La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

samedi, novembre 09, 2019

Idées fixes


Je (2019) d’Anne Teyssèdre (Thierry Sajat, 2019)
 



Nous avions découvert Anne Teyssèdre écrivain avec le très beau Chers absents, deux courts récits liés par le thème de la disparition et du deuil où elle parvenait à faire entendre une petite musique mélancolique, entêtante et très belle. Elle revient aujourd’hui à l’écriture avec un recueil de nouvelles intitulé sobrement Je. « Nouvelle » n’est d’ailleurs pas le terme le plus adéquat puisque se mêlent ici de courts textes ironiques et incisifs (ne parlez pas à Anne Teyssèdre d’art conceptuel !), des poèmes joliment troussés (« J’veux les plaisirs élevés de la contemplation,
Et les plaisirs dépravés de la consommation. ») et deux récits plus importants que l’on peut qualifier de « nouvelles ».
S’il fallait trouver un fil directeur à cet ensemble qui peut paraître, à première vue, hétéroclite, on pourrait dire que tous ces textes sont systématiquement portés par une idée fixe, obsessionnelle. Anne Teyssèdre s’amuse ensuite à suivre ces idées jusqu’à l’absurde, jusqu’à ce moment où, par exemple, il faudra tirer sur l’homme dont on espère en vain un regard pour attirer son attention.
Le recueil s’ouvre d’ailleurs par une Crise de cerveau et une idée qui empoisonne la conscience de la narratrice, qui la fait divaguer… Illustrant le fameux mot de Rimbaud (« Je est un autre »), Anne Teyssèdre nous fait épouser un flux de conscience qui, tout à coup, semble s’échapper et se perdre pour suivre les méandres de l’idée fixe. La Cheminée, la plus longue nouvelle du recueil, est exemplaire à ce titre. Après avoir entendu dans un diner quelqu’un dire : « Une cheminée, c’est indispensable ! Tout le monde devrait avoir une cheminée », la narratrice n’aura plus qu’une obsession : faire installer ladite cheminée chez elle. Nous n’en dirons pas trop pour ne pas gâcher le plaisir de lecture mais avec un humour mâtiné de déraison (ou l’inverse !), Anne Teyssèdre signe un petit conte kafkaïen (toutes proportions gardées) où l’absurde se marie volontiers avec une certaine angoisse existentielle.
La nouvelle la plus émouvante de cet ensemble est certainement L’Été de mes quarante ans et on la devine très personnelle (lorsque la petite fille lui demande comment elle s’appelle, la narratrice répond « les enfants m’appellent « Tatanne », dis-je en pensant aux enfants de ma famille, neveux et petits cousins. », soit un mot-valise pour « Tata Anne » ou « Tante Anne »). Ce récit très simple narre la rencontre, au cours de vacances d’été, entre une jeune femme et une petite fille solitaire et singulière. Là encore, cette enfant devient une sorte d’« obsession » pour l’adulte, à tel point que son mari lui conseille de ne pas trop s’attacher. Par petites touches, Anne Teyssèdre parvient à décrire finement les liens qui se tissent secrètement entre cette femme et cette petite fille. Bien entendu, le titre souligne qu’il s’agit sans doute de la projection de l’enfant qu’elle n’aura pas (« Je savais qu’il me faudrait du temps pour accepter que l’enfant que j’aimais n’était qu’une petite fille de passage dans ma vie ») mais en extrapolant un peu, on peut aussi y voir la propre image de Tatanne ou ce qu’elle fut : une petite fille à part, pas comme les autres, un peu solitaire mais avec toujours au cœur la nostalgie du monde magique de l’enfance.
La beauté de Je réside peut-être dans ce subtil écart entre des personnages coincés entre l’âge adulte et un certain imaginaire enfantin, entre la raison et ces moments où elle « déborde » pour suivre une idée fixe, entre la pesanteur du Réel et la possibilité de l’exorciser par l’écriture…

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dimanche, novembre 03, 2019

Les mots de l'amour


Petit lexique savant et impertinent des mots du sexe (2019) de Dolmancé (Editions d’Orbestier, 2019) 


De sources sûres (puisque ce sont les miennes), se cacherait derrière ce pseudonyme sadien un auteur qui fit autrefois les beaux jours des éditions de la Brigandine qui me sont si chères. Et si certains persistent à avoir des doutes, des indices sérieux nous mettent vite la puce à l’oreille. Primo, les images illustrant ce petit ouvrage licencieux proviennent du coffret Nues 1925 paru aux éditions Deleatur en 1982. Secundo, à l’entrée « Aphrodisiaque » du lexique, on apprend que le viagra, avec ses propriétés vasodilatatrices, serait également efficace contre le mal des montagnes. Après avoir entendu l’un de ses amis lui confier « C’est super, au-dessus de quatre mille mètres, tu n’as plus mal au crâne, mais tu arrives au sommet avec une érection d’enfer », Dolmancé nous donne un conseil qu’il avait déjà illustré dans l’un de ses romans brigandinesques « Alpinistes, joignez l’utile à l’agréable : forniquez sur le Mont Blanc ! » Si vous n’avez pas encore deviné, je vous renvoie à cette indispensable somme (toute modestie honteusement mise de côté !) encore disponible aux éditions Artus.
D’ « Aahhh ! » et « Abricot fendu » à « Zob » et « Zoophilie », l’auteur nous propose de musarder autour des choses du sexe le temps d’un lexique polisson où les entrées anatomiques (si j’ose dire) voisines avec les entrées culturelles (on retrouvera bien évidemment les grands noms de la littérature érotique, qu’il s’agisse de Sade, Louÿs ou Apollinaire mais également Nerciat, Bernard Noël, Léo Barthe ou le mystérieux Noirceuil (qui n’est autre que Dolmancé. Vous suivez ?)) et les termes charmants tombés en désuétude (« gamahucher », « feuille de rose », « pédication »…)
Soyons honnête, les notices sont très courtes et ce n’est pas l’aspect « scientifique » de l’ouvrage qui séduira le lecteur (même s’il reste de bon ton de savoir distinguer, le temps d’un diner mondain, la « fellation » de « l’irrumation »). En revanche, si Dolmancé nous réjouit constamment, c’est par la délicieuse impertinence dont il fait constamment usage.
Dès la première page, l’entrée « Addiction » annonce la couleur et nous met en joie :
« Le sexe est addictif, le mot est à la mode. Si vous rêvez toute la journée de petites bites éjaculantes (mesdames) ou de cramouilles version fontaine de Trévi (messieurs), courez vite chez un spécialiste qui vous remettra dans le droit chemin : du lundi au vendredi, travail ; le samedi, les courses à l’hyper ; le dimanche, messe ou PMU »
Tout le livre est placé sous le signe d’une ironie libertaire qui fit la singularité de La Brigandine. Dolmancé, à l’instar du héros de La Philosophie dans le boudoir, professe un sain dégoût pour tout ce qui touche de près ou de loin à la religion. Un exemple entre cent à l’entrée « Religion et sexualité » :
« La palme revient, évidemment, aux religions du « Livre », funeste engeance qui a peuplé la Terre de frustrés obsédés par leur bite et de petite souris peureuses craignant ladite comme la gale : les tenants du judaïsme, du christianisme et de l’islam, s’ils éprouvent une joie sans limite à s’étriper pour savoir qui a la Vérité vraie du dieu unique-qui-n’est-pas-celui-du-voisin, s’accordent au moins sur ce point : plaisir out ! et la femme à la cuisine et au lit pour pondre des mioches. »
L’auteur ne se prive pas non plus d’égratigner toute forme de pouvoir « Sans remonter aussi loin, nos chers présidents républicains affichent souvent des mœurs de satrapes orientaux, attirant à eux d’intrigantes créatures qui se trouvent nanties d’un maroquin en moins de temps qu’il n’en faut à un énarque intègre (oxymore ?) pour accéder au poste de chef de bureau. D’aucun, sans doute peu accaparé par la charge du pouvoir, allait livrer des croissants en scooter à sa belle. Et, souvenez-vous, ce grand argentier du FMI fuyant en catastrophe un hôtel de luxe new-yorkais pour avoir bousculé une chambrière – lui qui se croyait irrésistible dégringola de son piédestal en quelques heures. »
On pourrait quasiment tout citer, des petites remarques sarcastiques du style « Le mouvement LGBT organise notamment les célèbres marches de la fierté, qui sont à la sexualité ce que les cortèges syndicaux étaient à la lutte de classe, le côté festif en plus. » ou d’autres qui derrière leur lucidité amusée pourraient presque paraître plus amères, notamment lorsque l’auteur évoque « l’indécence » : « Il est généralement question de l’indécence des tenues vestimentaires féminines. Il ne viendrait à l’esprit de personne de trouver indécent un quinqua mal rasé au ventre mou se promenant en short et en marcel dans une rue fréquentée. »
On aura compris que ce petit lexique parvient à joindre l’utile à l’agréable puisqu’on s’y cultive en s’amusant et que l’esprit qui l’anime est d’une irrévérence précieuse et réjouissante.  

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