La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mercredi, février 20, 2013

Les Naufragés

La campagne de France (2012) de Jean-Claude Lalumière (Editions Le Dilettante) 


Franchir le cap du deuxième roman est toujours une étape difficile, surtout lorsque le premier nous a réjouit. On garde tous en mémoire les tribulations malheureuses du héros maladroit du Front russe nées sous la plume inspirée et sarcastique de Jean-Claude Lalumière. Rastignac des temps modernes, son jeune provincial rêvant de conquérir Paris et le monde entier se retrouvait relégué dans un obscur bureau du ministère des Affaires étrangères voué aux « pays en voie de création – section Europe de l’Est et Sibérie- », entouré de personnages cocasses et décalés.
Dans La campagne de France, on retrouve cette capacité de l’écrivain à faire vivre des figures pittoresques et fantaisistes et sa manière très particulière de tourner en dérision tous les travers de notre époque.
De nouveau, il met en scène des idéalistes en prise avec les difficultés du monde réel. Cette fois ils sont deux : Otto et Alexandre, déserteurs de l’Education nationale après une année de stage et un regard lucide sur « les difficultés qu’il y avait à transmettre le fruit de leurs années d’études universitaires à des collégiens saturés de téléréalité qui goûtaient peu l’équilibre de l’alexandrin, ni ne mesuraient les enjeux de la conférence de Yalta, que certains confondaient d’ailleurs avec une marque de yaourt à boire » et bien décidés à monter leur propre agence de voyages spécialisée dans le tourisme « culturel ».

Après les débuts difficiles de l’entreprise « Cultibus » (comment expliquer à des agriculteurs avinés pensant se rendre au salon de l’Agriculture que le tour Théâtre des bons engins était en réalité dédié aux poètes du 16ème siècle ?), nos deux héros décident de revoir leurs ambitions à la baisse et d’organiser un voyage à … Bergues (bourgade du Nord devenue brusquement célèbre grâce au succès de Bienvenue chez les ch’tis de Danny Boon). Le succès est relatif mais immédiat puisque nos deux vaillants chevaliers du voyage culturel parviennent à embarquer une douzaine de retraités de l’amicale de Saint-Jean-de-Luz pour les conduire jusqu’au pays des Corons…

A partir de là débute une savoureuse expédition à travers la France qui va permettre à Lalumière de croquer une galerie de personnages excentriques et d’inventer les situations les plus rocambolesques. Car, bien entendu, les retraités ne veulent pas entendre parler de « culture » (la visite de la maison de Mauriac les ennuie ostensiblement) et préfèrent se rendre sur les lieux d’une tempête (à La-Faute-Sur-Mer) ou visiter…une usine.
Comme dans Le front russe, derrière le caractère saugrenu et presque surréaliste des situations se dessine une vision particulièrement acide de notre société contemporaine. D’un côté, deux jeunes « intellectuels » qui proposent une vision de la culture très « moderne » avec ce que cela suppose de boy-scoutisme et d’inadaptation au monde « réel »  ; de l’autre, des retraités gorgés de télévision et de préjugés, incapables de perpétuer une mémoire collective.

La France de Jean-Claude Lalumière est devenue, au mieux, une sorte d’immense parc à touristes, où même les usines ont été reconverties en sorte d’attractions foraines (voir la scène très drôle où nos retraités visitent une fabrique de confiseries totalement fictive et où l’écrivain se moque de la novlangue actuelle : « Mais le gars a commencé à parler d’équipement touristico-culturel structurant pour la collectivité, de contextualisation de la mémoire, d’espace de réflexion sur le monde économique actuel… ») ; au pire, le théâtre d’un désastre global où tout semble nivelé et détruit (la conversation avec cet homme qui refait à neuf une vieille demeure et fait construire sa piscine afin que ses petits-enfants viennent le voir).
« Quelle était cette société capable de détruire ses repères ? Quel était ce monde dans lequel l’humanité en pantacourt se pressait aux portes des cathédrales comme à celles des grands magasins ou des parcs d’attractions ? »

Ce constat amer n’est jamais asséné avec lourdeur : Jean-Claude Lalumière préfère fort heureusement l’humour aux grands discours pontifiants et toujours l’emporte chez lui le bonheur d’un récit picaresque où les personnages ne sont jamais méprisés. Bien sûr, l’auteur peut se montrer impitoyable lorsqu’il s’agit de souligner le ridicule de ses contemporains. Mais il ne se place pas au-dessus de la mêlée et sait voir leur part d’humanité. Et c’est finalement presque à regret qu’on quitte cette joyeuse bande de retraités bougons en se disant qu’on signerait bien pour un autre voyage…



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