La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

dimanche, septembre 04, 2016

Lectures d'août



41- De la misogynie considérée comme un des beaux-arts (1990) d’Alain Paucard (Acropole, 1990)


Alain Paucard est un provocateur. Il y a toujours chez lui un plaisir aristocratique de déplaire à ses contemporains. Avec un titre pareil, on imagine les amies que l’auteur a pu se faire chez les féministes et l’on n’ose imaginer ce qu’il en serait aujourd’hui, tant les positions se sont durcies. Mais à lire cet essai rigolard et un brin dandy, on réalise qu’il ne s’agit pas vraiment d’un pamphlet antiféministe. On peut même regretter que Paucard ne cherche pas à démonter, à l’instar de la grande Annie Le Brun,  non pas le féminisme mais la manière dont certaines se sont emparées de légitimes revendications pour les figer dans une idéologie bornée. Paucard préfère fantasmer sur le bon vieux temps où les femmes portaient de la lingerie fine chic et des talons aiguilles. Son livre est davantage un tribut offert à une certaine image de la « femme éternelle ». C’est d’ailleurs là que se situe, à mon sens, la plus grande faiblesse de l’essai : ce constant recours à la « nature » et à des réflexions qui se réduisent souvent à « c’est comme ça » (même si notre époque a tendance à totalement oublier la part « naturelle » de l’Homme, il est aussi vrai que l’Histoire de l’humanité s’est également construite contre l’idée d’un « ordre naturel »).
Mais cette faiblesse « théorique » n’empêche pas le livre d’être plaisant et plutôt drôle (à une ou deux phrases inacceptables près). Paucard développe même une idée que je trouve très pertinente, à savoir la distinction entre le « misogyne » (qu’il défend) et le « macho » (qu’il abhorre). Il est vrai qu’il est assez étonnant de constater que ceux qui ont le plus aimé les femmes et les ont le plus célébrées se retrouvent souvent taxés de misogynie (Guitry, Gainsbourg, Baudelaire…). Sans doute parce que le misogyne est avant tout un misanthrope qui croit volontiers à la supériorité des femmes mais qui réalise qu’elles sont, en fait, des hommes (au sens « humain ») comme les autres. Le macho, quand à lui, méprise la « Femme » qu’il considère comme un simple objet mais il respecte tout ce que déteste Paucard : la Mère, l’Épouse, la Sœur,  la matrone qui tient son mari à la baguette (il cite l’exemple des mafieux et de leur « respect » pour les mères). 
Paradoxalement, De la misogynie considérée comme un des beaux-arts est un véritable hommage au « beau sexe », pour peu que l’on sache lire entre les lignes et passer outre le caractère provocateur de certaines affirmations…
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42- Bons baisers de Mesménie (2016) de Fabienne Betting (Autrement, 2016)


L’une des choses les plus difficiles en littérature est de parvenir à faire rire. Lorsque je réfléchis aux noms des quelques écrivains contemporains qui me font rire, je me dis qu’ils ont soit un sens incroyable de la digression et des situations absurdes (Jaenada), un regard sarcastique très affirmé sur le monde tel qu’il est (Lalumière) ou une virulence confinant au pamphlet pour mettre à nu les travers de l’époque (Maulin). Mais surtout, ils possèdent tous un véritable style, condition sine qua non du rire en littérature (que l’on songe aussi à Noguez, Paucard ou Monnier). Et c’est sans doute le principal défaut de Bons baisers de Mesménie : ce roman farfelu est plutôt sympathique et se lit sans ennui mais il souffre d’une écriture assez commune et sans grand souffle.
Fabienne Betting nous retrace l’histoire d’un jeune homme cherchant un emploi plus gratifiant que celui qu’il occupe dans une célèbre chaîne de fast-food. Il répond un jour à une curieuse annonce pour traduire un livre du Mesmène, la langue d’une obscure république balte dont tout le monde ignore l’existence. Très vite, ce roman mal fagoté devient un grand succès de librairie et Thomas doit faire face aux feux des projecteurs tout en se sentant menacé. Et si ceux qui lui avaient commandé cette traduction faisaient partie de la mafia mesmène ?
Bons baisers de Mesménie est assez réussi lorsque l’auteur évoque les aléas du métier de traducteur et la manière dont Thomas accommode à sa sauce un manuscrit dont il ne comprend pas toutes les subtilités. Mais la fadeur du style dessert un peu un récit qui devient franchement longuet (pas loin de 400 pages).
D’autre part, il manque surtout le piment nécessaire à tout livre drôle : la méchanceté. Si l’on sourit parfois, le roman est beaucoup trop émollient pour que le rire produise les effets dévastateurs que l’on attend de lui. A part un petit chef chez MacDo gentiment raillé, la dimension sarcastique du récit est inexistante et l’on se situe davantage dans la lignée gentillette des Gavalda, Barbery ou Delacourt avec une réconciliation finale assez attendue.
On l’aura compris, Bons baisers de Mesménie n’est pas un grand roman mais toutes ces réserves ne l’empêchent pas d’être plutôt agréable à lire. C’est léger et plutôt enlevé : vite lu, vite oublié.  

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43- Portrait convulsif (1981) de Jean Streff (Editions Dominique Leroy, Le Septième rayon, 1981) 


Ce roman débute à la manière d’un livre de Sagan : trois jeunes gens oisifs partent en villégiature à la campagne où les attendent de nombreux plaisirs. Mais très vite, les choses dévient et la propriétaire de la maison, Ophélie, devient l’esclave consentante du couple Romain/Juliette.
Il y a sans doute beaucoup de Jean Streff, auteur du Masochisme au cinéma, dans ce personnage de Romain, écrivain torturé par des visions de son enfance et par l’abime de ses désirs. Il y a aussi du Georges Bataille dans  ce livre où les personnages naviguent entre l’extase et l’effroi. Avec une crudité parfois éprouvante, Streff met en scène des rituels sadomasochistes qu’il décrit par le menu. Son Portrait convulsif est construit en deux parties qui se répondent en miroir formant les deux faces d’une même mise en scène. Car ce qui caractérise les relations entre les personnages, entre douleur et plaisir sadique, c’est une volonté de toujours les ritualiser, de les distancier dans un jeu de rôle transgressif et vertigineux. Le résultat est un roman âpre, brûlant mais qui ausculte avec beaucoup de talent les affres du désir et du plaisir.
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44- L’Epiée nue (1982) de Jérôme Fandor (Éditions de la Brigandine, 1982)


Dernier des 14 romans que Jean-Pierre Bouyxou écrivit pour les collections Bébé Noir et Brigandine, L’épiée nue est sans doute –même si le terme paraîtra sans doute très pompeux- le plus réflexif de l’auteur. En effet, il met ici en scène un psychopathe de la pire espèce dont le principal plaisir consiste, du haut de sa tour, à reluquer toutes ses jolies voisines puis à les assassiner. D’une certaine manière, Bouyxou livre sa propre version du Voyeur de Powell. Et si le roman propose une certaine réflexion sur la littérature pornographique et son lecteur, c’est que celui-ci est ici obligé de s’identifier à un odieux phallocrate qui ne jouit que lorsqu’il réduit les femmes à de simples objets.  Le paradoxe du genre est là : s’adresser aux instincts les plus sexuels du lecteur masculin tout en le « dédouanant » en réduisant la femme à une tentatrice, à une « salope », à une « trainée »… Je ne révélerai pas le fin mot de l’histoire mais le tueur agit au nom d’une certaine idée de « purification » et punit les filles parce qu’elles ont péché. Le livre est très fort dans la mesure où il met le lecteur face à ses contradictions : jouir sans retour, sans tenir compte d’un éventuel plaisir féminin. Du coup, Bouyxou prend un malin plaisir à accentuer le malaise en liant systématiquement sexe et violence (physique et verbale) et en dérivant vers l’horreur gore la plus pure. Il confie d’ailleurs volontiers que son grand truc était d’écrire du « cul débandant », pour empêcher justement son lecteur d’adhérer à cette logique de réification et de mépris des personnages féminins. A ce titre, L’Epiée nue est sans doute l’un de ses romans les plus sombres et les plus pessimistes, une critique cinglante envers une pornographie incapable de réinventer des rapports amoureux plus ludiques et jouissifs, respectueux  aussi bien des désirs de la femme que de ceux de ces messieurs.    
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    
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45- Billy Budd, marin (1924) d’Hermann Melville (Gallimard, L’Imaginaire, 2011)


Roman posthume de l’auteur de Moby Dick. Un jeune marin, beau comme une statue grecque, est un jour accusé à tort par un commandant de vouloir fomenter une mutinerie. Pour se défendre, il frappe son supérieur qui meurt sur le coup…
La trame de ce court récit est mince mais Melville lui donne des allures de fable biblique en montrant l’Innocence bafouée et sacrifiée à la raison militaire. Billy, c’est un peu Isaac sacrifié par son père Abraham sauf que jamais la main de Dieu n’intervient pour interrompre ce geste injuste. Si la réaction violente du jeune homme aimé de tous paraît, comme celui d’Antigone, un acte de justice ; il devra néanmoins être réprimé pour satisfaire la raison d’Etat. C’est cette dimension métaphorique voir mythique qui fait l’intérêt de ce roman pour un lecteur peu enclin aux récits virils de matelots en goguette. Il est d’ailleurs assez flagrant que le livre de Melville est entièrement teinté par une dimension homosexuelle évidente. Billy Budd, par sa beauté et sa joie de vivre, charme tout l’équipage y compris ses supérieurs qui en conçoivent une certaine jalousie. Et comme le montrera parfaitement Oshima dans Furyo, lorsqu’un désir violent est rigoureusement impossible à assouvir (en raison des conventions, des règles du jeu social), il ne peut être réprimé que dans la violence la plus extrême.
Pour être tout à fait honnête, ce genre de littérature n’est pas ma tasse de thé mais ça reste un classique intéressant à découvrir.
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46- De la grève sauvage à l’autogestion généralisée (1974) de Ratgeb (10/18, 1974)


L’après 68 fut une période assez difficile pour Vaneigem : il est exclu de l’Internationale situationniste en 1970 et il n’écrira plus d’essai, sous son nom, avant Le Livre des plaisirs en 1979. Théoriquement, on le sent également tiraillé entre l’euphorie des événements de mai qu’il a annoncés avec son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations et une certaine « radicalisation » qui toucha une certaine frange de l’ultragauche suite à l’échec de cette révolution. Il écrit sur le terrorisme le temps d’une préface à la réédition de certains textes de Coeurderoy chez Champ Libre. Puis en 1974, ce petit brûlot enragé qu’il renie aujourd’hui.
Contrairement à beaucoup d’essais théoriques subversifs, De la grève sauvage à l’autogestion généralisée a le mérite d’aller au-delà de la critique et de proposer des idées et solutions pratiques applicables immédiatement. Le livre est divisé en trois parties. Dans un premier temps, Vaneigem analyse dans une perspective très marquée par la pensée situationniste « la société de survie ». Sous la forme de questions/réponses, il critique avec une rare acuité la réification de l’homme, l’esclavage salarié, la carotte des loisirs contrôlés, le temps humain confisqué par le Spectacle, la prédation instaurée en règle de vie générale, l’urbanisme déshumanisant… D’une manière très synthétique et parfois très virulente (l’éloge du sabotage), il condense les thèses de son Traité de savoir-vivre.
Dans un deuxième temps, il rédige un « ABCD de la révolution » et donne des consignes assez précises pour qu’une grève générale débouche sur cette révolution tant espérée. Là encore, Vaneigem se montre plutôt violent, appelant à recourir au sabotage dans la lignée d’un Émile Pouget mais également à la prise d’armes et à la guérilla urbaine à la Blanqui. Sans défendre le terrorisme qui se situe du côté de la mort, on sent néanmoins une tentation de la violence révolutionnaire et c’est sans doute cet aspect qui a le plus vieilli et que renie désormais Vaneigem. La troisième partie propose des cas pratiques d’organisation lorsque aura été instituée « l’autogestion généralisée ». Il s’agit sans doute de la partie la plus faible, où transparaît le principal écueil de la pensée de Vaneigem : un certain « mysticisme » du désir et de la jouissance qu’il ne définit jamais vraiment. Il y a chez lui l’idée utopique que c’est le système social qui corrompt un homme qui deviendra vertueux dans un système plus juste. C’est sans doute vrai pour une part (les sociétés prospères sont davantage pacifiées si les richesses sont équitablement réparties) mais ça reste finalement encore très théorique. L’indécrottable optimiste de Vaneigem est toujours très sympathique, surtout en ces temps de cynisme généralisé mais j’avoue que je suis de plus en plus enclin à penser que la lucidité noire, mordante et pessimiste d’un Debord ou d’un Jaime Semprun reste plus percutante aujourd’hui. Le paradoxe de ce bréviaire révolutionnaire qui se veut très « pratique », c’est qu’il se révèle au bout du compte toujours très « théorique », notamment lorsqu’il s’agit de bâtir un nouveau monde sur la « création » (qu’est-ce que ça veut dire ?), les désirs assouvis (mais est-ce que les désirs de tous peuvent s’accorder harmonieusement ?) et la libération des passions.  Un peu daté, cet essai contient quand même quelques analyses critiques très percutantes et reste une curiosité pour tous ceux qui s’intéressent au mouvement situationniste.
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47- Peaux d’anges (1985) de Frank (Fleuve Noir, Engrenage, 1985) 


Si Frank (Reichert) est davantage connu pour son travail de scénariste de BD (surtout avec Golo mais aussi Baudoin, par exemple), il fut également un écrivain populaire de grand talent, notamment pour les éditions du Bébé Noir et de la Brigandine dont il fut l’un des piliers (19 romans entre 1979 et 1982). Après la disparition de la collection, l’auteur fit publier l’un de ses manuscrits érotiques par les éditions Medias 1000 et c’est Bruno Lecigne et Alex Varoux qui accueillirent dans la collection Engrenage du Fleuve Noir ce Peaux d’anges quasiment dénué d’érotisme cette fois. Reichert nous offre ici un roman noir poisseux à l’atmosphère particulièrement soignée. Au cœur du Paris populaire des années 80 (celui des bistrots du 18èmearrondissement), il s’attache à une série de personnages marginaux gravitant autour d’Alcide, un jeune homme atteint d’un mystérieux mal qui lui ronge le cerveau et le pousse irrésistiblement à égorger de belles jeunes femmes blanches. Il y a France,  une jeune femme capable de disparaître des mois sans donner la moindre nouvelle, Artémise, la mère antillaise d’Alcide qui confie à un vieux soupirant toujours éconduit le soin de s’occuper de son fils, Max, un repris de justice chargé de surveiller le métis et de le tuer si besoin est… Le roman est solidement charpenté et l’on reconnaît assez vite la dilection de Frank Reichert pour l’argot et une langue à la fois rocailleuse et imagée. Plus que l’intrigue à proprement parler, c’est l’atmosphère et les relations entre les personnages qui séduisent le lecteur. Il y a une volonté chez l’auteur de creuser la psychologie et d’ausculter les confins de la folie meurtrière. De la même manière, les relations entre Alcide et Max sont placées sous le signe de l’ambiguïté puisque le repris de justice tombé pour un crime raciste commence à développer des liens d’amitiés avec ce grand « nègre » incapable de maîtriser ses pulsions les plus enfouies. Cette épaisseur que l’auteur parvient à conférer à ses personnages participe à la réussite du roman, le dernier écrit à ce jour par Frank Reichert. Pour la petite histoire, c’est François Guérif qui dirigeait alors la collection Engrenage international du Fleuve Noir et qui proposera à Reichert de lui traduire un roman de Jim Thompson. Depuis, il a fait de traducteur son métier et n’a hélas plus écrit de roman. On peut le regretter…
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48- Jean-Pierre Bouyxou contre la femme au masque rouge (2004) de Jean-Rollin (E/Dite & films ABC, Collection Aventures et mystères n°1, 2004)


Bouyxou a été l’un des premiers critiques de cinéma à manifester de l’intérêt pour le cinéma de Jean Rollin et à le défendre. Du coup, les deux hommes sont restés très liés jusqu’à la mort du cinéaste. Pour lui, Bouyxou fut scénariste (Les Raisins de la mort), assistant, acteur et se chargea même de la réalisation d’un porno qui avait d’abord été commandé à Rollin (Amours collectives). En retour, Rollin écrivit un bel article sur le roman-feuilleton populaire dans le magazine de Bouyxou Fascination et il fit de l’auteur de La Science-fiction au cinéma… un personnage de roman ! Recueil de quatre nouvelles inégales (la première est très réussie, la dernière plutôt ratée), Jean-Pierre Bouyxou contre la femme au masque rouge est un hommage revendiqué aux feuilletons rocambolesques de la fin du 19ème siècle.  C’est également un catalogue des obsessions de Rollin : les gares de triages désaffectées, les châteaux sadiens, les apparitions de spectres féminins souvent dénudés, les ambiances macabres et une certaine verve anarchisante :
« -Cracher sur le crucifix, est aussi jouissif que lacérer un drapeau tricolore. J’attends le jour où les choses s’inverseront et reprendront leur place. Ce jour-là, tous les taureaux du monde éventreront leurs matadors. Tous les chasseurs se massacreront les uns les autres à coups de chevrotines. Les lions enfin lâchés dévoreront à belles dents toutes les Sainte Blandine. »
On fera à ces nouvelles les mêmes remarques que l’on a pu faire en découvrant les films de Jean Rollin : si le récit ne « coule » pas forcément de manière très harmonieuse, on est toujours frappé, à certains instants, par la beauté de certaines images, de certaines visions fantastiques, fantasmatiques, oniriques ou érotiques… Les récits à proprement parler importent moins puisque l’auteur préfère à la cohérence du récit ou à l’élaboration des personnages un travail de « collage » de visions étonnantes. Essentiellement destiné aux amateurs de l’auteur du Frisson des vampires, ce recueil de nouvelles est une vraie curiosité.



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