La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

lundi, avril 30, 2007

R comme Roussel

Impressions d’Afrique (1909) de Raymond Roussel (GF Flammarion. 2005)

J’ai eu, il y a peu, l’occasion de lire Locus Solus qui m’a permis de découvrir l’œuvre de celui que Breton considérait comme « le plus grand magnétiseur des temps modernes ». Même s’il possède désormais un bon nombre de thuriféraires, Raymond Roussel demeure un écrivain peu connu et, je suppose, peu lu. C’est pourtant un écrivain immense dont chaque ligne propulse le lecteur au cœur d’un univers absolument magique et fabuleux.

A vrai dire, je ne suis pas mécontent d’avoir commencé par Locus Solus car les procédés d’écriture de Roussel s’y dévoilent instantanément. Le principe est simple : dans un premier temps, la découverte d’une invention ou de scènes fantasmagoriques sont décrites par l’écrivain avec force détails ; puis vient une explication « logique » de ces tableaux, avec une manière inimitable d’enchâsser des récits légendaires, des données « scientifiques » fantaisistes et un sens de l’imaginaire peu commun.

Alors que dans Locus Solus, chaque chapitre contient une longue description des inventions de l’hôte de la villa et une explication dans la foulée, il faut accepter dans Impressions d’Afrique d’être malmené pendant neuf chapitres. Car dans un premier temps, le lecteur assiste à une foultitude de tableaux sans réellement comprendre de quoi il s’agit.

Ces tableaux ont pour cadre une Afrique imaginaire (Raymond Roussel était un grand voyageur mais cela ne l’empêchait pas de rester cloîtrer dans sa cabine de bateau au cours de ses excursions !) où se déroule le couronnement d’un roi nègre, Talou VII. Un groupe d’individus (nous apprendrons à partir du dixième chapitre qu’il s’agit des rescapés d’un naufrage) assiste à d’impressionnantes festivités sans que nous sachions interpréter le pourquoi de ces réjouissances.

L’immense place des Trophées devient, par métonymie, une scène de théâtre où vont se succéder plusieurs tableaux : chants, exécutions de prisonniers (l’un se voit décapiter sur un billot spécial qui absorbe immédiatement le sang) puis une série d’exhibitions diverses mettant en scène un hypnotiseur, un chimiste, un sculpteur, des chanteurs et chanteuses, des musiciens, un historien…

Roussel se contente dans un premier temps de décrire avec une incroyable minutie tous ces tableaux étranges. Pour quelqu’un comme moi qui ai beaucoup de mal à visualiser les descriptions (c’est quelque chose que je n’aime pas en littérature !) ; le roman est parfois assez « rude » et l’on peut parfois un peu décrocher lors de ces neuf premiers chapitres. Heureusement, le côté ultra descriptif de l’œuvre est compensé par un sens de l’imagination foisonnant et, pour tout dire, assez inouï. Outre un musicien jouant avec son propre tibia ou un autre avec un ver apprivoisé, un sculpteur capable, grâce à d’étranges pastilles, de créer des bas-reliefs à la surface de l’eau ou de créer de minuscules tableaux à l’intérieur de grappes de raisins, un spécialiste du tir capable d’enlever la coquille d’un œuf en préservant intact sa partie centrale (le jaune) ; nous aurons droit à d’étranges séances d’hypnose, à un jeune homme capable de projeter avec une plante un conte des milles et une nuit et de réaliser de stupéfiants tours avec des animaux inconnus et à toute une série d’inventions abracadabrantes, de ces « machines célibataires » (à tisser, à peindre…) qui inspirèrent directement Marcel Duchamp.

Quand arrive le chapitre X, Roussel reprend tout son récit « à rebours » (c’est le premier, bien avant les inventions de l’OULIPO, à avoir inventé le livre qu’on peut commencer par le milieu) et nous livre les « explications » de tout ce cérémonial auquel nous venons d’assister.

Le livre devient alors totalement fascinant, donnant envie de se replonger dans les premières pages. Annie Le Brun a donné à son essai sur l’écrivain un titre, « 20000 lieues sous les mots », qui me semble particulièrement bien trouvé. Car ce que nous propose Roussel, c’est une exploration en profondeur de chacun des tableaux qu’il nous a d’abord montré en « surface ».

Nous plongeons alors littéralement dans un univers où chaque description renvoie à un certain nombre de légendes, de récits fabuleux, de références imaginaires et humoristiques à la culture officielle (voir ici la « vraie » version de Roméo et Juliette ou les allusions parodiques à Faust)… Le roman devient tentaculaire et foisonnant tout en se bouclant sur son implacable « logique ». Car la plupart de ces délires contrôlés, de ces inventions folles viennent en fait d’un jeu sur le double sens des mots (une des inventions fonctionnent, par exemple, sur un rail en mou de veau et Roussel explique dans Comment j’ai écrit certains de mes livres : « l’idée du rail en mou de veau […] découle du procédé : 1-mou (individu veule) à raille (ici je pensais à un collégien paresseux que ses camarades raillent pour son incapacité) ; 2-mou (substance culinaire) à rail (rail de chemin de fer) »)

Rien de mécanique pourtant dans ce livre qui ouvre derrière chacune de ses phrases une succession de mondes merveilleux et imaginaires.

Je pense qu’il y aurait beaucoup de choses à dire sur cet univers où l’on peut déceler également une certaine angoisse (cette obsession du naufrage que l’on retrouvera exprimée de manière un brin différente dans Locus Solus) et une véritable dimension ironique (les petits blancs qui n’ont rien de mieux à faire que de recréer une Bourse miniature au cœur de ce pays africain)

Pour l’heure, je ne veux retenir que le « magnétisme » de ce livre qui a su, de manière totalement naturelle, conserver en son cœur l’imaginaire foisonnant de l’enfance…

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samedi, avril 28, 2007

P comme Pansaers, Q comme Quignard

Le pan-pan au cul du nu nègre (1920) de Clément Pansaers (Allia. 2005)

J’ai dérogé une fois de plus à ma règle en achetant un livre neuf. Mais que voulez-vous : ma librairie vient de recevoir tout un stock d’ouvrages des excellentes éditions Allia et je n’ai pu résister. Mis à part le prix de ces livres (plus de six euros pour une quarantaine de pages, c’est limite !), le catalogue de cette maison d’édition est absolument remarquable et tout donne envie d’être lu (des érotiques de Pierre Louÿs à Noam Chomsky en passant par Nietzsche, Arendt, Musil, Bellmer, les situs, etc.)
Dire que Clément Pansaers n’est pas un écrivain connu est un euphémisme. Ce belge, disparu prématurément, fut néanmoins un compagnon de route important du mouvement Dada et, à ce titre, fut salué par des gens comme Breton ou Aragon.
Le pan-pan au cul du nu nègre fut le premier de ses recueils à être publié. Qu’en dire ? Qu’il s’agit d’un ensemble de textes courts où l’auteur travaille à la déconstruction du sens en faisant voler en éclat le langage (fautes d’orthographe, phrases dépourvues de sens et agencées comme une succession d’aphorismes : « vivre est une maladie imaginaire »).
D’aucuns ont comparé ce recueil aux lettres de guerre de Jacques Vaché (je préfère ce dernier) tandis que d’autres y voient des réminiscences de la philosophie de Tchouang-Tseu. Soit.
Pour ma part, je me contenterai de vous rapporter le passage qui m’a le plus marqué, prélude sympathique aux furies tumultuaires à venir : « Le Pan-pan de l’émeute avance. Fini le chômage, assassins ! Assaillir et enlever les résidences, toutes, des parodies charitables. Sabrer les émulations romantiques – Le pan-pan, ce soir, est en rouge – Tout et rien que l’acte est beau. »

Tous les matins du monde (1991) de Pascal Quignard (Folio. 2005)

Pour parvenir à faire mon choix dans les romans contemporains, je me reporte souvent au cinéma. Ainsi, ne connaissant pas l’œuvre de Pascal Quignard, j’ai opté pour son roman dont Alain Corneau a tiré un film. Nous voilà donc au siècle de Louis XIV, dans l’intimité du musicien Sainte Colombe et de ses deux filles qu’il élève seul. Homme secret et reclus, Sainte Colombe refuse de devenir musicien à la cour et préfère à la renommée une existence loin des vanités terrestres. Un jour, un jeune homme –Marin Marais- vient lui demander d’être son élève. Le maître finit par accepter mais les choses vont mal tourner lorsque le jeune homme accepte de jouer à la cour et séduit Madeleine, la fille aînée de Sainte Colombe.
Pour être tout à fait franc, j’ai trouvé ce roman sans le moindre intérêt : intrigue étique (en 116 pages, tout est bouclé), personnages à peine esquissés et inexistants, rebondissements artificiels, style lourd et pataud, non dénué d’une certaine componction.
A sa sortie, j’avais plutôt bien aimé le film de Corneau mais je ne l’ai pas revu depuis. Mais même si en le revoyant je le trouve académique, il aura toujours un avantage sur le roman : celui de nous permettre d’entendre la musique. C’est cette musique baroque, à base de viole de gambe, qui fit le succès de l’œuvre. Dépourvu de ces notes de Marin Marais (un élève de Lully), le livre ressemble à un squelette décharné dont l’attitude guindée (attention, nous sommes au grand siècle !) ne nous arrache que de vagues bâillements…



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jeudi, avril 26, 2007

O comme Onfray

Traité d’athéologie (2005) de Michel Onfray (Le livre de Poche. 2006)

Le paysage intellectuel français me paraît tellement dévasté que je confesse sans la moindre honte une véritable affection pour Michel Onfray. J’aime qu’à l’heure où tous ses « confrères » se sont convertis au nihilisme ou au « réalisme » de l’économie spectaculaire marchande mondialisée, il s’acharne à défendre une morale résolument libertaire et hédoniste ; qu’à l’heure où le religieux fait un retour en force, il persiste à exalter la libre-pensée, la raison et l’athéisme. D’aucuns lui reprochent sa trop grande médiatisation mais j’aime également cette manière qu’il a d’énerver le monde par ses prises de position à contre-courant. Je n’ai pas l’impression en le lisant d’avoir affaire à une pensée figée. Son attitude lors de la dernière campagne électorale m’a paru assez saine : il n’a pas défendu un candidat comme on défend une équipe de foot contre vents et marées. Il a davantage soutenu une idée (un candidat unique représentant la gauche anti-libérale) et a su changer d’avis au profit de celui incarnant, pour lui, le mieux cette idée (de José Bové dans un premier temps à Olivier Besancenot).
Revenons à son Traité d’athéologie qui se présente à nous comme une machine de guerre contre les trois monothéismes. A travers cet essai, Onfray se livre à une féroce critique des religions (en prenant bien soin de dire, en introduction, que son livre n’est pas dirigé contre les croyants mais contre les pouvoirs qui instrumentalisent la foi) et en démonte tous les mécanismes.
Après avoir retracé rapidement l’histoire de l’athéisme et de ses penseurs que l’histoire officielle continue d’ignorer (qui connaît réellement les textes du curé Meslier ? Pourquoi, effectivement, persiste-t-on à étudier à l’école et université les déistes Voltaire, Rousseau et Kant plutôt que Cyrano de Bergerac, La Mettrie, Helvétius et autres penseurs matérialistes?) ; Onfray montre dans un deuxième temps sur quels principes reposent les religions : haine de la raison, de l’intelligence, de la sexualité, de la femme, du corps (un très beau passage sur la circoncision que le philosophe considère comme une pratique aussi barbare que l’infibulation ou l’excision).
Puis dans un troisième temps, il s’intéresse au christianisme, à l’origine de la « fiction Jésus » et à la propagation de la doctrine par l’empereur Constantin au 4ème siècle ; avant de terminer par ce qu’il appelle les « théocraties », les liens qu’ont toujours entretenus les religions avec les pouvoirs temporels.

On se doute à la lecture d’un tel plan que le Traité d’athéologie est un livre polémique (des auteurs ont d’ailleurs publié des essais en réponse à celui de Michel Onfray). Avant de dire qu’il m’a un tout petit peu déçu, je dois préciser que je suis moi-même athée et que je n’ai pour les religions que la plus parfaite indifférence.
Je crois que ce qui m’a le plus gêné, c’est que je m’attendais à un traité philosophique, qui attaquerait la théologie du point de vue de la seule pensée philosophique alors qu’on se retrouve face à un très classique pamphlet. Ce n’est certes pas inintéressant mais le genre même du pamphlet explique sans doute la manière dont Onfray a parfois tendance à enfoncer des portes ouvertes (les contradictions des textes sacrés, la manière dont ces textes peuvent être interprétés de manières opposées…) ou a effectuer quelques raccourcis un peu simplificateurs.

Du côté des choses intéressantes, l’idée que pendant longtemps l’athéisme a été synonyme d’immoralité, de débauche, de crime ; et qu’il est désormais nécessaire de dépasser ces clichés pour parvenir à élaborer une véritable morale athée. Onfray a raison de noter que la laïcité de l’instituteur de la troisième République qu’on nous vend encore aujourd’hui reste marquée par le sentiment religieux et qu’il est urgent de la dépasser, de la réinventer. La façon dont il démontre comment le droit reste imprégné de l’esprit religieux judéo-chrétien est très convaincante.
Lorsque le philosophe explique également le contexte historique dans lequel ont pu s’ancrer les monothéismes, il est aussi assez passionnant (Jésus ne serait peut-être qu’une synthèse des nombreux « prophètes » s’étant manifestés à cette époque pour lutter contre l’envahisseur romain).

Mais tout n’est pas de cet acabit. Lorsque Onfray prétend que les religions contiennent en elles-mêmes les racines des totalitarismes du 20ème siècle, j’appelle cela un raccourci un peu simpliste. Et si je voulais jouer les avocats du diable (en l’occurrence, Dieu !), je rappellerais à Michel Onfray que le même type de démonstration a été fait pour prouver que les guerres et le nazisme venaient directement, au choix, de la raison triomphante, des Lumières ou encore de Nietzsche. Ces raisonnements m’ont toujours paru schématique et je ne vois donc pas pourquoi je les cautionnerai lorsqu’il s’agit des religions.
De la même manière, nous sommes bien d’accord que l’Eglise a mis plus de zèle à condamner le communisme que le nazisme (Onfray a raison de rappeler que Mein Kampf n’a jamais été mis à l’index alors que c’était le cas des livres de Sartre et de Simone de Beauvoir !), que le silence du Vatican pendant la deuxième guerre mondiale a été plutôt assourdissant, que certains membres du clergé n’ont pas lésiné pour aider d’anciens collaborateurs à s’exiler. De là à faire de la religion catholique un suppôt total de l’idéologie nazie, il y a un pas que je ne ferai pas.
En liant les religions au totalitarisme d’une façon aussi mécanique, Michel Onfray oublie que les églises sont composées d’individus qui n’ont pas tous eu la même attitude. D’une certaine manière, il procède de la même manière que ceux qui réduisent le communisme à Staline et oublient Jan Valtin, les résistants du PC, le POUM et l’utopie internationaliste. Car il y a eu aussi des religieux qui ont sauvé des enfants juifs (je dis ça à titre personnel puisqu’une de mes grandes tantes, religieuse, vient d’être reconnue comme une « Juste »), des penseurs et écrivains qui ont refusé les totalitarismes (on ne peut pas prétendre que la religion refuse l’intelligence et ne pas citer des gens aussi libres que Bloy ou Bernanos !), de multiples exemples où la religion s’est élevée contre la barbarie (même Jean-Paul II, pour qui je n’ai pas la moindre sympathie, a condamné la politique belliqueuse de Bush)
De la même façon, réduire l’Islam à une religion de haine me paraît un peu simplificateur.

On pourrait comme ça reprendre point par point toute la démonstration d’Onfray en trouvant que certaines affirmations mériteraient d’être nuancées. Je ne réfute pas le moins du monde sa thèse (la religion doit être une affaire purement privée et le philosophe a entièrement raison de vouloir la balayer de la place publique) mais l’attaque me paraît parfois un peu convenue. J’aurais préféré qu’il insiste plus sur la manière d’édifier une morale débarrassée des oripeaux religieux d’autrefois.
Peut-être le fera-t-il dans un prochain essai…

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mercredi, avril 25, 2007

N comme Nothomb

Attentat (1997) d’Amélie Nothomb (Le livre de Poche. 2004)

A l’origine, cet abécédaire devait me permettre d’explorer les arcanes de la littérature contemporaine que je connais finalement assez peu. Or nous voilà déjà à la lettre N et mis à part Christine Angot, les seuls auteurs contemporains dont je me suis repu sont, soit morts (Muray, Baudrillard, Izzo), soit déjà des « classiques » (Ellroy). A ma grande honte, je n’avais jamais ouvert auparavant un livre d’Amélie Nothomb et ne savait que penser de ce phénomène à la fois adulé par le public (elle trône souvent en tête des ventes) et méprisé par une critique faisant la fine bouche devant chaque nouvelle cuvée.
Le terme de « cuvée » me semble davantage parlant que celui de littérature tant les œuvres d’Amélie Nothomb reviennent, telles le beaujolais nouveau, chaque année avec la même régularité depuis maintenant 15 ans. Certaines années ont plus la côte que d’autres (Hygiène de l’assassin et Stupeurs et tremblements bénéficient d’une certaine renommée) et je suis ouvert à toutes les suggestions de mes aimables lecteurs qui sauront me conseiller les bons crus de la miss Nothomb.
En attendant, que faut-il penser de la cuvée 97 ? Eh bien figurez-vous que je ne l’ai pas trouvée désagréable du tout !
Epiphane Otos est l’être le plus laid de la création, un Quasimodo des temps modernes qui, au cours d’un casting, va rencontrer son Esméralda en la personne de la belle Ethel, une comédienne avec qui il va se lier d’amitié. A la suite de cette rencontre, il parvient à se faire engager dans une agence de top models afin de servir de « repoussoir » à la beauté fabriquée des mannequins. C’est le début de la gloire mais l’amour qu’Epiphane porte à Ethel commence à lui peser…
Moi qui ne connaissais pas les livres d’Amélie Nothomb, je dois admettre que je lui ai trouvé un certain talent. Ce n’est sans doute pas de la grande littérature mais l’auteur parvient à nous installer d’emblée dans sa petite fable et ne nous lâche plus. La construction du récit est maligne et Nothomb a le sens du dialogue qui fait mouche et des observations sarcastiques. En convoquant le fantôme de Baudelaire (« le beau est toujours bizarre »), elle livre une fable plutôt intelligente sur la Beauté à notre époque, sur cette forme de totalitarisme qu’est le culte de l’apparence, qui va d’ailleurs de pair avec une peur de la véritable Beauté.
Le conte est joliment troussé, plein d’humour (la scène où Epiphane se présente à un entretien d’embauche est absolument désopilante) et au détour d’un paragraphe, on note des petites phrases plutôt pertinentes (« Ce que je hais, c’est cette autorité avec laquelle on nous assène la norme du beau. Si la beauté cesse d’être subjective, elle ne vaut plus rien. »)

Alors bien sûr, le livre n’est pas sans défaut. Malgré sa brièveté, il patine un peu sur la fin et Amélie Nothomb termine un peu paresseusement ses 50 dernières pages (avec un recours un peu fastidieux à la forme épistolaire). Mais ce qui gêne pratiquement le plus, c’est le côté déjà presque « démodé » d’Attentat. Lorsque l’écrivain s’en prend aux agences de top models, ses observations ne sont pas fausses mais 10 ans après, à l’heure où tout le monde se fiche désormais de ce milieu de la mode (enfin, c’est l’impression que ça me fait. Les mannequins ne sont plus les stars qu’elles ont été il y a quelques années), on a un peu le sentiment qu’elle tire sur une ambulance. A trop vouloir coller à l’actualité sans prendre du recul (je pense que son livre sur la télé-réalité doit souffrir du même problème), ses romans risquent vite d’être rapidement dépassés.
Reste une écriture piquante et un style mordant qui empêchent le moindre ennui et qui m’ont plutôt donné envie, n’en déplaise à la critique littéraire, de prolonger ma découverte de l’œuvre d’Amélie Nothomb.

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mardi, avril 24, 2007

M comme Muray

On ferme de Philippe Muray (Les belles-lettres. 2006)

Sur une route du midi de la France, alors que le feu fait rage et décime la forêt, un couple tente de trouver un chemin qui lui permettra de retrouver la villa où il loge. Jean-Sébastien s’occupe de travaux d’édition et rédige, en parallèle, un copieux roman. A ses côtés, Angélique et ses deux fillettes (qu’elle a eues d’un précédent mariage) partage son existence.
Les premières pages sont apocalyptiques et Muray convoque la mémoire de Céline : sauf que les bombardiers allemands du début de Guignol’s band ont laissé place aux vrombissements des canadairs et des canons à eau. Partout du feu, des flammes et de la fumée. La métaphore est là : c’est notre époque qui s’embrase et se dirige à tâtons vers l’inconnu.
Lorsque le couple se rend compte qu’il est désormais impossible d’avancer, il choisit la prudente solution du demi-tour. L’idée alors de faire de Muray un horrible réactionnaire partisan du retour en arrière pourrait alors venir à l’esprit mais ça serait également faire fausse route. Il n’y a pas dans On ferme un regard nostalgique sur le « bon vieux temps » et l’auteur ne se contente pas de regarder dans le rétro (au deux sens du mot) : il propose plutôt d’emprunter des chemins de traverse, de faire un bond de côté et de sauter en marche de cet infernal train de la modernité.

Jean-Sébastien pense donc à son manuscrit pendant le trajet. Du coup, se dessinent des personnages dont Muray va peaufiner, petit à petit, les contours. Son roman va tourner autour de Michel Parneix (alter ego de l’écrivain) et de ses relations avec deux femmes de l’époque : Naïma et la sulfureuse Bérénice. Pour caractériser Michel et Bérénice, nous nous contenterons de paraphraser Muray qui dit de lui qu’il recherche des « aventures sans lendemain » tandis qu’elle cherche des « lendemains sans aventure ». A travers ces personnages, l’écrivain va alors se livrer à une féroce et corrosive satire de notre monde moderne.
« La planète se purge de son Histoire comme une église qu’on reconsacre après des années de profanation ! Plus de négation, plus de pessimisme, infantilisation pour tous, euphémisation obligatoire, terminologie trafiquée. Et défense de ne pas militer ! A l’asile tous les sceptiques, les hésitants, les esprits forts ! Aux ténèbres extérieures les irréductibles récalcitrants ! La chasse commence ! C’est parti ! Pour un Disneyworld sans caries ! »
Tout est dit et Muray va alors se contenter d’explorer tous les avatars de cette modernité qui nous ensevelit : les Arts (disparus au profit des « petites insolences bien coulées dans le moule unanimement approuvé »), la Culture (cette manière qu’ont les artistes d’aujourd’hui de se vouloir « dérangeants », « subversifs » et « pas corrects politiquement » mais d’obtenir néanmoins l’adoubement des institutions), la Parité, les revendications communautaristes, les geignardes revendications pour obtenir plus de Droits (succulente manifestation pour le « Droit aux droits » !), de Normes, de Bonheur sous cellophane et encadré par les flics… Il fustige les trois dogmes sur lesquels chancellent nos sociétés modernes : le business, l’humanitaire et la clownerie. De manière assez extraordinaire, il montre l’émergence d’un « homo festivus » et jette un regard assez effrayant sur les diverses manifestations festives où se presse la foule.
Encore une fois, ces scènes de liesse populaire et de fêtes à n’en plus finir rappelle l’écriture de Céline. Mais Muray ne cherche pas à singer l’écrivain : il se contente de se souvenir de sa leçon et de la réinvestir (voilà un mot qui le ferait bondir !) pour l’appliquer à notre monde d’aujourd’hui. Le résultat est une écriture extraordinairement vivante et dense, où l’auteur nous perd (avec bonheur) dans de vastes digressions (un très beau dialogue entre Jean-Sébastien et Balzac), fait surgir des silhouettes étonnantes (une infirmière rousse en quête de dog-sitter, un voisin qui écoute sans arrêt Don Juan…) et nous décille le regard de son humour décapant.

Le pire, c’est que la réalité a parfois dépassé ce que ce livre, écrit il y a 10 ans, décrivait. A cette époque, il n’y avait pas encore la télé-réalité, l’interdiction de fumer dans les lieux publics (ce que Muray pressentait déjà), le procès d’Outreau (et cette volonté de toujours rechercher des coupables), le développement hallucinant des téléphones portables (ça ne vous fait pas frémir de voir des gamins de 10 ans avec ces machins à l’oreille ?), de l’internet, l’infantilisation de plus en plus prononcé de l’époque, le déferlement des conneries « citoyennes » (le tri sélectif, les « engagés pour la planètes »…), le dégoulinement de l’humanitarisme (les pièces jaunes…) et la croissance des actions juridiques pour tout et n’importe quoi, prélude à ce monde sans carie (et sans liberté, évidemment) que le livre voit se profiler.
Du coup, j’ai très envie de découvrir les textes polémiques de Muray que je ne connais pas (à part celui sur Ségolène que je viens de lire). Pour mieux comprendre la pensée de cet homme lucide et drôle qui, avec On ferme, « se tenait là, au bord du siècle sur la limite de quelque chose »…

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lundi, avril 23, 2007

L comme Léautaud

Le petit ami de Paul Léautaud (1902) (Gallimard. L’imaginaire. 2001)

La fin du 19ème siècle et le début du 20ème, ce ne sont pas seulement les écrivains décadents et le millénarisme exacerbé d’une littérature éprise de « faisandailles ». Ce fut aussi la « Belle époque » où s’exprimèrent la joie de vivre, la bohême artistique et une foi invincible dans un Progrès (symbolisé par l’exposition universelle de 1900) que le premier conflit mondial n’allait pas tarder à vite remettre en question.
Pour ceux qui, comme moi, avait de Léautaud une image de vieux misanthrope conchiant la terre entière dans son Journal et ne réservant son affection qu’à ses chats, la découverte du Petit ami révèle un jeune homme gai, profitant pleinement d’une certaine joie de vivre parisienne.
Il s’agit ici d’un livre autobiographique où l’auteur commence par décrire avec une verve teintée d’un humour irrésistible sa vie de patachon actuelle. L’image de l’écrivain cloîtrée, s’esquintant la santé devant sa feuille blanche pour tenter d’accoucher de son prochain chef-d’œuvre vole en éclat face à l’évocation d’une vie où le travail passe après la détente et où rien ne vaut ces moments où l’auteur passe ses soirées au music-hall avec celles qu’il appelle ses « amies » (des prostituées).
Avec une ironie goguenarde et beaucoup de tendresse, Léautaud trace un tableau incroyablement vivant de cette bohême parisienne où les cocottes se mêlent aux artistes, aux actrices, aux chanteuses. Il se dégage de cette série de portraits une vivacité qui évoque la peinture de Toulouse-Lautrec. C’est d’un charme fou, plein de drôlerie et la pointe de misogynie qui surgit ça et là est compensée par l’incroyable compassion que l’auteur a pour ces « fleurs de la nuit » qu’il porte très justement au pinacle.

Le plus amusant dans ce Petit ami, c’est que le récit semble se construire au fur et à mesure qu’il avance. Léautaud évoque ses frasques actuelles puis, au troisième chapitre, se plonge dans ses souvenirs d’enfance. Là encore, son style léger, où se mêlent l’ironie et la nostalgie, fonctionne à merveille. Le petit Paul n’a quasiment pas connu sa mère et ne garde d’elle qu’une image précise (dans une chambre). Son père, homme à femmes, rentrant rarement à la maison ; il fut élevé en grande partie par sa vieille bonne Marie. Suit une évocation pleine de finesse de ces vieux quartiers parisiens où il vécut et un hommage pour ces femmes qui marquèrent son enfance (aussi bien sa bonne que, -déjà !-, les prostituées travaillant en ces lieux).
Les deux chapitres suivants reviennent sur les « petites amies » : portraits hauts en couleurs et parfois bouleversant lorsque l’auteur nous raconte la fin tragique de l’émouvante Perruche. Entre les lignes de ce livre se dessinent souvent de grandes tristesses mais Léautaud a toujours la pudeur de se draper dans une certaine distance amusée pour ne pas sombrer dans le pathos. Son récit est toujours fin et léger.

Au chapitre 6, le livre semble soudain bifurquer brusquement puisque Paul, le temps d’un enterrement, est amené à retrouver sa mère, cette femme qu’il adule par-dessus tout. Commence alors une étrange relation, d’abord passionnée (à la limite de l’inceste, parfois) puis douloureuse (correspondance et rupture). Léautaud ne semble jamais en vouloir à cette mère absente et lui dédie au contraire ses plus belles lignes (il publiera par la suite ces fameuses lettres à sa mère).
Dans ce rendez-vous manqué avec elle se devine en filigrane tout ce que seront les rapports de Léautaud avec les femmes : l’adoration qu’il leur voue à quoi s’ajoute une incapacité chronique à s’attacher à l’une d’entre elles.

Le petit ami constitue vraiment (pour moi) une très belle découverte. A l’inverse de quelqu’un comme Angot, Léautaud ne sombre jamais dans l’auto complaisance et sait distancier son autobiographie par un style étourdissant de légèreté (même s’il revendique, en conclusion, son « absence de style ») et par une ironie qui n’empêche ni le drame, ni la nostalgie.
Ce livre se dévore d’un trait et on en ressort ragaillardi.
Sans doute parce que Léautaud a su nous transmettre le plaisir qu’il a eu d’écrire, lui qui note qu’ « on n’écrit bien, on n’a d’idées que dans les moments d’émotion et de plaisir. Vouloir écrire quand on n’est pas ému et heureux, c’est bien souvent perdre son temps et ne rien faire de bon. »

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samedi, avril 21, 2007

K comme Kierkegaard

Le journal du séducteur de Sören Kierkegaard (Folio essais. 2005)

En abordant la lettre K, je pressentais que mon choix devrait se porter soit sur des philosophes allemands dissertant sur la raison pure et pratique, soit sur des écrivains tchèques tourmentés, soit sur des philosophes danois. Bref : pas question de gaudriole en passant par la case K (je me réserve le génial Karl Kraus pour un prochain abécédaire) ! Si j’ai finalement opté pour Kierkegaard, c’est parce que depuis l’adaptation qu’en a tirée Danièle Dubroux (à l’époque, elle faisait encore des films regardables !) , je voulais absolument lire ce Journal du séducteur. C’est chose faite et j’en suis heureux !
Par contre, autant vous prévenir de suite, la présente note sera courte car vous parler de la philosophie de Kierkegaard dépasse largement le seuil de mes compétences !
Comme le Sur le rêve de Freud, l’intérêt du journal du séducteur est qu’il s’inscrit dans le champ d’une discipline précise (la philosophie) sans pour autant inonder le lecteur sous un flot jargonnant de concepts abscons. Au contraire, l’auteur présente sa pensée sous une forme quasiment romancée puisqu’on y suit, par le biais d’un journal intime, les tentatives machiavéliques d’un jeune homme (Johannes) pour séduire une jeune fille innocente (Cordélia).
Même si le livre se réfère à des événements concrets (repérage de la proie féminine, tentatives d’approche, séduction de son entourage – une tante- et ruses pour distiller peu à peu dans le cœur de la victime le doux venin de la passion amoureuse…), Kierkegaard privilégie avant tout les méditations de son héros plutôt que «l’événementiel ». Le récit se déroule au gré des observations et réflexions de Johannes sur le seul sujet qui l’intéresse : l’amour (et ses corollaires : le désir, la jouissance, le couple…).
Le jeune homme n’est pas un Don Juan mais un esthète. C’est moins l’esprit de conquête et de défi qui le meut qu’une volonté de jouir de chaque instant de son entreprise de séduction. « Aimer une seule est trop peu ; aimer toutes est une légèreté de caractère superficiel ; mais se connaître soit même et en aimer un aussi grand nombre que possible, enfermer dans son âme toutes les puissances de l’amour de manière que chacune d’elles reçoive son aliment approprié, en même temps que la conscience englobe le tout, voilà la jouissance, voilà qui est vivre. » On percevra à travers cette citation la puissance subjective de l’individu chez Kierkegaard puisqu’il s’agit pour Johannes de trouver les meilleures solutions pour jouir de tous les stades de l’amour.

Les spécialistes vous diront sans doute aussi que le journal du séducteur est une parfaite illustration de ce premier stade (le stade esthétique) que le philosophe perçoit dans le développement des individus (les deux autres étant, - prenez des notes, futurs bacheliers -, le stade éthique et le stade religieux). Johannes vit son amour dans l’instant et ne peut concevoir sa relation amoureuse avec Cordélia que dans son immédiateté (« s’introduire comme un rêve dans l’esprit d’une jeune fille est un art, en sortir est un chef-d’œuvre. Mais ceci dépend essentiellement de cela »).
Cette conception donne lieu alors à la fois à une sombre manipulation où c’est Cordélia qui, finalement, se fourvoie elle-même et à une série de réflexions assez stimulantes sur l’amour, le mariage et la séduction considérée comme l’un des beaux-arts.
Pour aborder le philosophe (sincèrement, j’ai maintenant plutôt envie de lire son Traité du désespoir et ses autres écrits), cet essai romancé me paraît une excellente entrée en matière…


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vendredi, avril 20, 2007

J comme Jousse

Wong Kar-Wai de Thierry Jousse (Cahiers du cinéma/ CNDP. 2006)

Ceux qui me suivent régulièrement ne seront pas surpris que j’insère dans cet abécédaire un essai sur le cinéma. Pourtant, à vrai dire, je ne lis pas énormément de choses sur le cinéma ailleurs que dans les revues. C’est un tort mais c’est comme ça ! Néanmoins, j’étais curieux de découvrir ce court ouvrage consacré à l’un de mes auteurs fétiches, l’immense Wong Kar-Wai.
L’auteur de l’essai, Thierry Jousse, n’est pas un inconnu puisque avant de passer à la réalisation (les invisibles), il fut rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et j’eus souvent l’occasion de l’écouter au Masque et la plume.
Son Wong Kar-Wai se divise en deux grosses parties. Dans la première, Jousse retrace brièvement la filmographie de l’auteur (en consacrant un chapitre complet au diptyque In the mood for love/ 2046), analyse le temps d’un chapitre les thèmes principaux du cinéma de Wong Kar-Wai (le temps, l’identité…) et termine par un décryptage plus fouillé de 2046 qu’il considère comme l’aboutissement de toute l’œuvre du cinéaste chinois de Hong Kong.
La deuxième partie nous offre un ensemble hétéroclite de documents où se mêlent analyses de séquences (à partir de séries de pictogrammes), témoignages (du chef opérateur Christopher Doyle, de Maggie Cheung…), entretiens et documents divers (une analyse de la BO d’Happy together, une traduction d’un passage de l’ivrogne, roman de Liu Yichang qui a influencé Wong).

L’ensemble se révèle assez stimulant mais également un peu frustrant. Du côté des qualités du livre, j’avoue avoir été assez sensible à l’analyse du film 2046. En entrant dans l’œuvre par le biais des personnages qui la peuplent, Jousse montre très bien la manière dont Wong Kar-Wai parvient à réaliser un « film monde », à la fois très maîtrisé et en même temps ouvert à toutes les virtualités fictionnelles qu’apportent chaque personnage.
A côté de cela, je trouve que le critique a tendance à survoler un peu rapidement le reste de l’œuvre du cinéaste. Ce qu’il en dit n’est pas inintéressant mais n’apporte rien de très nouveau. Jousse ne cherche pas à bouleverser les hiérarchies déjà établies, se concentre surtout sur les deux chefs-d’œuvre indiscutables du cinéaste (In the mood for love, 2046) et, du coup, ne fait qu’effleurer un film que je trouve pourtant magnifique (les anges déchus) mais qui n’a pas la côte chez les cinéphiles.
Le gros problème de l’essai vient sans doute de la politique éditoriale dans laquelle il s’inscrit. En effet, ce Wong Kar-Wai fait partie de la collection les petits cahiers co-éditée par les Cahiers du cinéma et le CNDP. D’où le côté très scolaire de cet ouvrage qui semble d’abord s’adresser à des étudiants en cinéma ou des lycéens passant l’option audiovisuelle au bac.
En terme de « vulgarisation » de l’œuvre du cinéaste, il n’y a rien à redire et Jousse fait plutôt bien son boulot (j’ai toujours apprécié la clarté de l’écriture de ce critique qui ne s’est jamais vautré, lorsqu’il écrivait au Cahiers, dans le jargon universitartreux de certains de ses collègues).
Mais pour les amateurs du cinéma de Wong, l’essai n’apportera pas grand-chose et paraîtra un peu court…

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mercredi, avril 18, 2007

I comme Izzo

Chourmo de Jean-Claude Izzo (Folio Policier. 2001)

Qu’est-ce qu’un bon livre policier ? Pour dire vite et mal, c’est un livre qui parvient à être un peu plus que le programme qu’il annonce. Prenons Chourmo, deuxième volet de la trilogie marseillaise d’Izzo avec l’ex-commissaire Fabio Montale dans le rôle titre. Au départ, le roman s’annonce comme l’un de ces innombrables polars sociaux ayant fleuri en France depuis les années 70 sous la houlette de Manchette, Fajardie, Quadruppani, Pouy…Sauf qu’Izzo arrive 20 ans trop tard (son premier roman, Total Khéops, date de 1995) et qu’à la révolte libertaire des grands « aînés », on craint de voir se substituer une bonne conscience citoyenne « de gauche » à la Daeninckx (l’engagement se limitant alors à une simple dénonciation du FN !)
Dans un premier temps, Izzo déroule donc le « programme » qu’on attend de lui, non sans un certain talent : meurtres mystérieux, collusion entre ces crimes et les intégrismes en tout genre (nationalisme extrême, mafia, extrémistes islamiques…), flics corrompus, personnages haut en couleurs et surtout, un anti-héros (Fabio Montale) peu avare en bons mots et désabusé comme tout flic qui sait prendre de la distance par rapport à sa profession.
L’enquête est rondement menée et l’auteur sait nous captiver en faisant sans arrêt rebondir l’intrigue, en multipliant les personnages et en dévoilant peu à peu les liens qui les unissent. De nombreux dialogues rythment le roman et empêchent le lecteur de s’ennuyer.
Chourmo ne serait que ça, ce serait déjà un divertissement agréable. Mais comme je le disais plus haut, Izzo parvient à dépasser un peu son « programme » de départ.
Bien sûr, il fait quelques concessions aux thèmes de l’époque et c’est la grande limite d’un livre que je trouve très marqué par les années 90 (recentrement de la gauche autour de « l’antifascisme », problèmes des banlieues, montée des intégrismes…).
Mais le mérite de l’écrivain, c’est d’assouplir le trait à mesure que son intrigue avance. Il ne cherche en aucun cas à tout « classer » (les bons et les salauds) mais, au contraire, épaissit chacun de ses caractères (le bon éducateur est aussi soupçonné de pédophilie, la pire crapule mafieuse fut également un bon père de famille) et parvient ainsi à pétrir une pâte véritablement humaine. Le manichéisme qui pointe parfois le bout de son nez est sans arrêt remis en question et interrogé. Izzo évoque des problèmes de société mais n’a pas de réponse toute faite : il ne s’agit pas de jeter l’anathème sur untel ou un autre mais de tenter de se plonger dans la paysage dévasté d’une société en faillite.
Bien sûr, Fabio Montale est du « bon » côté : il fustige le racisme et méprise tous les extrémismes. Mais il ne s’agit pas pour Izzo d’en faire une figure du Juste mais, au contraire, de nous faire partager ses doutes et ses ambiguïtés (ses pulsions meurtrières qui jaillissent parfois).
Autre qualité du livre (même si parfois cela engendre une certaine frustration), cette capacité à laisser planer des zones d’ombre, à ne pas tout résoudre dans un grand élan réconciliateur. Quelle est la véritable nature des liens entre le FN et les intégristes du FIS ? Entre la mafia et les grands entrepreneurs de la Côte d’Azur ? Izzo évoque de manière plutôt impressionniste cette vaste fourmilière où règne la pire des corruptions.
Ajoutez à cela un certain talent pour nous plonger dans l’ambiance de Marseille, dans ces zones de non-droit que sont les quartiers nord et vous aurez une idée de la saveur de ce roman teinté de nostalgie pour un monde où existait encore un certain réseau de solidarité et où les idéaux n’avaient pas fondu sous le soleil d’une corruption généralisée.

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lundi, avril 16, 2007

H comme Huysmans

En route de J. K Huysmans (Plon. 1947)

Au hasard de mes pérégrinations dans les librairies d’occasion, j’ai dégotté ce roman d’Huysmans et me suis dis qu’il ne serait pas superflu d’aborder une fois de plus la littérature « fin de siècle » dans le cadre de cet abécédaire.
Pour être honnête, je n’avais lu de Huysmans (comme tout le monde !) que le classique A rebours, chef d’œuvre de cette littérature décadentiste que je prise tant. Je savais qu’il s’était par la suite converti au catholicisme mais je ne connaissais rien de ses œuvres « chrétiennes » si ce n’est quelques titres et les analyses qu’en fait Adolphe Retté dans Quand l’esprit souffle.
D’une certaine manière, En route débute comme A rebours puisque le héros du livre, Durtal (un alter ego évident de Huysmans) se trouve dans une église et se livre à diverses considérations sur la musique sacrée.
Méditations, réflexions sur l’Art, sur l’absolu : on comprend rapidement qu’il s’agira dans ce livre moins d’un « récit » dans le sens classique du terme qu’un voyage intérieur où l’écrivain nous fait partager les affres d’un homme qui cherche à se convertir.

Le récit de cette conversion se fait en deux temps. Tout d’abord, un combat intérieur où se mêlent le dégoût de soi, les souvenirs douloureux des plaisirs d’une jeunesse désormais évanouis, les tentations de la chair et une soif inextinguible d’absolu. Cette quête d’absolu, Durtal l’a d’abord recherchée dans l’Art et la solitude. Elle lui a permis de supporter son dégoût des hommes et de son époque. Puis, malgré sa répugnance pour le clergé et le troupeau tiède des fidèles et des bigotes fréquentant les églises, il se voit attirer par le mysticisme. Après avoir rencontré un prêtre pour le guider, la deuxième partie de l’ouvrage sera consacrée à la retraite de Durtal dans un couvent de moine trappiste.
Là encore, Huysmans décrit en détail les combats intérieurs de son personnage : ses difficultés à se confesser et à recevoir la communion, ses cauchemars nocturnes où le démon semble venir le tourmenter sous forme de succubes, son âme qui se purifie peu à peu au contact de ces héroïques moines…

Le plus intéressant, selon moi, dans En route ; ce sont ces passages où, par le biais de Durtal, Huysmans se livre à diverses considérations sur l’art. Puisque nous sommes dans une perspective religieuse, il n’aborde désormais plus lesdits arts que sous leurs aspects sacrés : la musique, les chants, les œuvres théologiques… Ajoutez à cela un petit soupçon de littérature décadente dans l’évocation des pires turpitudes, ce fumet faisandé qui faisait merveille à la fin du 19ème siècle et vous aurez les meilleures pages du livre.
Car le reste est d’un ennui accablant ! Pas un instant on ne quitte les senteurs d’encens et la fraîcheur âcre des églises. C’est une litanie incessante d’évocations sacrées, de descriptions de messes et d’états d’âme.
On préfère largement Huysmans lorsqu’il est méchant et qu’il s’adonne au détour d’une phrase à la critique fielleuse (parce qu’alors, son style granuleux et imagé fait merveille). Malheureusement, il préfère ici décrire (très !) longuement les atermoiements mystiques de son héros et on n’en sort pas !
De plus, si l’auteur fait mine de mettre en scène un combat intérieur, tout est joué à l’avance et l’on sait, dès la première page, que son Durtal est déjà converti. Du coup, la route qu’évoque le titre s’avère vite un boulevard balisé et sans surprise.
Si l’on se sent quelques attirances pour toutes les choses de la religion, on pourra être un peu troublé par un récit de conversion qui concorde parfaitement avec d’autres récits du même type (j’ai pensé à Du diable à Dieu de Retté), sinon, le livre ne tirera que de nombreux bâillements !
Les athées congénitaux de mon espèce pourront se dispenser de lire un tel pensum !

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jeudi, avril 12, 2007

F comme Freud, G comme Grimm

Sur le rêve de Sigmund Freud (Folio Essai. 1997)

L’un des avantages que devrait me procurer ce système d’abécédaire, c’est de me forcer à aller explorer des domaines où je suis ignare. Alors, bien sûr, j’ai étudié succinctement Freud au lycée et j’ai croisé son nom en de multiples occasions mais j’avoue que la psychanalyse me reste quelque chose d’assez inconnue. J’ai lu un livre de Reich mais, je dois le confesser bien humblement, je n’avais jusqu’à présent lu aucun essai de Freud en entier.
Or pour le néophyte, Sur le rêve s’avère être une excellente entrée en matière. Je m’explique : en 1900, Freud publie l’interprétation des rêves qui s’avère vite un fiasco, tant du point de vue des ventes que de l’accueil du milieu médical. Peu après, notre brave docteur se voit proposer une nouvelle contribution sur le rêve, plus courte et plus accessible, et qui sera publiée dans un ouvrage collectif. Ce sera donc Sur le rêve, petit essai (en une heure et des poussières, c’est lu !) où Freud livre sous forme vulgarisée ses découvertes sur l’inconscient et le rêve. Comme le dit le préfacier de cette édition de poche, Sur le rêve est à l’interprétation des rêves ce que le Manifeste du parti communiste de Marx est au Capital et ce que L’existentialisme est un humanisme de Sartre est à l’être et le néant : un résumé succinct d’une pensée primordiale.
Vous présenter rapidement la pensée et les découvertes de Freud me paraît largement dépasser les limites de ces modestes notes. Je me contenterai donc de vous dire que ce petit essai à l’immense mérite d’être très clair, d’être illustré de manière très vivante par les rêves de l’auguste praticien (le fameux rêve de la « table d’hôte » qui permet à Freud de développer les notions d’inconscient, d’association libres, de dramatisation du rêve, de mise en image du désir, de refoulement et de censure (ce n’est pas rien, vous en conviendrez !)) et ceux de ses patients. En analysant ces rêves, Freud poursuit sa découverte des mécanismes inconscients et jette les bases de ce qui va devenir la psychanalyse. Personnellement, je dois avouer que je conserve toujours une distance réservée face à cette nouvelle « science » (comme d’ailleurs de la plupart des sciences dites « humaines » : la sociologie, la sémiologie, la linguistique, le structuralisme…). Je ne remets pas en cause leurs indéniables apports mais je leur reproche leur glaciation en dogmes et d’introduire de nouveaux déterminismes chez l’individu.
Ma vision est sans doute très réductrice mais, pour moi, je me représente la psychanalyse comme de nouvelles grilles (après la mort de Dieu !) enfermant l’individu dans un système rigide (pour résumer caricaturalement, tout garçon se devra de vouloir coucher avec sa mère et tuer son père).
Bizarrement, ce qui m’intéresse le plus dans Sur le rêve, c’est le champ poétique incroyable qu’il ouvre. Tout se que Freud avance sur l’inconscient, le désir, la libre association sera assimilé par les artistes (en premier lieu, les surréalistes) qui se réapproprieront ces notions pour inventer un Art unique. Finalement, la plus belle réussite de Freud n’est-elle pas d’avoir permis l’existence d’un chef-d’œuvre comme Nadja ?

Contes choisis des frères Grimm (Folio. 2006)

S’il y a bien un genre littéraire qui s’adapte parfaitement aux approches psychanalytiques, c’est bien le conte de fées (je vous renvoie à Bettelheim). On trouvera donc dans ces célèbres contes (la belle au bois dormant, Blanche-neige, Cendrillon…) un certain nombre d’aspects correspondants aux divers stades du développement de l’enfant (la « séparation » avec les parents, la prise de conscience de la mort…) et des thèmes récurrents (le parcours initiatique, la Justice, le châtiment, la fidélité à un certain nombre de valeurs…). Ce qui frappe dans ces contes, par rapport à ceux de Perrault (qu’à vrai dire, je ne connais presque qu’oralement ou dans les versions « Disney » ou Demy), c’est la noirceur de leur univers. Bien sûr, le bon l’emporte et la morale est sauve mais les Grimm n’hésitent pas à avoir recours à des détails macabres (la grande invention dont ils font preuve lorsqu’il s’agit des tortures infligés aux « méchants »). Prenons l’exemple célèbre de Cendrillon : on ne m’a jamais raconté lorsque j’étais marmot que les méchantes sœurs de l’héroïnes, pour pouvoir chausser la fameuse pantoufle d’or, n’hésitaient pas à se couper un orteil pour l’une et un bout du talon pour l’autre ! Ni que le sang coulant sur ladite pantoufle permettait au prince de découvrir le subterfuge !
Tous ces contes sont, à l’origine, de petits récits populaires et de traditions orales (fabliaux du 16ème, récits du 14ème…) qui perduraient encore en Allemagne au 19ème même si la plupart sont de sources françaises. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on retrouve les mêmes contes chez Perrault (Peau d’âne devient, chez les Grimm, Peau-de-mille-bêtes) Mais ici, ces contes s’inscrivent dans un courant de la pensée Allemande qui tente de renouer avec les mythes originels, avec une culture ancestrale qu’il s’agit de transmettre de générations en générations. D’où cet effort pour renouer avec cette fameuse tradition orale qui se traduit par un style très simple, au plus près du conte d’autrefois (alors que d’après ma sœur, les contes de Perrault sont assez « précieux »).
Franchement, c’est très intéressant de lire des histoires que nous connaissons par cœur sans être passé par le support livre…

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lundi, avril 02, 2007

E comme Ellroy

Le dahlia noir de James Ellroy (Payot Rivages/noir. 2006)


Plutôt que des classiques louanges que méritent totalement cet immense roman mais qui tourneraient vite à la litanie de superlatifs ; je vais tenter de traduire mes émotions et impressions sur ce livre en le comparant à son adaptation filmée par De Palma il y a quelques mois (voir ici).
Le film m’avait laissé une impression mitigée : il m’avait dans un premier temps passionné par le brio d’une intrigue captivante puis m’avait frustré sur la fin en ne se consacrant plus qu’aux rebondissements, se dépêchant de boucler un récit en bâclant la mise en scène. Or en découvrant le livre d’Ellroy, le film de De Palma est revenu me hanter et a pris un autre relief (paradoxalement, j’ai plus envie de revoir ce film que les infiltrés de Scorsese que j’ai pourtant préféré !).
Bien entendu, le roman est très supérieur à son adaptation mais, comme le reconnaît lui-même Ellroy dans une postface très émouvante, De Palma a parfaitement saisi l’essence du livre et se l’est réappropriée de manière très habile. Finalement, ce qui m’a le plus gêné dans la fin du Dahlia noir filmé, c’est que le flot d’informations qui submerge le spectateur lui rend difficile la compréhension de l’intrigue. On ne voit plus alors que des coups de théâtre et rebondissements un peu artificiels. Eclairci par le roman (foisonnant mais qui parvient à toujours resituer l’action, les nombreux personnages…), le récit s’éclaircit et l’on saisit mieux les enjeux qui ont pu attirer De Palma.

Petit rappel : Buck et Lee sont deux anciens boxeurs entrés dans les rangs de la police. Anciens adversaires, ils deviennent coéquipiers et se voient chargés d’enquêtes périlleuses. Leurs vies basculent lorsque le 15 janvier 1947 est découvert le corps sectionné en deux de Betty Short, jeune fille rapidement surnommée « le dahlia noir » en raison de sa propension à toujours s’habiller en noir. Ce qui n’apparaît au départ que comme un fait divers atroce et crapuleux va vite tourner à l’obsession pour nos deux flics et considérablement bouleverser leurs vies…

Ce qu’a parfaitement saisi De Palma du roman d’Ellroy, c’est que « le dahlia noir » est une pure image, un motif visuel qui va envahir l’esprit de son flic Buck en quête de rédemption. Ellroy précise même que, dans son esprit, l’image de sa mère (violée et assassinée elle aussi) s’est mêlée à celle de Betty dans la construction du personnage. Le dahlia noir est une quête quasi-nécrophile, une manière de fouiller les images du passé pour s’en libérer. L’image de Betty Short agit comme révélateur des personnages principaux et permet de dévoiler leurs pulsions les plus enfouies, leurs obsessions les moins avouables, les parts d’ombre qui brouillent les frontières floues du Bien et du Mal (les flics se comportent souvent comme des truands). Ellroy propose un feuilleté impressionnant d’images qui se superposent et tournent à l’obsession.
On voit ce qui a pu intéresser dans ce propos un cinéaste comme De Palma (fasciné par les images « mortes ») et l’on réalise qu’il a parfaitement traduit à l’écran cette épaisseur des images revenant de temps immémoriaux pour nous hanter (le Hollywood des années 40 pour le cinéaste). Que le récit se dirige en plus vers les milieux du cinéma ne pouvait que plaire à l’auteur de Body double. Il est intéressant de noter qu’il a encore plus axé le propos autour de l’image en montrant de nombreux essais de Betty (dans le livre, Ellroy se contente de la découverte du petit film porno) et que ce n’est plus le livre d’Hugo, l’homme qui rit, qui fait office de révélateur mais le film de Paul Léni.

Même s’il reste relativement fidèle à l’intrigue (le meurtre dans l’escalier du film, par contre, n’est pas dans le livre), De Palma n’en extrait cependant que la dimension nécrophile, le côté obsessionnel de l’image. C’est déjà beaucoup mais là où le roman sidère, c’est par la manière dont il nous plonge dans un univers totalement cauchemardesque. Ellroy dit qu’il a tenté d’explorer le monde du crime « et ses corollaires sociaux ». De Palma n’a pas les moyens (limité qu’il est par le temps) d’explorer toute cette dimension « sociale » du livre, incroyable tableau d’un monde en décomposition. Los Angeles devient ici un immense foyer de corruption où les flics traitent avec les truands, où les politiques manipulent les journalistes, où les intérêts électoraux sont prétextes à toutes les manipulations, où l’argent dirige tout et permet de maquiller les plus atroces crimes… Personne n’est tout blanc dans ce Dahlia noir, longue quête initiatique d’un inspecteur qui cherche, d’une certaine manière, une forme de rédemption pour se libérer de l’image de cette jeune femme, mi-ange, mi-pute.
La manière dont Ellroy orchestre cette grande symphonie de la putréfaction (avec des intermèdes foudroyants au Mexique ou dans les quartiers noirs de L.A.) est proprement hallucinante. On est happé par son sens de la narration et par l’épaisseur, la densité de son roman où la plus passionnante des enquêtes policières est accompagnée par des personnages incroyablement complexes (l’auteur nous fait partager pleinement les états d’âme de Buck) et un arrière-plan social stupéfiant de vérité.

Devant de tel roman, les distinctions entre « grande » littérature et littérature « de genre » s’estompent et un seul mot vient à l’esprit : chef d’œuvre !

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