La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

jeudi, février 17, 2022

Souvenirs épars

 Les Creux poplités (2021) de Rose Remmiz (Edilivre, 2021) 


 

« Mes creux poplités symbolisent mes souvenirs. Ils sont derrière moi mais ne me quittent pas ».

Dès les premières pages de son récit, Rose Remmiz nous en livre la teneur : sous forme de petites pastilles nostalgiques ou douloureuses, Les Creux poplités sera une autobiographie fragmentaire, une évocation parcellaire de souvenirs qui finissent par dessiner les contours d’une personnalité. Lorsque dans le chapitre intitulé « la poule », l’autrice se rappelle sa grand-mère et sa vie à la ferme (le plaisir de gober un œuf, la préparation d’une poule-au-pot…), on pense (redoute ?) qu’elle va se diriger vers une succession de chroniques impressionnistes à la Philippe Delerm. Mais très vite, le livre prend une autre direction et devient plus âpre : la violence du père, les premiers désirs réprimés (« la vilaine »), l’impossibilité pour une jeune femme de s’affirmer dans une société extrêmement patriarcale (un premier mari puant de machisme antédiluvien)…

Là encore, Rose Remmiz aurait pu se contenter de surfer sur la vague des « autofictions » dans l’air du temps et jouer la carte de la complainte victimaire (le « sale petit secret » dont parlait Deleuze). Mais Les Creux poplités s’avère à la fois plus subtil, maniant avec finesse le non-dit, une certaine ironie et les allusions les plus glaçantes (le chapitre « le tremblement de terre » fait froid dans le dos).

Cette construction à la fois sèche et pointilliste permet néanmoins de dire beaucoup de choses sur la condition des femmes durant ce qu’on a appelé abusivement les Trente Glorieuses. Ce qui frappe dans ce récit, c’est que dès son enfance, Rose est assignée à une place (en tant que petite fille puis femme) sans avoir jamais son mot à dire. Par son père, d’abord, pour qui les filles doivent se conformer à ce qu’en attend une société patriarcale (pas de vêtements trop courts, pas de maquillage…). Puis par son premier mari qu’elle épouse très jeune et qui se comporte exactement de la même manière que son père, faisant peser sur ses épaules toutes les tâches ménagères, par exemple. Mais plus insidieusement, Rose Remmiz décrit la manière dont elle a été totalement dépossédée de son propre corps. Un corps surveillé (par sa grand-mère qui n’hésite pas à la faire dormir « écartelée » pour éviter qu’elle fasse « la vilaine »), souillé (ce vieil oncle dégueulasse qui la tripote alors qu’elle est enfant) puis réduit à son pur « utilitarisme » : soulager un mari (l’évocation de la première nuit de noces est terrifiante) ou lui donner un enfant.

Sur le papier, cette description pourrait s’avérer lourde mais elle ne l’est jamais car on sent toujours chez l’écrivaine une résistance et une révolte. Il s’agit de ne pas se complaire dans le malheur mais d’avancer, de s’affirmer comme femme, au risque même de se perdre (les longues soirées alcoolisées où elle se fait prendre pour une « pute » par un beauf de boite de nuit). Malgré les aspérités et les épisodes douloureux que compte cette existence, le livre est toujours porté par un élan vital qui dit bien le désir de Rose d’être considérée comme un individu. C’est d’ailleurs sur un sentiment d’apaisement que se termine le récit, avec un troisième mariage heureux où jamais sa personnalité n’est étouffée.

Au-delà du simple témoignage (pourtant assez édifiant sur les archaïsmes d’une société française il n’y a encore pas très longtemps), Les Creux poplités parvient à dépasser le caractère anecdotique de toute autobiographie pour faire résonner la voix d’une personnalité qui a fini par s’affirmer.  

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jeudi, février 03, 2022

Le silence du Père

 L'Élu de Dieu (2022) d'Anne Teyssèdre (Editions Thierry Sajat, 2022)


Après les deux courts récits de Chers absents et le recueil de nouvelles Je, Anne Teyssèdre (l’inoubliable héroïne de Conte de printemps de Rohmer) poursuit son œuvre littéraire avec cet étrange roman qu’est L’Elu de Dieu. Comme dans Je, on retrouve ici le portrait d’un personnage obsessionnel, mû par une idée fixe. En effet, Marcellin le narrateur est depuis sa naissance convaincu qu’il a été choisi par Dieu pour accomplir une mission sur terre et que celui-ci l’a chargé de rédiger le Livre sacré qui transmettra la parole divine.

Avec un postulat pareil, on pourrait imaginer un livre baignant dans la métaphysique. Or c’est l’inverse qui advient et il s’avère d’emblée très prosaïque et terre-à-terre. Refusant toute joliesse stylistique, Anne Teyssèdre décrit le quotidien monotone de son personnage. A 50 ans, il vit seul chez sa mère et son existence est réglée comme du papier à musique : le rituel du petit-déjeuner avec le café au lait, les tartines beurrées et la cigarette, le passage à la boulangerie, les après-midis devant la télé, le Scrabble avec sa mère… Il y a quelque chose de totalement névrotique dans la vie de ce sociopathe qui ne voit personne excepté sa mère qui le couve comme la huitième merveille du monde et sa tante qui leur rend visite chaque dimanche. Il faut un vrai talent d’écrivain pour décrire ces minuscules rites sans tomber dans la platitude et l’ennui. Et ce talent, Anne Teyssèdre l’a assurément puisqu’elle parvient à distiller, par petites touches, un véritable malaise devant cet affreux tableau d’un homme constamment confiné (à la fois chez lui et en lui). Seuls les fêtes de Noël et le jour de son anniversaire permettent de rompre avec la monotonie du quotidien mais, là encore, en se conformant aux mêmes rituels.

Tout bascule lorsque notre homme trouve enfin l’inspiration et réorganise tout son quotidien en fonction de cette nouvelle activité. Nous n’en dévoilerons pas plus pour ne pas priver le lecteur du plaisir de la découverte mais l’autrice parvient à accompagner la conscience de plus en plus brouillée de son personnage. D’un côté, elle montre comment l’obsession qui guide son existence finit par submerger sa raison ; de l’autre, elle parvient à renouer avec les grandes questions métaphysiques : quelle attitude adopter face au silence de Dieu ? Quel est le dessein des créatures terrestres et quel rôle doivent-elle tenir dans cette vaste comédie imaginée par un hypothétique Créateur ?

L’intérêt de L’Elu de Dieu tient à ce constant écart entre la banalité des situations et les vertigineuses interrogations que fait naître cette folie obsessionnelle du personnage. Si le père du narrateur disparaît très rapidement du récit, c’est peut-être parce que cette absence symbolise aussi ce sentiment d’abandon qui peut étreindre chaque individu lorsqu’il est confronté au mystère de l’existence et à cette course dénuée de but qu’il effectue sous un ciel désespérément vide.    

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