La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

vendredi, janvier 16, 2015

Sur la "novlangue"

Défense et illustration de la novlangue française (2005) de Jaime Semprun (L'encyclopédie des nuisances).

« Impacter », « finaliser », « synergie », « acter », « au jour d'aujourd'hui » : nous nous sommes tous un jour offusqué ou amusé de voir maltraiter la langue française sous les coups de boutoirs d'un vocabulaire issu du monde de l'entreprise. Avec sa très ironique Défense et illustration de la novlangue française, Jaime Semprun entreprend de railler cette « nouvelle langue » mais en dépassant le simple constat du grammairien arc-bouté sur un modèle momifié du français et ne s'intéressant qu'au caractère inesthétique de ces nouveautés.
Pour Semprun, le développement de la « novlangue » (qu'il distingue très justement de celle imaginée par Orwell en ce sens qu'elle n'est plus le fruit d'une idéologie totalitaire) accompagne irrémédiablement le développement de la technique et la rationalisation totale de nos sociétés et modes de vie (la comparaison avec l'urbanisme est lumineuse). Ce que traduit l'adoption de ce nouveau langage, c'est un désir de rationaliser la pensée, de la réduire à de pures équations mathématiques en parfaite adéquation avec le machinisme généralisé et à mille lieues du courant tempétueux de la poésie et de la littérature (cet « appel d'air » réclamé par Annie Le Brun). Pour Semprun, l'homme ne fait qu'adapter son langage pour être un rouage sans accroc dans le développement spectaculaire de la technologie et la domination des machines.
Tout mériterait d'être cité dans ce passionnant essai. Je me contenterai d'un extrait particulièrement saisissant (et drôle) concernant les « sciences de l'éducation » que l'auteur raille avec une verve irrésistible.

***

«  Nous allons maintenant examiner comment l'informatisation a exécuté la sentence que la linguistique avait prononcée contre l'archéolangue. Mais auparavant, pour conclure ce chapitre, il me faut mentionner la contribution sans doute la plus directe de la science du langage à la formation de la novlangue. Je veux parler de sa participation à cette révolution culturelle qu'a été l'adoption de méthodes d'enseignement adaptées aux exigences de la modernisation. En une vingtaine d'année à peine, les sciences de l'éducation ont réussi à faire table rase de presque tout ce qui pouvait entraver les apprenants dans leurs itinéraires de découverte. Tandis que de son côté l'enseignement de l'histoire s'affranchissait décisivement de la triviale chronologie qui en avait été jusqu'ici la base, pour privilégier une approche thématique plus apte à faire débat, celui du français, tout inspiré des principes linguistiques que je viens de décrire, remisait les anciennes méthodes d'apprentissage de la grammaire et de l'orthographe à côté des vieilleries comme les blouses grises ou les poêles à charbon des écoles primaires de la IIIe République. Nous retombons d'ailleurs là sur l'informatisation, justification définitive des décisions et procédures dont elle a assisté la conception. En effet, quand la mission assignée à l'enseignement est de former les scolarisés pour qu'ils se connectent sans attendre aux réseaux sur lesquels circulent et se partagent tout savoir et toute culture, ce serait perdre un temps précieux que de consacrer de longues heures à apprendre des catégories grammaticales si compliquées, rébarbatives, et en outre obsolètes. Et pourquoi donc faudrait-il s'encombrer l'esprit avec l'étude, par exemple, des modes du verbe, dont les grammairiens répétaient depuis l'Antiquité qu'ils servent à marquer des « dispositions de l'âme », quand on dispose d'un clavier d'émoticons, pictogramme obtenus par simple combinaison de touches et permettant d'indiquer très vite et sans nuances inutiles à ses correspondants électroniques quelle est son humeur ou son état d'esprit ? Autant aller chercher dans les lettres écrites à la plume d'oie une inspiration pour rédiger ses SMS. »

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