêtres, nous défend même d’en parler. » peuvent étonner.
Mais derrière ce désespoir lucide, cet incroyable dégoût de l’humanité et ce nihilisme intégral qui ferait passer Stirner pour un doux humaniste se dessine le caractère finalement émouvant d’un personnage épris de justice et de liberté. Bréviaire du chaos, malgré (à cause ?) de ses outrances, se révèle au bout du compte assez magnétique et beau.
Plutôt que de m’étendre plus longuement en considérations oiseuses, je vous en propose un extrait caractéristique pour conclure :
« Lorsque j’entends nos prétendus spirituels nous asséner leurs platitudes et lorsque je vois une foule, moins d’hommes que de ruminants, prêter l’oreille à ces niaiseries, j’éprouve que nous devenons stupides et que nous méritons le sort, qui nous est réservé. Je sais que tous ces ruminants font leur devoir de bêtes, qu’ils tirent la charrue et qu’ils saillissent, qu’ils cornent et qu’ils vêlent, qu’ils donnent à l’Etat leur lait et quelquefois leur viande, mais je voudrais enfin qu’ils s’avisassent de s’humaniser et de se demander si ce qu’on leur enseigne ou prêche, vaut le diable ? Comment se peut-il qu’ils ajoutent foi, ne fût-ce que par habitude, à ce ramas de fables à dormir debout ? N’ont-ils pas honte d’être là, ne sentent-ils points qu’ils se déshonorent et que la politesse en ces matières n’est plus qu’un aveu de faillite ? Le confort intellectuel, qu’ils cherchent, est introuvable désormais et nulle tradition ne le leur assure, il n’est que la stupidité qui soit à même de nous le valoir. Et sommes-nous tombés si bas pour que les Chefs d’Etats, en mal de légitimité, se mêlent au troupeau, jouant la comédie aux ruminants qu’ils mènent paître ? »

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vendredi, novembre 16, 2007

Dégradation des valeurs

Les somnambules (1928-1931) d’Hermann Broch (Gallimard. L’imaginaire. 2006)

La principale caractéristique d’une personne somnambule, c’est de marcher inconsciemment dans n’importe quelle direction. C’est effectivement cet état qui caractérise les personnages du roman touffu d’Hermann Broch qui aurait également pu s’appeler les funambules tant ils semblent marcher sur un fil au-dessus du néant et du désastre.

Ce néant, c’est celui d’une époque que Broch décrit en trois mouvements. Le premier prend place en 1888, le deuxième en 1903 et le dernier à la fin de la guerre, en 1918. Trois volets d’un colossal triptyque où Broch entreprend de dresser un tableau saisissant de l’Histoire contemporaine. Comme le souligne Kundera, la forme romanesque rompt avec l’idée de « subjectivisation extrême » comme marque de modernité et l’auteur « conçoit le roman comme la forme suprême de la connaissance ».

Les somnambules est un livre passionnant mais j’avoue être un peu intimidé d’en parler tant mes mots peineront sans doute à dire la richesse et la profondeur d’une écriture qui épouse l’évolution historique qu’elle décrit. Pour le dire très schématiquement, Broch montre ici un processus historique de « dégradation des valeurs » qu’il présente en trois paliers : le romantisme, l’anarchie et enfin le réalisme. Ce déclin, il l’accompagne de manière stylistique en affirmant dans chaque partie de l’ouvrage une écriture spécifique.

La première partie s’intitule Pasenow ou le romantisme et Broch distille goutte à goutte le sombre parfum du romantisme qui enivre le jeune Pasenow, fils d’une riche famille qui hésite entre les devoirs de la tradition (épouser une riche héritière) et les battements de son cœur qui le lient à une modeste entraîneuse. L’écriture dense de Broch est, d’une certaine manière, un parfait ouvrage de couture où va se nicher soudainement un accroc imprévu. L’écrivain ordonnance parfaitement les fils narratifs de son récit et enserrent de la même manière, dans les liens des traditions familiales et sociales, des personnages voués à ne pas bouger de la place qui leur est assignée (voir la première description du vieux Pasenow et de sa rigidité proverbiale).

Lorsque surgit l’accroc (en la personne d’un militaire devenu commerçant puis de cette jeune Bohémienne), le venin peut alors s’infiltrer entre les mailles de l’ouvrage et le déliter. Si Broch montre parfaitement ce processus de dégradation, il me semble pourtant inopportun de le ranger dans la catégorie des vieux cons réactionnaires pour qui tout était mieux avant. Le problème n’est pas là et l’écrivain ne se prive pas d’ailleurs d’insister sur le ridicule de ces unions arrangées et de ces traditions obsolètes. Le souci vient davantage de la perte de « valeurs » communes et de l’incapacité d’en ériger de nouvelles.

Dans Esch ou l’anarchie, deuxième mouvement du triptyque, Broch desserre les mailles de son écriture, multiplie les personnages et décrit non plus les classes privilégiées mais les classes populaires, faisant de cette partie du livre quelque chose d’assez proche du naturalisme. Là encore, le commerce et le capitalisme l’emportent sur les « valeurs » et Broch montre comment un homme « moyen » (Esch) peut soudain être emporté par les idées révolutionnaires en constatant que la perte des valeurs n’entraînent pas moins d’injustices qu’autrefois.

La dernière partie du roman, Huguenau ou le réalisme, est sans doute la plus caractéristique du livre et elle exprime la quintessence de la pensée de Broch. L’Apocalypse a eu lieu et l’écriture a « éclaté » : à la rigueur de style de la première partie s’oppose le patchwork déroutant de ce dernier mouvement. Le récit se démultiplie en s’intéressant aux points de vue parallèles des personnages, le fil de la narration est rompu par la diversification des genres littéraires à laquelle s’adonne Broch : le poème, le traité philosophique (un narrateur écrit des pages parfois très ardues sur cette fameuse « dégradation des valeurs »), les coupures de presse, les maximes et même une mise en scène théâtrale d’une confrontation entre les personnages principaux…

C’est ici que Broch exprime le plus clairement ses thèses sur l’explosion des valeurs et sur l’incapacité des hommes à retrouver un Organon originel. Chacune des « valeurs » de la modernité s’est imposée en sphère autonome (le militarisme, le commerce…) et tente désormais d’imposer ses valeurs relatives. Lorsque Huguenau, déserteur et odieux maquignon finit par tuer un homme, il ne fait qu’appliquer jusqu’à l’absurde les « valeurs » du commerce qui lui commande de n’agir que dans les strictes limites de son intérêt personnel et Broch de montrer avec une incroyable lucidité le paradoxe d’une époque qui se targue de rationalisme et qui précipite, du fait même de cette « raison », le monde dans le gouffre de l’irrationnel et des grands cataclysmes que la fin du livre entrevoit clairement : « L’homme expulsé de tout système de valeurs organisé, devenu le réceptacle exclusif de la valeur individuelle, l’homme métaphysiquement « banni », banni parce que l’organisation s’est dissoute et réduite en poussière d’individus, l’homme est affranchi des valeurs, affranchi du style, et la seule détermination qu’il peut recevoir lui vient de l’irrationnel. »

La conclusion du roman serait à citer entièrement tant sa lucidité fait froid dans le dos. Le coup de force de Broch, c’est d’être parvenu à incarner une « thèse » purement philosophique et historique dans des personnages et une véritable écriture romanesque. C’est dire si les somnambules est un livre indispensable…

PS. « Ils lisent les journaux et sont habités par l’angoisse de l’homme qui chaque matin s’éveille à la solitude, car le langage de l’ancienne communauté a cessé pour eux de se faire entendre, et le langage nouveau ne parvient pas à leurs oreilles. »

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dimanche, novembre 11, 2007

Rêve de fan

Vincent Delerm. Favourite songs (Tôt ou Tard. 2007)


Auteur, compositeur et interprète, Vincent Delerm nous séduisait avant tout pour les deux premières compétences citées. Et malgré toute l’affection que nous portons à l’auteur de Fanny Ardant et moi, sa voix traînante et son timbre peu assuré (il n’est pas rare, effectivement, de l’entendre chanter faux) ne nous ont jamais permis de le prendre pour un « grand chanteur » (mais les talents de Gainsbourg ou Brassens ne résidaient pas plus dans leurs voix !). Drôle d’idée donc que cet album « live » où Delerm invite un grand nombre de personnalités à venir interpréter avec lui ses « chansons préférées ». Certes, trois de ces duos sont des chansons de l’auteur (Marine, avec Peter von Poehl, Favourite song avec Neil Hannon ou Na na na avec le grand Mathieu Boogaerts) mais le reste de l’album est composé de reprises.

L’affiche de l’album est très belle et toute la « nouvelle scène » de la chanson française s’est précipitée au rendez-vous (Bénabar, Cali, Biolay, Cherhal, Katherine…) ainsi que certains vieux de la vieille (Moustaki, Renaud, Souchon Chamfort…). A tel point qu’on craint un instant le simple « coup » commercial destiné à renflouer un peu tout le monde.

On sait que les « reprises » ont le vent en poupe depuis que triomphent les saletés de la « télé-réalité » mais le projet de Delerm s’avère assez vite plus habité et personnel que ce que pouvaient laisser craindre les apparences.

Bien sûr, on se serait volontiers passé du Coup d’soleil (l’horreur déflasquée autrefois par Richard Cocciante), repris ici avec Valérie Lemercier. C’est l’exemple type du côté « people » et second degré dans lequel aurait pu se vautrer le disque mais qui, au final, fait figure de contre-exemple.

D’abord parce que Delerm reprend un certain nombre de titres pas forcément très célèbres (je pense aux Cerfs-volants de Biolay ou aux très belles Embellies de mai de Frank Monnet) et qu’il permet, en quelque sorte, de leur donner une seconde vie (très bonne idée aussi de reprendre Les gens qui doutent d’Anne Sylvestre ou Au pays des merveilles de Juliet d’Yves Simon) ; ensuite parce que les chansons choisies possèdent en général suffisamment de qualités pour mériter la reprise (Cent ans de Renaud, Quoi de Gainsbourg…).

Favourite songs permet de se rendre compte également que Delerm a fait des progrès dans le chant. Ce n’est pas encore mirobolant mais on constatera que sur Cent ans, c’est sans doute lui le plus dans le ton alors que la voix de Renaud est de plus en plus rocailleuse et que Bénabar chante carrément faux (ce trio est néanmoins le plus attachant de l’album car il regroupe trois artistes pas forcément à l’aise pour chanter mais qui ont su nous séduire par leurs personnalités et la qualité de leurs écritures). On louera également notre bonhomme d’avoir repris C’était bien, ce superbe titre que chantait autrefois Bourvil.

Le reste est affaire de subjectivité. Personnellement, il me semble que la prestation de Katherine est totalement hors sujet (c’est le seul morceau où Delerm ne chante pas). Par contre, j’aime énormément la reprise de Quoi avec Cali (comme le souligne malicieusement l’auteur, ce n’était pas forcément une mince affaire de faire chanter du Birkin avec l’accent de Perpignan !) et la sympathique reprise de Désir, désir où Delerm et la fidèle Irène Jacob imitent parfaitement le duo Voulzy/Jeannot.

Favourite songs apparaît au bout du compte comme la réalisation d’un rêve de fan et c’est ce côté sincère et passionné qui l’empêche de n’être qu’une vulgaire entreprise commerciale. On peut préférer les albums personnels de Delerm (c’est mon cas) mais le projet est sympathique et très agréable à écouter (même si nous aurions plutôt souhaité le vivre en direct !)

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dimanche, novembre 04, 2007

Portraits à gogo


Les blaireaux. Parades prénuptiales

Après être allé faire un petit tour du côté de l’Alsace pour louer comme il se doit le dernier album des Weepers Circus (qui passent au forum de la Fnac de Dijon mais que je vais louper à cause de mon travail : je m’en mordrais les roustons si je possédais la souplesse ad hoc !), poursuivons notre chemin vers le Nord pour vous vanter les qualités du cinquième album (déjà !) des Blaireaux.
Quiconque les a vus en concert (j’ai un souvenir exquis d’une soirée passée sur la péniche El Alamein à Paris) n’ignore rien de leur sens de leur humour et de la qualité de leurs spectacles. Ce n’est sans doute pas du Mahler (la belle affaire ! Je n’en dors plus la nuit !) mais il se dégage des chansons du groupe lillois une énergie et une vitalité tout à fait roborative.
Parades prénuptiales confirme l’indéniable talent du groupe et si l’on ne constatera pas de changements majeurs par rapport aux albums précédents, nous pouvons désormais affirmer que Les Blaireaux maîtrisent à la perfection leur style, mélange réjouissant de textes malins et drôles et d’accompagnements entraînants.
Le premier titre annonce fièrement la couleur et revient sur la sympathie qu’éprouve le groupe pour l’animal qui leur fait office de blason :


« Si notre sort est enviable et qu’il est bon d’être Blaireaux,
Nous le devons à la fable du Baron de Calvino.
C’était un noble un peu anar qui, un beau jour, dit à son roi :
« J’en ai marre, moi, j’me barre pour devenir un homme des bois ! »


Humeur vagabonde et conscience « un peu anar », le groupe cultive une irrévérence nonchalante d’autant plus jouissive qu’elle ne sombre jamais dans la chanson « engagée » qui n’engage à plus rien depuis fort longtemps. Cela ne les empêche d’ailleurs pas de donner quelques coups de griffes bien senties au délire de transparence totale qui agite nos sociétés (l’œil) ou au sensationnalisme de l’information (Balance l’info !).
L’humour très noir (l’anthropophagie, comme dans l’album studio précédent –le sens du poil- refait surface ici), qui ne recule pas devant la trivialité (l’hilarante Chanson du branleur) et un don certain pour le récit (certaines chansons deviennent immédiatement de petits films) font de ce disque une parfaite réussite.
Les textes sont toujours malins et le groupe parvient à croquer des tranches de vie assez savoureuses. Mon petit faible va au titre Autour du berceau, variation assez classique autour des premières naissances dans nos entourages (Cf. Le bébé d’Aldebert). Sur un petit air de berceuse guillerette, nos facétieux mammifères plantigrades balancent une flopée d’horreurs qui nous consolent de millénaires de poésie pédophile :


« Devant moi gigote dans une couche-culotte un bout de chair informe
Avec pas d’cheveux, plein de veines toutes bleues et des yeux énormes
Autour du berceau, Papa, Maman gâteau, câlinent le mioche me demandent mon avis :
« Euh…ça ressemble à E.T en un peu moins moche » (voir ici)

Mais là où le groupe excelle, c’est dans l’art du portrait et de croquer des personnages ordinaires que l’on a d’emblée l’impression de voir en chair et en os. Le ton peut être, une fois de plus, humoristique comme dans ce très joli tableau d’un vieux gardien de musée amoureux de sa Vénus de Botticelli (le gardien de musée) ou d’une tendresse qui n’a rien d’affectée (Laureline, petite jeune fille déprimée rêvant du désert).
Les groupes « festifs » ont toujours une fâcheuse tendance à nous asséner des chansons « sérieuses » tendant à montrer que sous leurs dehors de clowns, ils cachent un cœur gros comme ça. Rien de cela chez les Blaireaux qui ne forcent jamais la note pour passer de la gauloiserie la plus assumée à une gravité jamais pontifiante.
Comme ce sont des bêtes de scène (si j’ose dire), la qualité de leur dernier album nous fait attendre avec impatience un passage dans notre région…

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