La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

samedi, octobre 01, 2016

Lectures de septembre



49- La Vie secrète d’Eugénie Grandet (1981) de Julienne de Cherisy (Editions de la Brigandine, 1981)

Deuxième et dernier roman des collections Bébé Noir/ La Brigandine attribué à Raoul Vaneigem. Nous tenterons de faire le point sur la question dans un article qui sera publié ailleurs et plus tard. 

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50- Les Lèvres nues (1954-1958) (Editions Plasma, 1978) 


Fondée par Marcel Mariën en 1954, Les Lèvres nues fut une revue littéraire qui regroupa toute la fine fleur du surréalisme belge. Il n’est pas question dans le cadre de ces modestes et courts comptes rendus de mes lectures d’entrer dans le détail des théories développées par cette excellente publication. D’un point de vue artistique et littéraire, Les Lèvres nues s’inscrivent dans la tradition des avant-gardes remettant en cause la fonction du langage et ses pièges. Une personnalité comme Paul Nougé a également pu développer au sein de la revue ses théories sur les « objets bouleversants », consistant (je schématise à l’extrême) à subvertir notre champ de la perception à partir d'objets banals. A l’instar des tableaux de Magritte, les surréalistes belges sont beaucoup moins « branchés » sur l’inconscient que leurs homologues français et cherchent avant tout à montrer la trahison des images, des mots et des objets en les plaçant dans des contextes singuliers.
Ce qui vaut pour la peinture, la photo ou les « publicités transfigurées » de Nougé vaut aussi pour les mots et l’on savoure dans la revue les aphorismes géniaux de Louis Scutenaire (« Vous dormez pour un patron », « L’homme tient pour intelligence l’usure de ses facultés d’indignation », « Il est malaisé de rester fidèle à des amis qui ne demeurent pas fidèles à eux-mêmes »), les essais malicieux de Mariën (Le Marquis de Sade raconté aux enfants) et de Nougé.
Politiquement, on sent une évolution de la revue. Dans le premier volume, l’orientation est celle d’un communisme orthodoxe avec des citations de Lénine et un vibrant appel au vote pour le PC belge. Puis l’équipe prend ses distances avec cette ligne orthodoxe et cette dissidence culmine avec l’hallucinante (et assez géniale) Théorie de la révolution mondiale immédiate de Marcel Mariën où l’auteur élabore avec un mélange de sérieux et de dérision une stratégie (basée sur l’observation minutieuse des méthodes capitalistes) visant à provoquer la révolution mondiale.
Passionnante est aussi la participation régulière à la revue, à partir du sixième numéro, des membres de l’internationale lettriste, à savoir Guy Debord (qui y publie le scénario d’Hurlements en faveur de Sade et sa Théorie de la dérive), de Wolman (on peut lire le Mode d’emploi du détournement, co-écrit par Debord) ou Michèle Bernstein.
Cette fructueuse collaboration dit bien la teneur d’une revue qui, peu à peu, oriente ses recherches du côté de la révolution de la vie quotidienne et du « détournement » des divers moyens d’expressions. On trouvera d’ailleurs de longues pages consacrées au scandale provoqué par le film de Mariën L’Imitation du cinéma.
Inutile de dire que cette somme est indispensable pour quiconque s’intéresse aux avant-gardes politiques et artistiques puisque Les Lèvres nues apparaît comme le chaînon manquant entre le surréalisme orthodoxe et l’Internationale situationniste (avec lesquels elle partage le goût du scandale et du canular) 

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 51- La France de Jean Gabin (2016) d’Alain Paucard (Xénia, 2016)


J’ai parlé de ce très court essai ici

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52- L’Horreur d’été (1979) d’Humphrey Paucard (Éditions de la détente, Collection Enquêtes, 1979)


De ce sanglant roman de gare de Paucard, je parlerai sans doute dans une autre publication. 

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53- Impossible ! (1985) de Yak Rivais (L’Ecole des loisirs, 1986) 


J’ai lu, à une époque, pas mal de « littérature jeunesse » dans le cadre de mon travail et pour être au courant. Sans dénier la qualité de certains livres, je dois reconnaître que je suis de plus en plus sceptique quant à cette appellation. D’une part, parce que le succès d’Harry Potter a entraîné dans son sillage une foultitude de sagas fantastiques ou d’héroic fantasy sans grand intérêt. D’autre part, parce que cette « littérature jeunesse » me semble souffrir d’un énorme défaut : son caractère édifiant. Dans la plupart des cas, il faut que les récits soient portés par un grand « thème » (l’exclusion en premier lieu, les souvenirs de la guerre, la différence, etc.) et les auteurs peinent souvent à se sortir d’une vision sociologique assez mélodramatique et bien-pensante (en gros : la guerre, le racisme, la violence : c’est mal). Sous prétexte qu’ils s’adressent à un « public cible » (ce qui, en soi, est déjà une aberration), ces romans sont souvent dénués de style et font rarement appel à l’imagination (en ce sens, on peut quand même louer Harry Potter d’avoir su créer un véritable univers cohérent et merveilleux).
Rien de cela dans les petits contes de Yak Rivais dont l’univers s’apparente davantage à celui d’un Lewis Carroll, Marcel Aymé ou des contes de fées d’autrefois. Même si ses courts récits s’inscrivent toujours dans un contexte réaliste (l’école, la plupart du temps), ils bifurquent rapidement vers le fantastique et le merveilleux. Mais ce basculement s’opère avant tout par la grâce du langage et le jeu sur les mots. Plutôt que de chercher à jouer sur la psychologie, l’auteur s’appuie sur son expérience d’instituteur pour inventer des personnages qui seraient comme des images transfigurées de ses élèves. Ainsi, la petite fille timide deviendra dans ces contes une enfant avec le pouvoir d’invisibilité tandis que le colérique sera capable de provoquer une immense catastrophe dans la ville en se fâchant et en décuplant ses forces. Il y a aussi un côté OULIPO chez Yak Rivais, notamment dans le très amusant L’enfant qui se trompait de mots puisque le petit héros confond les mots et parle, par exemple, « d’ivrognes dans le porte-monnaie » au lieu de « sous » (« saouls »). Du coup, le conte lorgne du côté de l’absurde le plus réjouissant et s’offre même le luxe de petites notations irrévérencieuses :
« « Bigre ! » dit l’oncle. Ce gamin a l’art de rendre incompréhensible les propositions les plus claires ! Il faudra en faire un politicien ! » ».
Les contes composant Impossible ! parviennent à parler de l’enfance sans avoir recours aux lamentations sociologiques ou psychologiques mais en jouant la carte de l’humour, de la fantaisie et du merveilleux. Et c’est délicieux…

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mercredi, avril 23, 2008

Deux morts

Ayant eu beaucoup de mal à trouver le livre qui me satisfasse dans la catégorie « littérature nordique » (ne l’ayant d’ailleurs pas trouvé, je me suis rabattu sur un classique), j’en ai profité pour écluser un peu ma PAL (pile à lire) !

Je me suis, bien entendu, rué sur Tout sur le personnage de Gérard Lebovici (éditions Gérard Lebovici/ Champ Libre), ouvrage dont le célèbre producteur et impresario avait eu l’idée avant son assassinat. Il ne s’agit ni d’une « biographie » ou de quelconques « mémoires » mais d’une volonté de « rendre la honte plus honteuse en la livrant à la publicité. »

Comprenez que Lebovici avait l’idée d’utiliser le concept que Debord reprendra plusieurs fois (dans Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici ou Cette mauvaise réputation, par exemple), à savoir la compilation commentée de coupures de presse le concernant.

Malheureusement, la fin tragique de l’homme ne lui permit pas de se livrer à ces commentaires et il ne reste ici qu’un recueil d’articles parus dans la presse ou de lettres de ses ennemis.

Le livre est divisé en deux parties : avant et après l’assassinat.

La première est celle qui laisse le plus perplexe et qui empêche pour deux raisons d’adhérer totalement au projet. Première raison, entièrement subjective : les lettres exposées sont souvent écrites par des individus pour qui j’ai de l’estime (Guégan, Khayati, Manchette, Simon Leys, Jean-Pierre Voyer, Renaud et même le sympathique Isou) et dont je trouve les motifs de mécontentement assez légitimes. D’autre part (raison objective), certaines lettres sont volontairement tronquées par les soins de l’éditeur (on peut lire intégralement celle de Guégan et consorts dans Montagne Sainte-Geneviève… et celles de Voyer dans Hécatombe) et cette « maspérisation » donne à l’entreprise de Lebovici une certaine malhonnêteté intellectuelle.

Arrive par la suite la deuxième partie, recueil des articles consacrés à la mort du producteur et éditeur. Et là, c’est passionnant et… terrifiant. Terrifiant parce que sans rien affirmer, le livre montre l’incroyable bêtise de la presse (tout titre confondu !), son pouvoir de falsification et son incapacité à écrire une seule chose de vraie !

Même si nous passons sur les choses les plus grossières et abjectes des torchons d’extrême droite qui n’ont rien à prouver en la matière (quand même, l’antisémitisme du sinistre article de Présent nous replonge dans les années 30 !) , nous apprenons par les autres folliculaires que Lebovici appartenait à la galaxie terroriste des années 70 (alors qu’un seul coup d’œil au catalogue des éditions Champ Libre aurait montré aux journaleux qu’avec Debord, ils se sont au contraire escrimés à montrer les connivences objectives entre les brigades rouges et l’état italien !), qu’il fut anarchiste, plus ou moins mafieux (ah ! ses fameux « liens » avec Mesrine), agent s’employant à « l’ébranlement de notre société » (ça, c’est tiré du Quotidien de Paris) et qu’à côté de ses activités de « lumière » (le cinéma, Catherine Deneuve, Truffaut et Resnais), il était manipulé dans l’ombre par son « gourou » Guy Debord qui en prend plein la tête lui aussi !

Pour ceux qui croient encore au pouvoir d’ « information » de la presse, ce petit livre s’avère vite édifiant…

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Je suis mort de Marc-Edouard Nabe (Gallimard. L’infini)

Très court roman où Nabe imagine sa propre mort pour revenir sur « l’échec » de sa carrière en terme de reconnaissance. Nul n’ignore désormais sa fameuse première prestation télévisée à Apostrophes qui le grillera définitivement dans les médias et qui lui valut un coup de poing dans la figure de la part du grotesque rince-doigts Benamou (on a vu ce qu’était devenu cette épluchure !). Dans Je suis mort, cet épisode est transposé de telle sorte que Nabe devient un comédien qui lors d’une première a soudainement un trou de mémoire qui lui vaudra une tomate en pleine figure. Ce « trou » (imaginez la manière dont l’auteur file la métaphore !) lui fermera toutes les portes et il devra alors mener une carrière « parallèle » d’acteur silencieux, spécialisé dans le mime (ce qui lui vaudra néanmoins un petit cercle d’amateurs).

Le lecteur aura plaisir, à la lecture de ce petit roman, de découvrir derrière des pseudonymes, des personnalités qui eurent de l’importance pour Nabe (Sollers et Jean-Edern Hallier, en particulier) mais aussi de voir comment une dizaine d’années avant la fameuse préface à la réédition du Régal des vermines, l’auteur mettait déjà en scène son « échec ». Il parle déjà de son voisin de pallier (dont le nom de Klouelbec dissimule à peine la personne de Michel Houellebecq) pour mettre en évidence leurs destins opposés.

Ce n’est sans doute pas ce que Nabe a écrit de mieux mais Je suis mort est très plaisant à lire, souvent assez drôle et la lettre finale à la mère est bouleversante.

A découvrir, donc…

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mardi, avril 15, 2008

L'aventure de Champ Libre (suite et fin)

Montagne-Sainte-Geneviève, côté cour : éditions champ libre 2 (1972-1974) de Gérard Guégan (Grasset)




Interrompons un instant le cours de notre « bibliothèque idéale » pour nous intéresser à la suite de l’histoire mouvementée des éditions Champ Libre, sans doute la plus belle aventure éditoriale de l’après-68.

Dans le premier volume de cette chronique (voir ici), Gérard Guégan racontait la création de cette maison d’édition et la manière dont le navire fut lancé et dirigé à deux (Lebovici, le célèbre impresario assassiné mystérieusement en 1984, apportant l’argent tandis que Guégan veillait sur la politique éditoriale).

Ecrit de la même manière vivante et captivante (chapitres courts, digressions bienvenues, mélancolie tempérée par un humour constant…), le livre nous happe pour ne plus nous lâcher.

Champ Libre de 1972 à 1974, c’est d’abord un catalogue impressionnant où la littérature (Boulgakov, James, La rage au cœur de Guégan) côtoie les « classiques de la subversion » (Coeurderoy préfacé par Vaneigem, Darien et son Ennemi du peuple – je me damnerais pour le dénicher ! et Zo d’Axa), où les essais théoriques (le début des œuvres complètes de Bakounine, Hegel) et historiques (un livre de Barrot sur le communisme, la révolution de Landauer) succèdent à des écrits sur l’art (Ribemont-Dessaignes, Pessoa…), le cinéma (le délicieux Votez pour moi de WC Fields) ou des traités stratégiques (Napoléon, Gracian, Clausewitz…). A cela s’ajoute la création (par notre cher Manchette) de la collection « Chute Libre » où se trouvent réunis divers titres de SF américaine ou de polars déjantés.

C’est ensuite le récit d’une équipe soudée autour de Guégan où l’on retrouve le critique littéraire Raphaël Sorin, l’illustrateur Alain Le Saux et le traducteur clochardisé Michel Pétris qui va subir divers tumultes, de l’euphorie d’une indéniable réussite jusqu’à la tempête que marquera la rupture définitive entre les deux Gérard.

Guégan tente de cerner les origines de cette scission qui le poussera à fonder les éditions du Sagittaire par la suite. Il égratigne au passage les situationnistes à qui l’on associe, sans doute à tort, Champ Libre. Debord est présenté ici comme l’âme damnée de l’entreprise, sorte de grand gourou invisible tirant les ficelles dans l’ombre. J’avais été agacé dans le premier volume par certaines attaques qui me semblaient gratuites. Dans ce second tome, on sent Guégan amer mais pas aigri et j’avoue être parvenu à comprendre certains de ses griefs envers l’auteur de la société du spectacle (ce qui n’enlève rien à l’importance qu’ont pour moi les écrits de Debord).

N’allez pas croire que le livre soit uniquement le récit de petites et grandes querelles au sein d’un microcosme minuscule qu’est la cuisine de l’édition. A travers cette épopée, Guégan fait revivre toute une époque et les évolutions sociales qui lui sont associées. L’auteur se remémore la mort de Pompidou, les manifestations de la Gauche Prolétarienne , un concert mouvementé de Léo Ferré, les scandales provoqués par les traductions de Pétris et les discussions théoriques autour de la lutte armée (Champ libre a édité en France les textes de la bande à Baader). Il évoque également les rencontres qu’il a pu faire pour mener, à bien ou pas, divers projets : Warhol, Schuhl, Boudard, Thirion, Dominique de Roux (pour un Cahier de l’Herne consacré à la guérilla qui ne verra pas le jour) ou encore William Burroughs.

Cinéphile émérite, Guégan raconte les séances de projection de La dialectique peut-elle casser des briques ? de Viénet (en présence de Dewaere, qui a doublé l’un des acteurs du film) ou le bide de l’adaptation par Debord de La société du spectacle pour lequel il s’est retrouvé attaché de presse.

Le livre fourmille d’anecdotes savoureuses et c’est l’un des plus captivants que l’on puisse lire en ce moment pour peu que l’on s’intéresse à la vie artistique, intellectuelle et politique de la France des années 70.

Je me suis régalé.

PS : Pour ne pas perdre le rituel désormais immuable des petites questions finales, évoquons les maisons d’édition. Champ libre fait partie des rares éditeurs (avec Pauvert, Losfeld et désormais la collection Imaginaire de Gallimard) dont les livres m’intéressent tous, presque indépendamment de leurs titres. Avez-vous comme ça des éditions et collections de livres sur lesquelles vous vous ruez les yeux fermés ?

Deuxième question : même si les plus vieux titres n’ont pas 40 ans, les livres édités chez Champ libre sont devenus assez rares (et plutôt onéreux sur le marché !) : en avez-vous dans votre bibliothèque ? Lesquels ? (pour ma part, jusqu’à aujourd’hui je n’en possédais que 4 : deux édités après le départ de Guégan : les sublimes Œuvres d’Arthur Cravan et les magnifiques Quatrains d’Omar Khayyâm et deux datant de son « époque » : le désormais impubliable journal d’un éducastreur de Jules Celma et Votez pour moi de WC Fields ! Aujourd’hui, ô joie !, j’ai dégotté Gare à la bête de Farmer et Gérard Lebovici : Tout sur le personnage : nous en reparlerons !)

D’ailleurs, si certains veulent se débarrasser de leurs collections, qu’ils m’envoient un mail…

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vendredi, août 17, 2007

Les bigots de la modernité

Moderne contre moderne : exorcismes spirituels IV de Philippe Muray (Les Belles Lettres. 2005)

C’est amusant, depuis que j’ai lu ce livre, je ne cesse de me demander ce que Philippe Muray aurait pensé de tous ces faux évènements que nous relate le J.T. Qu’aurait-il trouvé à dire de cette « journée des gauchers » (j’espère qu’on a songé à combler un vide juridique en obligeant les fabricants de guitares à confectionner des instruments pour nos amis gauchers et mettre fin ainsi à une odieuse période de discriminations ! A quand l’instauration de la parité entre gauchers et droitiers dans la fonction publique ? Ou dans les salles de rédaction des journaux où pourtant, une grande majorité écrit déjà de la main gauche !) ou de cette quête toujours plus incessante de coupables lorsque surviennent de malheureux accidents (qu’un manège lâche ou qu’un gosse se noie. Faut-il mettre des écriteaux au bord des rivières avec cette mention : l’eau peut nuire gravement à la santé ?). Quelles réflexions auraient pu lui inspirer cette grotesque mascarade que furent les dernières élections présidentielles et son dégoulinement d’œcuménisme « citoyen » (le peuple a retrouvé le chemin des urnes et a voté pour le Bien, le Moderne et le sens de la marche) qui confirme parfaitement ce que Muray disait : « C’est d’ailleurs à ça, me semble-t-il, que sert le clivage gauche-droite : à maintenir l’illusion d’un monde et d’une réalité historiques encore décryptables et gouvernables dans les termes de jadis, donc à ne rien voir et ne rien savoir de ce qui se passe concrètement. » Avec le ralliement sans vergogne des ordures de la gauche « moderne » (Lang, Kouchner…) au régime du nabot américanophile, nous voyons tous les jours cette illusion s’effondrer…

Mais revenons à cet essai, recueil hétéroclite de textes où Muray porte un regard sarcastique et décapant sur notre Modernité et notre monde en pleine déréliction depuis ce qu’il appelle l’après Histoire (il est amusant de noter qu’Annie Le Brun parle de « trop de réalité » à l’inverse de Muray qui voit disparaître le Réel alors que leurs analyses sont sensiblement les mêmes…).

Le livre est divisé en cinq parties. La première est un ensemble de textes (et d’entretiens) ayant rapport avec l’Art et la littérature. C’est dans la mort du roman que Muray diagnostique tout d’abord un des symptômes de notre Modernité. A mesure que le Réel fuit, il n’y a plus rien à raconter et « le nombril du monde a remplacé le monde » (voir l’analyse très pertinente du phénomène Angot). Muray s’en prend avec une virulence salutaire aux maîtres-penseurs médiatiques et journalistiques d’aujourd’hui (qui orchestrent eux-mêmes de petits scandales dans la sphère du Bien pour mieux ostraciser ceux qui voudraient réellement porter un œil critique sur le monde), à l’intelligentsia qui est incapable de dire un mot sur l’époque (beau texte contre Derrida). Le seul qui échappe à son courroux reste Baudrillard (ce n’est pas un mauvais choix !) dont Muray parle avec une rare intelligence.

La deuxième partie rassemble des textes donnés dans divers journaux (du Figaro à Marianne en passant par L’imbécile et le nouvel observateur) où l’auteur fait ce qu’il sait le mieux faire : porter un regard dévastateur sur les manifestations les plus grotesques de notre modernité. C’est ici qu’on trouvera le désormais fameux Sourire à visage humain consacré à Ségolène Royal mais également toute une série de réflexions sur la fin de l’Histoire, le triomphe du communautarisme, la tyrannie des minorités, l’effacement des identités sexuelles et le triomphe du matriarcat, l’infantilisme généralisé qui va de pair avec une demande outrancière de lois et de normes pour la protection des intérêts de chacun, sur le « moralisme pleurnichard et le libertarisme cynique » ; bref, sur ce qu’il a autrefois appelé « l’Empire du Bien » qui se caractérise par la fin de l’altérité, la résolution des conflits dans la fête permanente (« Homo Festivus ») et l’organisation toujours en mouvement d’un vaste « parc d’abstractions » mondial.

Après une courte troisième partie regroupant trois essais sur l’avenir donnés dans Le débat (dont l’excellent Citoyen, citoyenneté : « Ici comme ailleurs, il s’agit d’abord de mobiliser en faveur de ce qui est ; et dans le seul but de son renforcement. »), la quatrième partie est composée d’un ensemble d’entretiens passionnants où Muray explique très clairement sa pensée.

La dernière, peut-être ma préférée, est un recueil des articles écrits pour le journal La Montagne. L’actualité la plus brûlante (le référendum européen, la canicule de 2003, la guerre en Irak…) ou la plus anecdotique (Paris-plage, les raves…) sert de point d’appui à de courtes analyses d’une finesse et d’une drôlerie réjouissantes. Car Muray est quelqu’un de très drôle et il revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur le rôle du rire et sa disparition (« Le rire touche à la fin de son cycle, il est entré dans la sphère des dangerosités homologuées, il porte atteinte aux bonnes mœurs et menace le nouvel ordre humanitaire-victimaire » : je vous jure que je n’avais pas commencé ce livre en écrivant mon texte sur Le témoin de Mocky !). Le fait que ces lignes furent publiées dans le périodique où écrivit Alexandre Vialatte n’a fait que renforcer, dans mon esprit, la communauté de pensée entre ces deux moralistes ironiques et désabusés.

J’avais prévu de parler dans cette note du rapport entre Guy Debord et Muray, de la notion de fête qui fait horreur à notre polémiste mais dont l’esprit, me semble-t-il, a été totalement trahi par rapport à ce qu’entendaient les situationnistes lorsqu’ils écrivaient : « les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il pourra reconnaître ». Je ne pense pas qu’ils avaient en tête les immondes « techno parades » ou l’horreur du tourisme de masse lorsqu’ils écrivaient ces mots ! Je ne suis pas toujours d’accord avec Muray dans cette manière qu’il a de lier un peu trop rapidement des conséquences funestes à une cause unique (Mai 68) ni dans cette façon qu’il a de réfuter la théorie du Spectacle debordienne (en faisant mine d’ignorer que cette théorie a, elle-même, évolué et que les commentaires sur la société du spectacle ne sont déjà plus la société du spectacle). De la même manière, je ne partage pas non plus l’admiration de l’auteur pour le pape et sa nostalgie (relative) pour l’ordre judéo-chrétien : on peut-être parfaitement athée et dégueuler face au spectacle répugnant de toutes les bigoteries modernes !

Mais, voyez-vous, la paresse me gagne et j’ai été suffisamment long. Oubliez les petites réserves que je viens de lister et plongez-vous dans l’œuvre de Muray : c’est un régal !

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samedi, mai 06, 2006

L'aventure de "Champ Libre"

Gérard Guégan. Cité Champagne, esc. I, Appt. 289, 95- Argenteuil (Champ libre 1 : 1968-1971). Grasset



J’ai toujours un peu de mal avec les témoignages des anciens de 68 qui généralement se divisent en deux catégories : ceux écrits par les renégats qui font amende honorable et se rallient sans complexe aux abominations de la société actuelle ; et ceux des anciens combattants aigris qui se retournent, la larmichette au coin de l’œil, sur un passé définitivement enterré. Deux travers qu’évitent admirablement Gérard Guégan qui signe ici l’un des livres les plus passionnants du moment.
Le pari n’était pas gagné d’avance car, en sachant comment s’est terminée l’aventure de Champ libre pour l’auteur (évincé en 1974 par Lebovici), il y avait du règlement de compte dans l’air. Or malgré quelques piques irritantes lancées contre certaines personnalités (nous y reviendrons), Guégan évite également cet écueil. Mais commençons par le début.

Cité champagne… est l’évocation de la naissance d’une des plus fabuleuses aventures éditoriales de l’après-guerre. Jeune père de famille et apprenti écrivain tout juste sorti de l’épopée de Mai 68, Gérard Guégan fait la connaissance d’un autre Gérard (Lebovici), riche impresario avec qui il décide de lancer une nouvelle maison d’édition qui publierait les textes les plus à même de prolonger la Révolution. C’est ainsi que naquirent les éditions Champ libre dont le catalogue des publications laissent encore aujourd’hui pantois. Des classiques de la subversion (Déjacque, Darien, Coeurderoy, Zo d’Axa…) aux agitateurs de l’époque (Jules Celma, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, le Groupe d’Information sur les Prisons et bientôt la réédition de L’instinct de mort de Mesrine) en passant par les situationnistes (Debord, Voyer, Jaime Semprun…) et Boulgakov, Cravan, Schwitters, Gracian, Ardant du Picq, Clausewitz, Orwell, Groucho Marx, W.C Fields ; Champ libre ne laissa quasiment rien passer des manuels destinés à nous mettre « les yeux en face des troubles » (même si Guégan regrette d’avoir loupé l’édition française de l’excellent et indispensable Do it de Jerry Rubin).

Ecrit de manière très vivante, dans un style haletant (de courts paragraphes qui rythment l’aventure), Guégan mêle les souvenirs personnels (ses tracas avec les staliniens dans la cité rouge d’Argenteuil, ses tours pendables, ses amours tumultueuses…) à un tableau étonnamment juste de la société française à la charnière des années 70.
Entre les souvenirs de l’assassinat de Sharon Tate et de la découverte de La nuit des morts-vivants de Romero, on croise les gens de la Vieille Taupe (cette librairie d’extrême gauche qui deviendra malheureusement par la suite une officine du révisionnisme), Jim Morrison et Reiser. On sent parfaitement les tensions qui pouvaient alors exister entre les divers groupuscules (les conflits entre la Vieille Taupe et les situationnistes qui, au fur et à mesure que le temps passe, gravitent de plus en plus autour de Champ Libre par l’intermédiaire de Voyer et Viénet) et le durcissement de la répression étatique (les flics du sinistre Marcellin).
Au milieu de tout ça, les rêves et la mauvaise foi d’un individu prêt à en découdre avec le monde entier. Guégan, c’est son mérite, ne renie pas son passé mais ne se met pas non plus en valeur. Dans cette histoire, ce qui pouvait gêner a priori, c’est que ses principaux acteurs ne sont plus de ce monde aujourd’hui (Lebovici a été assassiné dans des circonstances qui restent toujours mystérieuses en 1984 et Debord s’est suicidé). Facile donc de se donner le beau rôle et de faire parler les morts. Guégan ne le fait pas (il met lui même en scène ses difficultés à ordonner ses souvenirs et les confrontent avec les impressions d’autres témoins de l’époque : Sorin, Le Saux…) même si on sent toujours une véritable rancœur contre Debord (devenu par la suite le grand ami de Lebovici qui produira ses films).
Si certains faits donnent raison à Guégan (dans Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Debord nie avoir connu l’auteur alors que sa Correspondance révèle un certain nombre de lettres envoyées à l’auteur des Irréguliers), certaines remarques me paraissent totalement déplacées (sur la virilité ou la calvitie de Debord) et ne présentent aucun intérêt. Mis à part ces quelques piques fielleuses, le livre ne suscite pas la moindre réserve tant il est écrit avec fougue. Guégan, et c’est tant mieux, n’a rien renié de ses combats d’antan (les quelques remarques qu’il s’autorise sur notre époque sont très pertinentes) et son livre n’a jamais l’allure de souvenirs momifiés.
C’est dire si on attend le deuxième tome avec impatience…

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