La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mercredi, juillet 10, 2019

Les abimes de la passion


Camille (2005) de Léo Barthe (La Musardine, 2015)


Chaque roman de Léo Barthe/Jacques Abeille (du moins, ceux que j’ai pu lire) est un mélange du plus extrême des raffinements et de la plus abrupte des crudités. L’auteur parvient ainsi à estomper la distinction oiseuse entre érotisme et pornographique pour nous livrer des œuvres qui explorent les territoires les plus enfouis du désir humain.
Comme dans La Demeure des lémures, le récit de Camille est un huis clos situé dans des temps reculés (le début du XIXe siècle) et qui met en scène un jeune homme vivant dans une vaste demeure abandonnée avec un oncle solitaire et reclus. L’arrivée dans cet univers où tout semble figé d’un jeune homme prénommé Camille va rompre cet équilibre.
D’emblée, Léo Barthe instaure une atmosphère à la lisière du fantastique en nous plongeant dans un décor oppressant où se disputent la chaleur et l’ennui. Gérard, le jeune homme, passe son temps à lire et noue, lorsqu’il est enfant, une relation privilégiée avec sa domestique jusqu’au jour où il la surprend dans les bras d’un homme et que cette vision le plonge dans un effroi indélébile. L’arrivée de Camille décuple le caractère électrique et suffoquant du climat général. Les deux jeunes gens se rapprochent et si leur complicité est, dans un premier temps, purement intellectuelle (Camille initie Gérard à certains auteurs), elle devient assez rapidement charnelle même si le jeune invité du château refuse de se déshabiller totalement au cours de leurs ébats.
J’invite tous mes lecteurs qui voudraient découvrir ce livre totalement vierges à stopper leur lecture ici : même s’il n’est pas vraiment surprenant et qu’il intervient vite, je vais révéler un rebondissement important de l’histoire.
En effet, nous découvrirons assez vite avec Gérard que Camille, en dépit de ses habits de garçons, est une jeune femme qui va poursuivre son initiation, en refusant d’abord de se donner « naturellement » puis en vivant une relation passionnée et sans retour possible avec le jeune châtelain.
Si Léo Barthe ne recule devant aucune description physiologique sans prendre de pincettes, le style reste constamment superbe (« Oints d’un miel chaud, des rideaux de chair se disjoignaient avec un voluptueux regret pour revenir palper de toute leur fiévreuse avidité le brandon qui les séparait et les repoussait ») et c’est une certaine flamme romantique qui embrase chaque page de ce roman. En faisant de son jeune héros un peintre, l’auteur cherche à fixer dans le marbre de l’œuvre d’Art ce qui constitue les atermoiements et états mouvants du sentiment amoureux. D’un côté, Camille devient l’image idéalisée d’un amour absolu (dans une perspective assez proche de « l’amour fou » surréaliste), de l’autre, elle symbolise également les abimes du désir que Barthe ausculte avec la plus grande verdeur. Si la relation entre Gérard et Camille est d’abord placée sous le signe de l’androgynie, elle glisse tout doucement vers le sadomasochisme et dérape même jusqu’à la zoophilie (un thème que Barthe traitera dans L’Animal de compagnie). Dans ces deux dimensions peuvent surgir des éléments qui constituent les composantes les plus enfouies du désir humain : d’un côté, l’animalité la plus brute et à l’opposé du spectre, la mise en scène la plus raffinée dans la cruauté.
Le roman oscille donc entre une sorte de vision très romantique (noire) de l’amour et une espèce d’effroi qui vient de chez Georges Bataille qui définissait l’érotisme comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort »
: « Oui, je la voyais, fasciné d’horreur, s’acheminer avec délices, les yeux révulsés, les flancs luisants de sueur et la face couleur de plâtre, vers un état paroxysmique qui ressemblait à la mort. »
C’est cet équilibre entre une sorte de désir de « pureté » et la noirceur indicible des abimes de la passion qui fait l’intérêt de ce très beau roman.

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