La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

jeudi, février 03, 2022

Le silence du Père

 L'Élu de Dieu (2022) d'Anne Teyssèdre (Editions Thierry Sajat, 2022)


Après les deux courts récits de Chers absents et le recueil de nouvelles Je, Anne Teyssèdre (l’inoubliable héroïne de Conte de printemps de Rohmer) poursuit son œuvre littéraire avec cet étrange roman qu’est L’Elu de Dieu. Comme dans Je, on retrouve ici le portrait d’un personnage obsessionnel, mû par une idée fixe. En effet, Marcellin le narrateur est depuis sa naissance convaincu qu’il a été choisi par Dieu pour accomplir une mission sur terre et que celui-ci l’a chargé de rédiger le Livre sacré qui transmettra la parole divine.

Avec un postulat pareil, on pourrait imaginer un livre baignant dans la métaphysique. Or c’est l’inverse qui advient et il s’avère d’emblée très prosaïque et terre-à-terre. Refusant toute joliesse stylistique, Anne Teyssèdre décrit le quotidien monotone de son personnage. A 50 ans, il vit seul chez sa mère et son existence est réglée comme du papier à musique : le rituel du petit-déjeuner avec le café au lait, les tartines beurrées et la cigarette, le passage à la boulangerie, les après-midis devant la télé, le Scrabble avec sa mère… Il y a quelque chose de totalement névrotique dans la vie de ce sociopathe qui ne voit personne excepté sa mère qui le couve comme la huitième merveille du monde et sa tante qui leur rend visite chaque dimanche. Il faut un vrai talent d’écrivain pour décrire ces minuscules rites sans tomber dans la platitude et l’ennui. Et ce talent, Anne Teyssèdre l’a assurément puisqu’elle parvient à distiller, par petites touches, un véritable malaise devant cet affreux tableau d’un homme constamment confiné (à la fois chez lui et en lui). Seuls les fêtes de Noël et le jour de son anniversaire permettent de rompre avec la monotonie du quotidien mais, là encore, en se conformant aux mêmes rituels.

Tout bascule lorsque notre homme trouve enfin l’inspiration et réorganise tout son quotidien en fonction de cette nouvelle activité. Nous n’en dévoilerons pas plus pour ne pas priver le lecteur du plaisir de la découverte mais l’autrice parvient à accompagner la conscience de plus en plus brouillée de son personnage. D’un côté, elle montre comment l’obsession qui guide son existence finit par submerger sa raison ; de l’autre, elle parvient à renouer avec les grandes questions métaphysiques : quelle attitude adopter face au silence de Dieu ? Quel est le dessein des créatures terrestres et quel rôle doivent-elle tenir dans cette vaste comédie imaginée par un hypothétique Créateur ?

L’intérêt de L’Elu de Dieu tient à ce constant écart entre la banalité des situations et les vertigineuses interrogations que fait naître cette folie obsessionnelle du personnage. Si le père du narrateur disparaît très rapidement du récit, c’est peut-être parce que cette absence symbolise aussi ce sentiment d’abandon qui peut étreindre chaque individu lorsqu’il est confronté au mystère de l’existence et à cette course dénuée de but qu’il effectue sous un ciel désespérément vide.    

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