La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mardi, novembre 25, 2014

Une virée en Enfer

Joyeux Enfer : Photographies pornographiques 1850-1930 (2014) d'Alexandre Dupouy (Éditions La Musardine, 2014)

Je dois commencer par avouer que je renâcle un peu à affirmer que ce beau livre constitue une sorte de cadeau de Noël idéal. En effet, je vous vois mal offrir à votre vieil oncle Gaston, fan de jardinage et d'art roman, ce somptueux recueil de photographies licencieuses d'un autre temps (des origines de la photographie aux « années folles » en passant par « la belle époque ») lors de festivités familiales. En revanche, si vous avez dans votre entourage quelques amateurs éclairés, je vous promets que vous ne les décevrez pas avec ce superbe ouvrage où le plaisir des yeux (les reproductions de ces photos antédiluviennes sont assez époustouflantes) se mêle à celui de l'érudition. Le tout pour une somme relativement abordable (même pas 38 euros) si l'on songe qu'on se situe résolument dans la catégorie du « beau livre » (avec, en prime, un DVD constitué d'une heure de courts-métrages pornographiques clandestins du début du siècle dernier : que demander de plus ?).

Dans un premier temps, Alexandre Dupouy se livre à une passionnante « apologie de la pornographie », revenant de manière très pertinente sur la différenciation oiseuse et convenue des termes « érotisme » et « pornographie » (en montrant très justement que les critères de définition de ce qui est « obscène » ou non varient selon les époques et les mœurs) et s'interroge sur la place de la Femme dans la représentation pornographique. Opposant Lilith (la femme qui sait tenir tête aux hommes et qui affirme la puissance de ses désirs) à Lolita (que représenterait la pornographie actuelle à travers l'image de « cette grande sœur de Lolita, cette jeune fille juste pubère, blonde à la peau cuivrée, cheveux teints, cuisses ouvertes à s'en déchirer l'entrejambe, sexe totalement épilé, seins d'une fermeté de pierre, le corps truqué, déformé par la chirurgie esthétique... ») , Dupouy glorifie une certaine idée de pornographie féminine, sauvage, libertaire (« Il est facilement démontrable que toute pornographie, toute obscénité ou obsession sexuelle demeure bien moins dangereuse que l'apologie de la virilité, qui se révèle et se réalise à travers les conflits, la guerre, les duels […] La pornographie la plus vile n'a jamais tué personne. ») et joyeuse.

Ensuite, l'auteur nous dresse un petit panorama passionnant de l'histoire de cette photographie pornographique vendue sous le manteau en se plongeant dans les catalogues de vente et les registres qui ont pu être conservés (malheureusement, on se doute bien que dans un domaine clandestin comme celui-ci, l'anonymat fut de rigueur et que la production fut soumise au règne de l'éphémère). Avec beaucoup de précision, il nous présente quelques uns des premiers artisans du genre et décrit les conditions de réalisation de ces œuvres (les modèles, qui furent essentiellement des prostituées).

Après les mots, place aux images que Dupouy classe de manière thématique. Ce sont donc plus de 300 photos qui se succèdent et qui, au-delà de leur potentiel érotique, dessinent le portrait d'une époque et de ses mœurs. Ces clichés dégagent une vraie fraîcheur tant les corps photographiés sont à mille lieues des modèles, anorexiques et stéréotypés, d'aujourd'hui. Que les femmes soient montrées seules, présentant les parties les plus secrètes de leurs anatomies (rubriques « L'origine du monde » ou « callipygie ») ou en couples (avec deux grandes parties consacrées à la vie conjugale puis à « Lesbos ») ; c'est leur « naturel » qui frappe l’œil du lecteur.
Les corps ne sont pas encore réduits à de vulgaires marchandises et ces ébats torrides dégagent une sorte d'innocence et de liberté revigorante. Il n'est pas rare de voir des modèles avec le sourire aux lèvres voire réprimant un début de fou-rire : le sexe est joyeux et débridé.
Quant à la mise en scène de certains tableaux, elle témoigne également de l'époque : le goût pour les déguisements, les scènes de bordels voire l'anticléricalisme joyeux qui se dégage des scènes « au monastère » (on retrouve assez souvent ce goût d'aller voir ce qui se passe sous les soutanes dans les films pornos clandestins de cette époque).

Pour terminer, il convient également de souligner la haute tenue « esthétique » de ces photos. Je ne suis sans doute pas un fin connaisseur et je me fais peut-être abuser par la patine que le temps a donnée à ces clichés mais que ce soit dans la composition, la lumière ou le cadrage ; on constate que ces photos sont travaillées et que certaines sont tout simplement magnifiques. 

Les dames patronnesses s’offusqueront sans doute qu'on puisse trouver beau cet étalage de chairs humaines mais c'est pourtant le cas. Les autres se régaleront et offriront une place de choix à cet ouvrage dans le propre « enfer » de leur bibliothèque dont l'honnête homme ne saurait se passer...

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mardi, novembre 11, 2014

Le droit à la caresse

Trois romans érotiques de La Brigandine.

La loque à terre de Georges de Lorzac
Fête de fins damnés de Gilles Soledad
Cime et châtiment de Pierre Charmoz
Éditions de La Musardine. 2014. (Lectures amoureuses)



Au cœur de ce continent largement inconnu que constitue la « littérature de gare », les mythiques éditions de La Brigandine constitue une singulière exception. Non seulement parce que le ton employé dans ces romans libertaro-polissons est totalement inédit dans le genre mais aussi parce que cette collection s'est répandue en toute illégalité pendant plusieurs années. Pour bien comprendre ce statut original, il convient de remonter un peu le temps.

En 1979, la SODIS, filiale de Gallimard, propose à Henry Veyrier de lancer une collection « érotique » sur le marché. L’honorable éditeur se trouvant alors dans une situation financière difficile, il confie à Jean-Claude Hache le soin de mettre sur pied un catalogue qui pourrait lui permettre de financer ses publications plus avouables (notamment ses beaux livres consacrés au cinéma).
Nous sommes en mai et Hache se trouve au pied du mur dans la mesure où les quatre premiers titres de la collection « Plaisir » du Bébé Noir doivent sortir en octobre. Il s’agit de trouver des auteurs capables d’écrire vite et de lui fournir une livraison mensuelle de quatre titres. Il s'entoure très vite de six écrivains qui, sous de multiples pseudonymes, vont devenir des piliers de la maison et fournir les trois quarts de la production d'une collection qui comptera au bout du compte 124 titres.

L’une des caractéristiques de la collection Bébé Noir (puis La Brigandine) sera son excessive liberté de ton. Mise à part la contrainte du format (192 pages au maximum) et une ligne éditoriale imposant un tiers d’érotisme explicite, les auteurs adopteront volontiers un ton iconoclaste et anarchisant qui fera la singularité de ces « romans de gare » agrémentés de pulpeuses playmates en couverture (on reconnaît parfois des stars du X de l'époque comme Brigitte Lahaie ou Marilyn Jess) et aux titres en forme de calembours (Pour une poignée de taulards, Le feu occulte, Le vice dans la vallée...).
Pour la petite histoire, le grand théoricien situationniste Raoul Vaneigem aurait même écrit deux livres pour Jean-Claude Hache (qui avait édité son Histoire désinvolte du surréalisme chez Paul Vermont) : L’île aux délices sous le pseudonyme sadien d’Anne de Launay (pour le Bébé Noir) et La vie secrète d’Eugénie Grandet, pastiche de Balzac écrit sous le pseudonyme de Julienne de Cherisy pour les éditions de la Brigandine. Si Vaneigem conteste être l’auteur de ces romans (sa compagne d’alors les aurait écrits pour éponger des dettes et il se serait contenté d’en réécrire quelques passages), on reconnaît néanmoins sa patte et ses obsessions dans ces deux savoureux romans parodiques.
L'excessive liberté qui règne au sein de la maison n’est pas pour plaire à tout le monde : les publications du Bébé Noir font l’objet d’interdictions régulières et certains écopent même de la fameuse « triple interdiction » (de vente aux mineurs, de publicité et d’exposition à l’affichage) qui oblige l’éditeur au dépôt préalable de toutes ses publications. Plutôt que de se soumettre à cette censure, Veyrier abandonne le Bébé Noir au début de l’année 1980 et lance La Brigandine dont les titres ne seront plus soumis au dépôt légal. En dépit de ses gros tirages (30.000 exemplaires par titre), La Brigandine restera donc pendant près de trois ans une collection sans existence « légale ».


Parmi les trois romans réédités aujourd'hui par les éditions de La Musardine, deux sont signés par des auteurs réguliers de la collection. La loque à terre est signé Georges de Lorzac, à savoir l'un des multiples pseudonymes de l'indispensable Jean-Pierre Bouyxou, agitateur hors-pair, essayiste (il est l'auteur d'un passionnant livre consacré à L'aventure hippie), historien du cinéma, réalisateur de films et rédacteur de la  fabuleuse revue Fascination dont il tint les rênes quasiment tout seul  à la fin des années 70. C'est par son entremise que seront contactés deux autres « piliers » de la maison : le dessinateur et photographe Raphaël G.Marongiu (alias Georges Moreville et Eric Guez) et le regretté Jacques Boivin (alias Benjamin Rup(p)ert), journaliste amoureux du fantastique et de la science-fiction qui collabora notamment à la mythique revue Midi-Minuit Fantastique.
Quant à Gilles Soledad, l'auteur de Fête de fin damnés, il s'agit d'un des multiples pseudonymes de Frank Reichert qui se faisait alors connaître comme scénariste de bandes dessinées (notamment avec Golo : Ballade pour un voyou, le bonheur dans le crime…). Avec ses deux complices René Broca (alias Sébastien Gargallo, Numos, Judith Gray, Philippe Packart…) et Jean-Marie Souillot (alias Frank Dopkine, Philippe Despare, Francis Lotka…), grand amateur de polar qui finira par en publier un dans la prestigieuse collection Série Noire de Gallimard (Les acharnés) ; Reichert fut l'un des auteurs les plus prolifiques de la maison.

Parfois, Jean-Claude Hache accueille des auteurs occasionnels. Citons pour la bonne bouche l'excellent Alain (devenu pour l'occasion Humphrey) Paucard (L'Ulster à l'estomac), le cinéaste expérimental Philipe Bordier (Tel père, tel vice), l'écrivain pour la jeunesse Yak Rivais (signant une Education gentiment sale sous le pseudonyme de Carlotta Simpson), l'expert en elficologie Pierre Dubois (God save the crime, récemment réédité) ou encore Jean Streff, auteur du Masochisme au cinéma qui imagina, sous le pseudonyme de Gilles Derais, une trilogie consacrée à un journaliste facétieux nommé Benoît Lange.
Pierre Laurendeau, alias Pierre Charmoz, fit également partie de ces auteur « occasionnels » (quatre de ses romans, dont Cime et châtiment, furent néanmoins publiés sous la bannière de la maison). Fondateur des éditions Deleatur à Angers, il réédite actuellement certains titres de la Brigandine dans la collection Sous la cape.

La réédition de ces trois romans polissons constituent une excellente occasion de goûter à l'excentricité et au ton séditieux de la mythique collection. Si la plupart des auteurs adoptèrent dans un premier temps le cadre de la série noire pour les titres parus sous la bannière Bébé noir, ils vont vite prendre des libertés par rapport au genre et s'aventurer du côté du fantastique, de la science-fiction voire de la chronique sociale.
Cime et châtiment est sans doute le plus « classique » des trois en terme de récit. Une bande de joyeux drilles enquête sur la mort mystérieuse d'un célèbre alpiniste avant d'être embarquée dans une rocambolesque histoire de trafic d'or. La seule originalité de cette enquête, c'est qu'elle se déroule en milieu montagnard et que Charmoz joue malicieusement avec le double-sens du vocabulaire de l'alpinisme (je vous laisse imaginer ce qu'on peut tirer de termes comme « grimpette », « pitons » ou « mousquetons »...). Mais ce qui séduit avant tout, c'est le ton rigolard et libertaire de l'ensemble. Comme dans quasiment tous les romans de La Brigandine, les flics sont ridiculisés (ici, un duo particulièrement incompétent) et l'auteur n'hésite pas à multiplier les clins d’œil. C'est ainsi que l'on assiste à la rencontre improbable d' « un groupe du Club des Randonneurs catholiques de Mgr Lefebvre » et « du Club des Randonneurs situationnistes. ». Charmoz possède également un sens de la formule (« un sourire à faire frire la pomme de Guillaume Tell sur le crâne d'Haroun Tazieff. ») et du trait piquant qui achèvent de rendre la lecture de ce roman fripon extrêmement agréable.


Les deux autres romans sont beaucoup plus sombres. Dans Fête de fin damnés, Frank Reichert plonge Paris dans l'obscurité la plus totale après une coupure globale d'électricité le soir de Noël. La capitale est livrée à des hordes de casseurs et de voyous qui profitent de la situation pour incendier et piller ce qu'ils trouvent à leur portée. Tandis que deux banlieusards totalement camés cherchent à assouvir leurs instincts les plus bestiaux, une jeune femme mystérieuse tente de retrouver les traces d'un ancien ministre. En inscrivant son récit dans un univers réaliste et sordide, l'auteur dresse un tableau apocalyptique et glaçant d'une France qui parque ses réprouvés dans les banlieues et qui n’offre plus le moindre espoir aux plus déclassés. La violence barbare qui éclabousse chaque page (viols, pillages, émeutes...) retentit comme une sonnette d'alarme face à une société profondément inégalitaire. L'érotisme n'a ici rien de joyeux mais participe à ce sentiment d'un retour à la loi de la jungle et au caractère très précaire d'une civilisation prête à basculer dans la sauvagerie au moindre problème « technique ».

De Jean-Pierre Bouyxou, Jean-Claude Hache disait avec une tendresse amusée qu'il s'était fait le spécialiste du « cul triste ». Il est vrai que si certains de ses romans sont tordants (L'odieux tout-puissant où un jeune homme découvre un jour qu'il est Dieu et en profite pour se livrer à tous les tours pendables imaginables, Les clystères de Paris, génial pastiche des romans-feuilletons de la fin du 19ème siècle...), d'autres se révèlent très sombres. La loque à terre fait partie de cette veine nihiliste et désespérée. Laurent vient de se faire plaquer et rentre à Bordeaux pour une visite à ses parents. Ces derniers habitent le plus haut étage d'une HLM sordide. Bien évidemment, l'ascenseur est en panne et Laurent entame une ascension qui s’avérera interminable. A partir de ce postulat minimaliste, Bouyxou/de Lorzac parvient à créer une atmosphère oppressante où suinte un dégoût généralisé pour l'humanité. Le désespoir qui vrille les tripes du « héros » fait constamment vaciller un récit qu'on pourrait volontiers qualifier de « kafkaïen » (l'ascension de cette cage d'escalier ne mène nulle part, Laurent semble constamment revenir à son point de départ...). L'érotisme n'a ici rien de libérateur et se conjugue souvent avec une violence qui renforce le malaise du lecteur.
L'univers entier devient vecteur d'angoisse et la révolte qui exsude de la plupart des Brigandine se fait ici nihiliste :

« Tant qu'à faire, faudrait se suicider utilement. Faire coup double. Par exemple, aller se faire péter la gueule dans un commissariat et le faire exploser par la même occasion, avec tous ses flics. Oh ! Ça servirait à rien, je sais. Mais autant se faire un dernier plaisir avant de crever. »

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samedi, novembre 01, 2014

Théorie du complot

Je ne saurais vous conseiller de vous procurer le plus rapidement possible L’abîme se repeuple de Jaime Semprun (Encyclopédie des nuisances). Même si ce court essai date de 1997, il n'a pas pris une ride et les flèches décochées contre la société industrielle sont d'une lucidité sans réplique. Sans se contenter de ressasser les théories situationnistes comme un catéchisme, Jaime Semprun parvient à poser un regard implacable sur son époque qui vaut toujours pour la nôtre (l'effarant développement des « nouvelles technologies » donne même un caractère prémonitoire à ce livre).
En guise d'exemple, un extrait où quatre ans avant les attentats du 11 septembre, Semprun explique le goût suspect de l'époque pour la « théorie du complot »...



« La domestication par la peur ne manque pas de réalités effrayantes à mettre en images ; ni d'images effrayantes pour fabriquer la réalité. Ainsi s'installe, jour après jour, d'épidémies mystérieuses en régressions meurtrières, un monde imprévisible où la vérité est sans valeur, inutile à quoi que ce soit. Dégoûtés de toute croyance, et finalement de leur incrédulité même, les hommes harcelés par la peur et qui ne s'éprouvent plus que comme des objets de processus opaques se jettent, pour satisfaire leur besoin de croire à l'existence d'une explication cohérente à ce monde incompréhensible, sur les interprétations les plus bizarres et les plus détraquées : révisionnismes en tout genre, fictions paranoïaques et révélations apocalyptiques. Tels ces feuilletons télévisés d'un nouveau genre, très suivis par les jeunes téléspectateurs, qui décrivent un monde de cauchemar où tout n'est que manipulations, leurres, trames secrètes, où des forces occultes installées au cœur de l’État complotent en permanence pour étouffer les vérités qui pourraient se faire jour ; vérités effectivement sensationnelles, puisqu'elles concernent en général les menées d'extraterrestres. Mais le propos de cette sorte de version médiatique moderne du Protocole des Sages de Sion est moins de désigner un ennemi et des responsables du complot que d'affirmer que celui-ci est partout : il ne s'agit pas, pour l'instant du moins, de mobiliser, pour des pogroms ou des Nuits de Cristal, mais plutôt d'immobiliser dans l'hébétude, la résignation à l'impossibilité de reconnaître, communiquer et établir quelque vérité que ce soit. Les extravagances calculées de ces produits de l'usine à rêves devenue usine à cauchemars n'ont pas pour but de convaincre, pas plus que ne l'ont celle de la propagande générale. Elles ont pour but de parachever la destruction du sens commun, l'isolement de chacun dans un scepticisme terrorisé : Trust no one, ne faites confiance à personne, tel est le message, on ne peut plus explicite. A propos de ce qui n'était alors qu'un simple travers individuel, Vauvenargues faisait cette remarque qui peut s'appliquer à la psychologie de masse de l'ère du soupçon : « l'extrême défiance n'est pas moins nuisible que son contraire. La plupart des homme deviennent inutiles à celui qui ne veut pas risquer d'être trompé. »

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