La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mardi, mars 27, 2007

D comme Dagerman

Stig Dagerman. Le serpent (Gallimard. L’imaginaire).

Moi qui m’étais promis d’utiliser la forme de l’abécédaire pour me forcer à piocher dans la littérature contemporaine ; me voilà en train de vous parler d’un auteur suédois mort il y a plus de 50 ans ! Stig Dagerman fait partie de ces étoiles filantes (Rimbaud, Lautréamont…) qui illuminent le ciel de la littérature mondiale et dont la disparition brutale laisse néanmoins des marques indélébiles dans l’Histoire. Né en 1923, Stig Dagerman connut un succès immédiat dès la parution de son premier roman (dont il va être question tout de suite), écrivit d’autres romans, des pièces de théâtre, des nouvelles à un rythme effréné avant de se suicider à un peu plus de trente ans, en 1954.
On hésite à parler de « roman » à propos du Serpent dans la mesure où ce livre se compose de deux récits distincts dont les seuls points communs sont de se dérouler dans l’univers des casernes et de se souder autour de l’idée de peur.
Dans un premier temps, un soldat brutal et vulgaire (pléonasme), Bill, capture un serpent et s’en sert pour semer la terreur dans son entourage : humilier un de ces chefs, contraindre Irène sa petite amie à l’accompagner à une fête…
Ce qui frappe dans ce récit, c’est la construction très « cinématographique » de l’intrigue. Dagerman procède par ellipse, par de constants changements de points de vue et par de légers retours en arrière. D’une certaine manière, il pense en terme de cadre et de montage comme dans cette très belle scène au café où Bill parle avec Irène en surveillant la serveuse grâce au miroir qu’il a en face de lui. Ce reflet permet un découpage quasi-filmique de la séquence et l’auteur procède soudain à un léger « décadrage »pour nous faire épouser le point de vue d’Irène quelques secondes avant ce croisement de regards et le cheminement de sa pensée lorsqu’elle se rend compte qu’il ne la regarde pas.
Cette multiplication des points de vue permet de donner une certaine densité aux personnages et de faire sourdre une angoisse qui devient de plus en plus prégnante (et dont le serpent est un double symbole : symbole de la peur et symbole sexuelle puisque Irène hésite à s’offrir à Bill).
Cette angoisse, on la retrouve dans le deuxième récit, plus long, qui forme le roman. Elle est d’abord diffuse et tourmente une bande de soldats restés seuls dans une caserne pendant que la troupe est aux manœuvres. Pour échapper à cette peur, causée par un serpent qui s’est échappé dans ladite caserne, ces hommes se racontent des histoires que l’écrivain va nous détailler. Une fois de plus, Dagerman procède par juxtaposition de points de vue mais rompt avec le réalisme campagnard de la première partie pour aborder des territoires plus fantasmatiques, plus expressionnistes (à l’instar de son compatriote Strindberg).
Son style, très imagé, se laisse cette fois déborder par ces images et l’entraîne dans les visions torturées de ses personnages. Un seul sentiment les anime : la peur. N’oublions pas que le serpent a été publié en 1945 et que plane encore dans le ciel littéraire les cendres de la guerre. L’angoisse que vivent ces soldats n’est pratiquement pas rationnelle : c’est une peur diffuse, une menace dont l’ombre ne les quitte pas.
Proche des milieux anarchistes, Dagerman livre ici une dénonciation acerbe des horreurs des boucheries humaines et l’absurdité des rites militaires. Attention ! Ce n’est pas un pamphlet mais une véritable œuvre romanesque qui navigue sur les eaux de la métaphore. C’est juste au détour de quelques paragraphes que l’auteur livre sa vision du monde et crache sur l’armée et l’état (cet « anneau de fer » qui enserre l’individu) : « je veux la justice sociale, c’est-à-dire un système où l’on a cessé de faire commerce d’esclaves, où il soit considéré comme contraire à la nature que les gens aient besoin de se sentir reconnaissants de leur droit de vivre envers un employeur, une banque ou une loterie, un système où le droit de vivre serait indiscutable et où l’on pourrait fournir des terrains de tir et des fusils à bouchons à tous ces fanatiques de la guerre qui forment les racines de la réaction. »
Par contre, il refuse l’idée de l’écrivain érigeant un modèle d’harmonie. Au contraire, celui-ci doit faire connaître aux autres cette fameuse peur, éviter « l’anti-intellectualisme » et déciller les regards de ses contemporains quitte à leur ôter toute illusion.
C’est cette exigence et cette noire lucidité qui fait le prix de ce livre angoissé…

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samedi, mars 24, 2007

C comme Céline

Guignol’s band 1 et 2 de Louis-Ferdinand Céline (Gallimard. Folio)

Si cet abécédaire a connu un arrêt momentané, ce n’est pas pour un abandon improbable de mes lectures mais parce que j’ai triché : j’ai lu un livre que vous découvrirez quand nous arriverons à la lettre M (la note est déjà prête !). Or ledit livre faisait déjà plus de 700 pages et voilà que pour aborder la lettre C, je me confronte à l’œuvre immense de Céline et à son Guignol’s band qui fait, lui aussi, plus de 700 pages (et 700 pages de Céline, ce n’est pas 700 pages d’Anna Gavalda !). A vrai dire, je me trouvais dans un premier temps bien embêté : que dire de l’auteur du Voyage au bout de la nuit ? Qu’ajouter au flot des commentaires que son nom a suscité (bien souvent pour de mauvaises raisons) ? Alors j’ai jeté un œil à un Dictionnaire des œuvres pour y découvrir des notules indigentes, consacrées à 90% au résumé de l’action : ça m’a décomplexé même s’il paraît évident que je ne vais pas me livrer ici à une exégèse savante du roman mais plutôt jeter sur papier virtuel quelques impressions qu’il m’en est resté.

Guignol’s band se déroule pendant la première guerre mondiale, à Londres où Ferdinand s’est réfugié après avoir été réformé suite à sa blessure de guerre (je vous renvoie au Voyage). Après un prologue contemporain où l’auteur tente d’échapper aux bombardements allemands (cette fois, c’est la deuxième guerre mondiale), nous voilà donc dans les quartiers populaires de la capitale anglaise en 1916 où Céline décrit à merveille la vie des dockers et d’une petite faune à laquelle il s’est mêlé. Rien de plus vivant que cette plongée dans le monde des pubs où s’agitent des pianistes belliqueux, un petit peuple de souteneurs et de prostituées aux grandes gueules et de flics plus ou moins conciliants. De cette galerie de personnages se détache la figure de Cascade, proxénète qui règne sur le milieu et qui voit avec effroi tous les hommes atteints par la fièvre du patriotisme retourner en France et lui confier leurs femmes. On croisera également un préteur sur gages avec qui Ferdinand et Boro le pianiste auront maille…
Tout le monde connaît désormais la fameuse écriture de Céline où se mêlent avec un bonheur jamais démenti l’argot, les expressions les plus triviales (mais attention : « chie pas juste qui veut »), l’incroyable musicalité d’une phrase désossée, fracassée par les trois petits points et les formes exclamatives. Rien de plus vivant que cette prose dont la verdeur et l’expressivité traduisent à merveille le mouvement chaotique de la vie.
Si Céline reste l’un des plus grands écrivains du 20ème siècle, c’est sans doute parce qu’il fut toute sa vie une véritable « éponge », absorbant toutes les dimensions de l’existence humaine (même les pires rebus) pour les rendre dans un langage totalement neuf mais néanmoins « classique » (en ce sens que Céline n’est pas San Antonio : son œuvre n’est pas seulement « argotique » et témoigne également d’une incroyable maîtrise de la langue française).
Guignol’s band rend parfaitement justice à ce style haut en couleur, imagé. Les portraits que l’auteur dresse de ses personnages sont saisissants et jamais sa verve rabelaisienne ne se tarit. Son écriture est un courant furieux qui charrie un nombre sidérant d’émotions et un regard à la fois extrêmement violent sur la condition humaine mais plein de compassion (« les pires arnaquiers de la misère ils jouissent du prestige…adulés souvent, cocotés, que les gentils on les massacre !... Faire crever le pauvre que ça chie pas…bien abuser des pires détresses, qu’ils dégueulent le sang, c’est le fin du fin du sortilège, la vraie magie, le beau de beau ! »)

Dans la deuxième partie du roman (intitulée d’abord Le pont de Londres), Ferdinand et un vieil homme excentrique déguisé en chinois tente absolument de quitter l’Angleterre pour échapper aux « bourres » et à une condamnation pour meurtre (le fameux prêteur sur gages, tué par accident suite à une beuverie ayant mal tournée). Il rencontre un étrange colonel qui leur propose, moyennant rémunération, de tester des masques à gaz. Cet homme a une fille de 14 ans, Virginie, dont Ferdinand tombe éperdument amoureux. Le principe du livre reste le même : vaste fresque d’évènements minimes (des bagarres épiques, des confrontations rageuses, les transes du « chinois » qui veut rentrer en contact avec des dieux tibétains…), écriture survoltée et panorama vibrant de tout un petit peuple. Cette deuxième partie, parfois un peu étouffante par la densité de l’écriture de Céline (on a parfois du mal à savoir où l’on se trouve), laisse également place à une forme de fantastique. Blessé à la tête, terrassé par la fatigue et l’alcool, Ferdinand se trouve alors en proie à des visions oniriques où les cadavres reviennent à la vie et l’entraînent dans de folles orgies. De nombreux fantômes reviennent le hanter à mesure que le roman progresse, comme si son écriture était un moyen de les convoquer à nouveau. D’une certaine manière, il faudrait parler de « réalisme halluciné » pour ce roman.
La forme est toujours aussi violente et on navigue entre un burlesque savoureux et le tragique le plus noir. Le pessimisme foncier de Céline est néanmoins compensé par les trouées de lumière qu’apporte le personnage de Virginie, la belle innocente au milieu du chaos et du cloaque humain. Elle est la lueur d’espoir qui donne toute l’énergie au narrateur, son unique souci.

Il y aurait tant de choses à dire sur l’œuvre de Céline que j’ai du mal à conclure. Cette humble note n’est sans doute pas la forme idéale pour développer une véritable « critique » de Guignol’s band : considérez-la comme une petite invitation à vous immerger dans ce vaste océan qu’est la prose de Louis-Ferdinand Céline…

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dimanche, mars 04, 2007

B comme Baudrillard

Le miroir de la production de Jean Baudrillard

Aléas de l’abécédaire : alors que j’avais prévu depuis un petit moment de vous parler d’André Breton pour la lettre B, voilà que quelqu’un m’a chipé au dernier moment les pas perdus. Contraint de trouver en catastrophe un autre auteur, je me suis rabattu du côté des sciences humaines pour dégotter ce petit essai de Jean Baudrillard.
Bien m’en a pris puisqu’il est totalement roboratif. A l’heure des penseurs couchés et de la pensée servile, la parole de Baudrillard reste précieuse et représente parfaitement, selon moi, cette «troisième voie » qu’il s’agit d’explorer entre les rebuts fossilisés des théories marxistes et ses avatars staliniens et le ralliement massif des laquais aux merveilles du capitalisme et de la social-démocratie molle.

Tel qu’il se présente, Le miroir de la production démonte avec une rare acuité certaines impasses de la théorie marxiste, principalement tous les concepts découlant de cette fameuse théorie de la production. Baudrillard reprend les principaux éléments de la théorie marxiste (le travail, la Nature, le matérialisme historique…) et les analyse à rebrousse-poil, montrant qu’une des grosses faiblesses du marxisme est de n’avoir critiqué que les contenus de la production (apologie d’une valeur d’usage mythique contre la valeur d’échange) sans en avoir critiqué la forme. « Faute de concevoir un autre monde de richesse sociale que celui fondé sur le travail et la production, le marxisme ne fournit plus, à long terme, d’alternative réelle au capitalisme ».
Je n’entre pas dans les détails (on ne résume pas une pensée complexe en quelques lignes) mais les observations de Baudrillard sont extrêmement stimulantes, démontrant avec vigueur qu’en élaborant un ensemble de concept dans le cadre même de l’économie politique, le marxisme ne fait que consolider ladite économie. (« Marx fait une critique radicale de l’économie politique, mais il le fait encore dans la forme de l’économie politique »)

Il montre, par exemple, comment la théorie de Marx ne s’adapte pas aux sociétés primitives et à quelle distorsion elle n’hésite pas à se livrer pour faire plier le Réel sous le joug de l’idéologie. « Dès qu’ils [les concepts critiques] se constituent dans l’universel, ils cessent d’être analytiques, c’est la religion du sens qui commence. Ils deviennent canoniques, et ils entrent dans le mode de reproduction théorique du système » La grande force du livre, c’est de montrer justement comment une théorie devient idéologie et se fige dans un discours métaphysique (l’universalisation de la notion de travail et de production, mouvement générique de l’homme à ses débuts tendant à transcender ces notions dans un futur idéal).

A ce caractère générique de la production, Baudrillard oppose « l’échange symbolique » et évoque l’existence de rapport sociaux non fondés sur la survie, la satisfaction des besoins, la nécessité de domestiquer la nature. Il évoque aussi le caractère «actuel » de la Révolution loin des dogmes de la lutte des classes et du dépérissement de l’Etat : « Ce que la poésie et la révolte utopique ont en commun, c’est cette actualité radicale, cette dénégation des finalités, c’est cette actualisation du désir, non plus exorcisé dans une libération future, mais exigé ici, tout de suite, dans sa pulsion de mort aussi, dans la radicale comptabilité de la vie et de la mort. Telle est la jouissance, telle est la révolution. Elle n’a rien à voir avec l’échéancier politique de la Révolution . »
Ce caractère immédiat de la révolution, il les voit dans les révoltes qui surgissent à l’époque de la parution du livre (1975) et qui n’ont rien à voir avec des mouvements «de classes » : mouvements de la jeunesse, des homosexuels, des femmes… Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont l’économie marchande a récupéré ces entreprises de subversion et c’est sur ce seul point que le livre a peut-être un peu vieilli (disons qu’il est alors totalement de son temps).
Le reste est passionnant.

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samedi, mars 03, 2007

A comme Angot

Pourquoi le Brésil ? de Christine Angot

Ma panne d’ordinateur me contraint d’abandonner toutes les notes que j’avais sur le feu pour me consacrer à une vaste entreprise de découvertes littéraires sous la forme d’un abécédaire. Il ne s’agit pas, comme l’autodidacte de La nausée de Sartre, d’absorber toute l’histoire de la littérature par ordre alphabétique ; mais de mêler un certain nombre de contraintes aléatoires à mon envie de tout découvrir en matière de livres. Je me laisse encore une entière liberté de choix pour les titres sélectionnés mais la contrainte du classement alphabétique et du prix (je n’achète que des livres déstockés) me permettra, je l’espère, de m’ouvrir à des auteurs dont je ne cesse de repousser la découverte (notamment les auteurs contemporains).
On commence donc avec Christine Angot, la spécialiste française de « l’autofiction », comprenez du déballage intime. Après avoir raconté comment elle avait couché avec son père (l’inceste), elle narre ici l’histoire d’amour compliquée qu’elle a vécue avec un journaliste de Livres-hebdo. Rien ne nous sera épargné de ses états d’âme, de son épuisement physique et de ses recherches immobilières…

Pourquoi le Brésil ? me semble représenter parfaitement l’impasse esthétique que représente cette pseudo-autofiction très à la mode aujourd’hui. Avec ce type d’œuvre, Christine Angot fait, en quelque sorte, un chantage au Réel en décrétant que tout ce qui lui arrive mérite d’être raconté et que cela produira forcément de la littérature. L’idée que ses soirées parisiennes, ses atermoiements amoureux ou une fête chez Beigbeder puissent être totalement inintéressants pour toute personne autre qu’elle-même ne semble pas l’effleurer.
Je ne fais pas ici le procès de l’écriture du Moi et, au contraire, je suis assez friand des journaux intimes ou des œuvres des mémorialistes consignant les mœurs de leurs époques (sans remonter à Léon Daudet, citons l’excellent journal de Marc-Edouard Nabe, à qui la gorgone Angot s’en était pris dans une émission de télé, avec l’assentiment des minables ténors de la Pensée Bienséante du style Philippe Val). Sauf que pour ces œuvres aient un quelconque intérêt, il faut qu’elles soient portées par un projet esthétique, une ampleur dans l’écriture et un véritable style. Or le livre d’Angot est d’une rare pauvreté d’écriture et son récit ne dépasse jamais l’auto-complaisance geignarde. Rien ne se dessine derrière ces sempiternels gémissements, ces pages plaintives sans envergure.
Je sais que ça n’a strictement rien à voir mais lorsqu’on sort, comme moi, de la lecture du merveilleux roman de Raymond Roussel Locus Solus, où chaque phrase ouvre sur une multitudes d’univers toujours plus riches ; on trouve vraiment insipide cette prose pleurnicharde qui ne débouche sur absolument rien. Même la satire du milieu parisien (le livre ne recule jamais devant le « name-dropping ») que nous étions en droit d’attendre de la part d’une petite provinciale projetée dans la jungle féroce de la capitale n’aura pas lieu.

S’il y a une chose que je ne conteste pas (et qui d’ailleurs me met un peu mal à l’aise lorsque je me rends compte de ma sévérité), c’est la sincérité de l’écrivain. Elle n’a pas eu une vie facile et l’écriture apparaît ici comme une véritable thérapie. Qu’Angot ait besoin de l’écriture pour supporter la vie est une évidence et elle a donc parfaitement raison de continuer. Je me demande seulement si son œuvre ne relève pas plus de l’analyse (au sens psychanalytique du terme) que de la littérature et si cet océan de platitudes peut vraiment intéresser quelqu’un d’autre que sa propre personne…

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