La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

samedi, novembre 25, 2006

Pas exactement la même chose, mais presque...


Sanseverino. Exactement

Peut-être que cette note vient un peu trop tôt. Peut-être n’ai-je pas assez écouté le troisième album studio de Sanseverino pour l’apprécier à sa juste mesure. En matière de musique, je ne sais pas si c’est la même chose pour vous, il me faut plusieurs écoutes avant d’émettre un jugement définitif (qui ne l’ait jamais, d’ailleurs). Prenez le dernier album de la Ruda Salska : si vous m’aviez interrogé après la première écoute, je vous aurais confessé mon désappointement (toujours la même chose, pas de titres se distinguant…). Or pour réviser avant d’aller les voir en concert, j’ai passé outre cette première mauvaise impression et le CD s’embellit à mesure que je le réécoute. Ce n’est peut-être pas un renversant chef-d’œuvre mais un album plus qu’estimable qui laisse présager une très belle soirée agitée.

J’ai écouté plusieurs fois Exactement sans arriver vraiment à m’y faire. Oh ! Certes, c’est loin d’être désagréable et certains titres s’avèrent plutôt séduisants. Mais au bout du compte, j’ai le sentiment d’un disque un peu ronronnant et qui sonne un peu comme une redite. Commençons par la fin et le pénultième morceau intitulé Le swing du président qui me semble parfaitement caractériser l’ensemble du projet. Dans cette plaisante chanson écolo où l’auteur milite pour la fin du nucléaire, on reconnaît d’emblée l’hommage à Boris Vian (au Déserteur mais aussi à La java des bombes atomiques que Sanseverino reprenait dans sa dernière tournée). Le clin d’œil ne vaut pas seulement pour la faconde rigolarde et vaguement libertaire du chanteur mais également pour l’instrumentation. Vian était un grand fan de jazz et Sanseverino joue cette fois la carte de l’orchestration un brin rétro des « jazz-band ». Alors qu’on connaissait sa prédilection pour Django et le jazz manouche, notre bonhomme louche plutôt du côté des orchestrations swing d’un Michel Legrand. Une fois de plus, ce n’est pas désagréable mais ce flot de cuivres qui envahit chaque titre finit par lasser un peu.

Sur certains morceaux, on retrouve néanmoins ses fameux « traits de guitare qui n’ont pas de fins » et le son du jazz manouche. Mais si on sourit à Comment séduire une femme mariée ? ou si l’on bat la mesure quand arrive Exactement, ces titres me paraissent moins grandioses que ces petites merveilles qu’étaient, dans l’album précédent, Michto la pompe ou Les bourre-pâtes et les tire-nerf.
Reste l’énergie du chanteur (qui éclate de manière merveilleuse sur scène où il est assez époustouflant), son débit à cent à l’heure et son goût pour jouer sur les mots (« l’amie de Monique est maniaque/ Et comme l’ammoniaque est toxique/ Sophie est super asthmatique/ Son ex-mec est au Mexique…). Pour me faire une opinion définitive, j’attendrais de voir le nouveau spectacle de Sanseverino afin de juger les chansons en « live ». C’est ce qui fera certainement la différence…

NB : A noter que, comme pour certains DVD, les bonus sont presque plus intéressants que l’œuvre présentée. Un deuxième CD nous offre une superbe reprise de la chanson de François Hadji-Lazaro Dans la salle du bar-tabac de la rue des Martyrs (chantée avec La grande Sophie et William Sheller), une version live d’André totalement électrisante (en duo avec Cabrel), deux formidables duos (avec Elisabeth Anaïs et Polo) et une belle reprise du Bon anniversaire de Charles Aznavour. Si le gâteau ne nous semble pas extraordinaire, la cerise est succulente !

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samedi, novembre 18, 2006

"Contre les bergers, contre les troupeaux"

Albert Libertad. Le culte de la charogne. (Agone. 2006)

L’un des évènements éditoriaux de cette fin d’année est incontestablement la réédition (revue et augmentée) du culte de la charogne du grand anarchiste Albert Libertad dont les textes furent publiés il y a 30 ans grâce aux bons soins de Roger Langlais. Les articles à haute teneur ravacholesque que l’auteur fit paraître dans l’anarchie (1) de 1905 à 1908 (date de sa mort) sont ici accompagnés des flèches empoisonnées qu’il décocha dans Le droit de vivre, le libertaire de Sébastien Faure et Louise Michel et Les temps nouveaux de Jean Grave.

Au cœur de la geste anarchiste, Albert Libertad fait figure d’OVNI et demeure, 100 ans après, l’une des personnalités les plus étonnantes et les plus flamboyantes de ce mouvement qui n’a jamais rien eu d’homogène. Dans le premier article du recueil (en 1897, il a alors 22 ans), il écrit : « Frappé dès l’enfance d’ataxie, né dans un milieu pauvre, cet homme dut, malgré la plus redoutable des infirmités, demander au travail dont il était incapable le droit de vivre. »
Voilà donc notre boiteux magnétique qui quitte sa Gironde natale et qui « monte » à Paris « à travers des campagnes hostiles au vagabond, sous l’incessante persécution du gendarme ou le regard haineux du paysan ». A Paris commence son activité subversive qui lui vaudra de nombreux séjour à l’ombre, soit parce qu’il apostrophe le prêtre du Sacré-Cœur au milieu de son sermon (deux mois ferme) ; soit pour « refus de circuler, rébellion, outrages à agents, voies de fait, cris séditieux » [Victor Serge].
Il faut dire que Libertad est un enragé et qu’il n’épargne personne. Rochefort dira que c’est lui qui « dans les réunions anarchistes propose les résolutions les plus révolutionnaires. Il trouvait qu’on n’allait jamais assez loin dans le chambardement ». D’ou les inimitiés qu’il va s’attirer et les légendes qui vont fleurir après sa mort (Jean Grave l’accusant d’être un agent provocateur au service de la police, mensonge que cautionnera l’immonde charogne stalinienne Aragon dans ses cloches de Bâle).

Pour l’heure, Libertad attaque avec une fougue hors du commun les principales cibles des anarchistes : l’Etat, l’Eglise, l’Armée, les Lois… « Je sens qu’il est nécessaire que nul ne pardonne, que nul n’oublie pour travailler avec plus de force à détruire cette société dont l’existence est basée sur le mensonge odieux des codes, la tyrannie cruelle des lois et la légende imbécile des évangiles. ». Si notre bonhomme s’était contenté de ça, il aurait trouvé sa petite place pépère au sein du catéchisme anar au côté du bon prince Kropotkine ou de la bonne parole à la confiture de framboise des Reclus, Grave ou Malato. Mais il est avant tout un étincelant individualiste qui sait se souvenir des écrits de Stirner (« Soyons désireux de connaître toutes les jouissances, tous les bonheurs, toutes les sensations. Ne soyons résignés à aucune diminution de notre « moi ». Soyons les affamés de la vie que les désirs font sortir de la turpitude, de la veulerie, et assimilons la terre à notre idée de beauté. ») sans pour autant tomber dans le piège de ceux que nous appelons aujourd’hui les libéraux, ces crapules qui ont détourné à leur profit le véritable sens de l’individualisme pour ne l’appliquer qu’à ceux qui possèdent (« Notre individualisme n’a aucun rapport avec cet individualisme tronqué, préparé à l’usage de la société présente. »).

Mais là où Libertad se surpasse, c’est lorsqu’il se rappelle avec La Boétie que notre servitude est quelque chose de volontaire et qu’il ne tient qu’à chacun de nous de ne pas se résigner à notre condition d’esclave pour que les maîtres disparaissent. S’il ne ménage aucunement la chèvre dirigeante, il se montre presque plus violent pour le chou dominé qui ne cesse de se donner de nouveaux dirigeants et de s’inventer de nouvelles chaînes. C’est ainsi qu’il fustige les syndicats (« le syndicat est pour le moment le dernier mot de l’imbécillité en même temps que de la férocité prolétarienne. » ; « Le syndicat ne se lève pas contre la base même de l’exploitation. Il décide d’en réglementer les conditions. »), les simples troufions qui se résignent à leurs uniformes et n’hésitent pas à tirer sur les leurs (les ouvriers en grève) au profit des dirigeants (« Jeunes gens de vingt ans, je ne vous reprocherai donc pas de manier les joujoux du meurtre mais bien plutôt de ne pas savoir vous en servir. Vous acceptez l’arme qu’on vous tend. Sachez déterminer l’usage qu’il faudra en faire. ») et surtout sur le « bétail électoral » pour qui Libertad n’a pas de mots assez durs. (« Pourquoi te courbes-tu, obéis-tu, sers-tu ? Pourquoi es-tu l’inférieur, l’humilié, l’offensé, le serviteur, l’esclave ? Parce que tu es l’électeur, celui qui accepte ce qui est ; celui qui, par le bulletin sanctionne toutes ses misères, consacre toutes ses servitudes. Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet. Tu es le geôlier et le mouchard. Tu es le bon soldat, le locataire bénévole. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, l’ouvrier résigné de ton propre esclavage. Tu es toi-même ton bourreau. De quoi te plains-tu ? » ; « Que le bétail électoral soit mené à coups de lanières, cela nous importe peu, mais il construit des barrières dans lesquelles il se parque et veut nous parquer ; il nomme des maîtres qui le dirigeront et veulent nous diriger. Ces barrières sont les lois. Ces maîtres sont les législateurs. Il nous faut travailler à détruire les unes et les autres, dût-on pour cela, disperser au loin le fumier où poussent les députés, le fumier électoral. »)

Si tant de violence peut effrayer à notre époque où tout le monde semble s’être résigné au petit jeu truqué du suffrage universel et de la loi du plus fort (celle de la majorité) ; il faut tenter de prendre du recul et mesurer à quel point les paroles de Libertad auraient pu servir à empêcher de tomber dans tous les pièges du 20ème siècle si elles avaient été un tant soit peu analysées (les bolcheviques en 1917 et les syndicats en 1968 étaient minoritaires, ils ont su pourtant confisquer les révolutions !) .

« Résignés, regardez, je crache sur vos idoles, sur crache sur Dieu, je crache sur la patrie, je crache sur le Christ, je crache sur les drapeaux, je crache sur le capital et sur le veau d’or, je crache sur les lois et les codes, sur les symboles et les religions : ce sont des hochets, je m’en moque, je m’en ris… Ils ne sont rien que par vous, quittez-les et ils se brisent en miettes. »


1 Libertad lança lui-même ce périodique qui sera repris à sa mort, entre autres, par Victor Serge (alias Le rétif) et Rirette Maîtrejean puis par le grand Ernest Armand.

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mardi, novembre 14, 2006

Mettons un terme aux maîtres

Pierre Desproges. Réquisitoires du tribunal des flagrants délires. (Points Seuil-2006)

Ca sent les fêtes de fin d’année ! Voilà que même les éditions de poche sortent de jolis ouvrages en tirage limité. Si vous n’avez aucune idée pour un petit cadeau, ruez-vous sur cette édition intégrale des textes que Desproges prononça à la radio aux débuts des années 80 dans la fameuse émission de Claude Villers : c’est un pur régal.
Que dire qui n’ait pas encore été dit de Pierre Desproges si ce n’est que c’est le plus grand et qu’il nous manque cruellement à une époque où le rire a perdu toute sa dimension subversive et se trouve aux mains d’abjects nains rampants qui ne pensent qu’à lustrer les semelles des puissants afin de ne surtout pas perdre leur place dans les ridicules émissions télévisées où ils assurent leur service après-vente ? Qu’aurait pensé cet homme libre de tous ces laquais sans style et sans hargne, distillant leur «humour » mou et consensuel en prenant le plus de précautions possibles pour ne pas heurter les majorités silencieuses (quand ils ne se vautrent pas dans le plus puant des poujadismes comme l’immonde Bigard) ?

C’est durant ces réquisitoires qu’eut lieu la fameuse confrontation de Desproges avec Le Pen où l’humoriste offrit à la postérité une des seules définitions qui valent du rire en posant ses deux célèbres questions : peut-on rire de tout ? Et peut-on rire avec tout le monde ? Ses mots sont très célèbres mais je ne peux pas résister au plaisir de vous redonner sa réponse : «S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour rire de nous ? »
Desproges aura passé sa vie à utiliser l’humour comme une arme contre la bêtise ou comme un moyen de mettre en valeur l’absurdité de la condition humaine. Lorsqu’il s’imagine dans la peau de Dieu, c’est pour annoncer son intention d’abolir tout simplement la mort. Mais pas pour tout le monde : « En effet, il me plait à penser qu’il me serait infiniment agréable de conserver le statut de mortel aux bigots de toutes les chapelles, aux militaires de carrières, aux militants hitléro-marxistes, aux lâcheurs de chiens du mois d’août, aux porteurs de gourmettes (ça, je supporte pas) et aux descendants de Tino Rossi dont rien ne permet de penser qu’ils hériteront de leur géniteur le moindre talent roucoulophonique mais enfin, on sait jamais. » On aura compris qu’elles furent les principales cibles de Desproges : l’armée, les dogmatiques de toutes chapelles, la gauche (les attaques contre les socialos venant d’accéder au pouvoir sont tellement visionnaires qu’on s’en pourlèche les babines), la droite, les coiffeurs, les racistes, les chanteurs, les sportifs, les handicapés patronymiques (le réquisitoire contre Jean-Jacques Debout est à pisser de rire), les hypocrites de toute espèce, les scouts, les étudiants, les snobinards et autres salonnards détenant les clés de la création artistique (« Ah, certes, Roger Coggio, vous êtes dur à jeter, mais comme rasoir vous êtes très efficace ! »)…
A côté de cela, Desproges n’hésite pas à rire de sujets graves pour souligner l’absurdité du monde et du sort qui est fait aux pauvres, aux vieux (« Tout d’abord, pour vieillir discrètement sans gêner les jeunes, persuadez-vous une bonne fois pour toutes que les vieux, sans être à proprement parler des sous-hommes, constituent humainement et économiquement la frange la moins intéressante d’une population »), aux étrangers ; ou encore pour interroger les horreurs du passé. Quand il évoque la seconde guerre mondiale, notre bonhomme se surpasse dans l’humour noir et grinçant. Qui oserait aujourd’hui aller aussi loin dans la dérision : « « C’est à ses vêtements élimés qu’on reconnaît le communiste », disait le regretté Heinrich Himmler, qui était toujours très propre sur lui. Himmler, je le précise à l’intention des jeunes et des imbéciles, n’était pas un gardien de but munichois, mais un haut fonctionnaire allemand que le chef de l’Etat de ce pays avait plus spécialement chargé de résoudre le problème de la surpopulation des commerçants en milieu urbain, par la création de voyages organisés gratuits. C’était un homme affable, capable d’une grande concentration, mais volontiers rieur et primesautier. Il avait de longues mains très blanches, il adorait les fleurs et les chiens de bergers, si possible allemands, avec pedigree.
Pendant la guerre, cet homme délicat préférait passer ses week-ends à Amsterdam plutôt qu’à Auschwitz, où les apatrides pissaient sur les tulipes. « Et puis d’ailleurs, disait-il en riant, on ne peut pas être à la fois au four et au moulin. » »
On se doute que de tels propos tenus par un lobotomisé du front national ne nous auraient pas décroché un franc sourire ! D’où la seconde idée qu’on « ne peut pas rire avec tout le monde ». Dans ses réquisitoires, Desproges se montre alors parfois plus agressif lorsqu’il s’agit de dégueuler son aversion pour la « presse people » ou contre les tenants du « bon goût culturel ». Plus étonnant, on le verra assez sévère pour quelqu’un comme Siné dont on aurait pu penser qu’il serait assez proche. Sauf qu’il reproche au dessinateur son absence de doute (mêmes cibles depuis 30 ans) et c’est peut-être à ce moment que se livre le plus cet individualiste humaniste (à la Brassens) angoissé. Ce qu’il fuit comme la peste, c’est les groupes, les chapelles et les dogmes.

C’est cette liberté de pensée qui nous manque si cruellement. Et ce style. Car ce qui apparaît en relisant ces textes où se mêlent les calembours et jeux de mots les plus foireux (donc, les meilleurs) et des réflexions d’une rare profondeur (toujours sous couvert du rire le plus franc) ; c’est que Desproges était un vrai styliste, amoureux éperdu de la langue et de ses subtilités (voir les beaux hommages qu’il rend à Vialatte)
J’aimais bien Coluche mais soyons honnête : ses sketches sont aujourd’hui un peu datés et reposent trop sur des événements ponctuels. Desproges, non. S’il requiert contre des individus déjà oubliés 25 ans après, son humour n’a pas pris une ride et nous enchante.
C’est tout bonnement indispensable et génial !

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dimanche, novembre 12, 2006

Plongeons sans hésitations


Jeanne Cherhal. L’eau

J’ai découvert Jeanne Cherhal à la Cigale, en première partie du concert magique de Thomas Fersen. Seule derrière son piano, elle avait réjoui la salle par son humour un brin décalé et ses textes frappant juste. C’était juste avant la sortie de son premier album studio (douze fois par an) et j’ai tout de suite succombé au charme de Jeanne (vous permettez que je vous appelle Jeanne ?). Je me suis donc rué sur son nouvel album, l’eau, qui marque une réelle rupture avec ses deux précédents CD (le premier était la captation d’un concert).
C’est d’ailleurs amusant car celle que nous pouvions considérer comme une petite cousine de Vincent Delerm (ou une copine de fac !) semble suivre le même parcours et quitte au même moment que lui les sentiers désormais un peu éculés des arrangements piano/voix.

Soyons franc : j’ai été plutôt déconcerté par la première écoute du disque et il m’a dans un premier temps déçu. Peut-être qu’inconsciemment, nous attendons des artistes que nous aimons qu’ils nous servent ce que nous attendons d’eux. Or Jeanne Cherhal fait à peu près l’inverse. C’est donc en le réécoutant qu’on finit par accepter ces nouvelles données et qu’on goûte pleinement les nombreuses richesses de cet album.
Puisqu’il faut débuter par quelque chose, contentons-nous d’une banalité : le thème principal de l’œuvre est l’eau (où va-t-il chercher tout ça, vous demandez-vous avec stupéfaction ?). L’eau qui apaise et qui offre l’image d’une certaine plénitude quand tout va bien ; ou, au contraire, une eau qui vient à manquer lorsque les sentiments se dessèchent et qu’elle quitte le corps (les larmes, of course).

Le premier titre de l’album s’intitule Canicule. Etrange morceau où domine le son obsédant de la basse et où la belle Jeanne pose sa voix d’une manière assez magistrale (contrairement à Vincent Delerm, Jeanne Cherhal a une très, très belle voix qu’elle utilise avec beaucoup de virtuosité même si elle abusait de ses effets dans son premier album où elle s’approchait dangereusement, à certains moments, des brailleuses canadiennes dont je ne citerai pas le nom pour ne pas que la haute tenue culturelle de ces pages soit prise en défaut !).
Arrangements originaux (co-signés par l’excellent Albin de la Simone qui était déjà à l’origine des superbes arrangements des Erotiques, le très bon deuxième album de Bastien Lallemant), textes accrocheurs, chant très travaillé : Jeanne Cherhal va respecter ce programme le temps de ses treize nouveaux titres.

Parmi ces titres, deux (Le tissu et On dirait que c’est normal) semblent avoir été écrits par la chanteuse afin de payer son tribut à la chanson « engagée » qui n’engage à rien. Les morceaux, pas laids d’ailleurs, s’en prennent respectivement au port du voile islamique et à l’excision. Mhouaip ! Je n’entrerai pas dans le jeu des réactionnaires qui, sous prétexte de fustiger le « politiquement correct », cautionnent ces pratiques barbares mais il me semble que ces textes sont à peu près aussi utiles qu’un pansement sur une jambe gangrenée. Je n’aime surtout pas le côté pleurnicherie féministe (nos sœurs opprimées !) alors qu’on sait bien que ce sont les femmes qui participent le plus à l’éducation des enfants et qui transmettent de génération en génération ce respect criminel pour la religion et les traditions archaïques. Je préfère lorsque Jeanne Cherhal rend un hommage individuel aux avancées incontestables qu’ont permis un certain nombre de femmes comme dans le superbe Merci.

Si d’un point de vue instrumental, l’eau s’éloigne considérablement des premiers essais de l’auteur compositeur (« auteure compositrice »?) (écoutez le très « rock » La peau sur les os, une merveille ; ou le curieux L’eau, saturé de percussions et qui évoque le Gainsbourg de New York-USA) ; les thèmes qu’il aborde sont assez similaires. Jeanne Cherhal parle d’amour, de désir et de leurs aléas pour une jeune femme de son époque. Naissance du désir (le très tendre Tu m’attires), difficulté de s’accepter (je suis liquide) et de vivre à deux. Autour de ses motifs se détache l’extraordinaire morceau (sans doute mon préféré) intitulé Une tonne. Arrangée comme un morceau de comédie musicale, cette chanson à la fois très drôle et extraordinairement impudique raconte le quotidien d’une jeune femme boulimique et dépressive sauvée par l’amour.(C’était l’époque où à midi/ Je déjeunais de queues d’agneau/ J’en avalais des panoplies/ Et je dégueulais en sanglots/ Souvent le soir un vieil ennemi/ Venait m’escalader le dos…). La voix de Jeanne Cherhal fait ici merveille et fait vibrer le titre d’un écho très troublant.
C’est, à mon avis, le sommet d’un album par ailleurs parfaitement réussi et qui mérite le détour…


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mercredi, novembre 08, 2006

Redécouvrir Chesterton

Les quatre petits saints du crime (L’âge d’homme. 1984) et Le monde comme il ne va pas (L’âge d’homme.1994) de Gilbert Keith Chesterton

De tous les auteurs que je vous invite à (re)découvrir ces derniers temps, Chesterton est le seul dont j’avais déjà lu quelques livres, notamment le délicieux Club des métiers bizarres, aventures policières totalement farfelues représentant à merveille le style paradoxal et excentrique de l’auteur. Si Le monde comme il ne va pas est un pamphlet virulent et drôle contre la modernité naissante en ce début de 20ème siècle, Les quatre petits saints du crime s’inscrit dans la lignée des récits fantaisistes de Chesterton.
Un prologue nous introduit dans un nouveau « club » mystérieux, celui des « Hommes Incompris ». Suivront ensuite quatre historiettes mettant en scène, par ordre d’entrée en piste, un assassin modéré, un charlatan honnête, un voleur mystique et un traître fidèle. Ces dénominations laissent entendre à quels genres de paradoxes nous invite Chesterton avec beaucoup de style, d’humour et de flegme. A travers ces savoureux divertissements construits, à l’instar des Contes moraux de Rohmer, sur le même modèle (celui d’un faux-coupable dont les actions sont jugées différemment selon le point de vue dont elles sont envisagées) se dessinent d’étranges paradoxes (« Je disais seulement l’autre jour que ce dont la plupart des gens ont besoin, c’est d’être un peu assassinés, surtout ceux qui sont en situation de responsabilité politique ») qui nous poussent à regarder le monde sous un angle différent. Si ces quatre « criminels » apparaissent finalement comme des « saints » (ils ne sont, en fait, ni l’un ni l’autre), c’est que Chesterton nous a amené à décentrer notre regard et à relativiser leurs actions. Je vous laisse le loisir de réfléchir à certaines actions pouvant paraître criminelles au premier coup d’œil et qui le sont peut-être moins que le système qui les a vues éclore…
On retrouve cette même manière de porter un regard « décentré » sur le monde dans son pamphlet le monde comme il ne va pas. Etrange livre qui déconcerte nos certitudes contemporaines. Un bien-pensant de gauche le relèguera d’emblée dans la catégorie des ouvrages « réactionnaires ». Chesterton professe effectivement de drôles d’idées quant à la place des femmes dans la société (elles doivent rester au foyer) et aux revendications des suffragettes. De la même manière, il se montre relativement hostile à l’instruction publique. A côté de cela, les biens-pensants de droite hurleront devant ce livre qui prêche également la révolution et crache sans vergogne sur la ploutocratie aristocrate britannique, sur la grande propriété foncière qui empêche chacun de jouir de sa propre propriété.
Finalement, les termes de « progressif » et « réactionnaire » ne rendent pas compte de la pensée du grand écrivain catholique qui place l’homme au centre de tout son « système »: « C’est cela l’énorme hérésie moderne qui consiste à modifier l’âme humaine pour qu’elle s’adapte aux conditions, au lieu de modifier les conditions pour qu’elles s’adaptent à l’âme humaine ».
Lorsqu’il défend la « famille » ou la « propriété », il ne le fait jamais au nom d’une prétendue tradition ou de privilèges archaïques. Pour lui, la famille est avant tout la dernière cellule « anarchique » ou l’individu peut jouir d’une liberté totale (Chesterton dit que rien ne nous empêche, en famille, de manger par terre – ce qui est plus difficile au restaurant- ou de prendre le thé en pantoufles et robe de chambre) et où l’emprise du monde n’a pas court (« Si un bébé réclame la lune en pleurnichant, le gendarme ne pourra pas plus aller la lui décrocher qu’il ne pourra le calmer ») . De même, le regard qu’il porte sur la propriété le rapproche plus de certains anarchistes individualistes (Stirner, Ernest Armand…) que des conservateurs libéraux. Il défend la propriété à condition qu’elle soit équitablement redistribuée et que chacun puisse jouir de son propre bien.
Même si l’on n’est pas obligé d’acquiescer à chacune de ses vues, on ne peut que reconnaître l’actualité d’un essai qui pointe déjà les dangers du modernisme, de cette manière dont l’Etat et les spécialistes viennent légiférer et réguler nos actions quotidiennes (il y a des pages d’une rare truculence où Chesterton loue les plaisirs de fumer, de boire et de se retrouver au cabaret) et mutilent la liberté individuelle. Là encore, il ne faut pas confondre sa pensée avec les calembredaines des libéraux pour qui la liberté ne se résume qu’à la liberté économique et au rendement le plus égoïste. Chesterton est très clair la-dessus et c’est sur cette phrase à méditer que je conclus cette note (je vous renvoie également à ma note précédente, extraits –un peu longs- de la conclusion du livre mais que je vous conseille de lire : elle est superbe et résume parfaitement tous les points abordés par l’auteur) : « Je protesterai au passage contre cette façon de voir qui fait du rendement le seul critère de notre condition d’homme. Le ciel ne travaille pas, il joue. Les hommes sont vraiment eux-mêmes lorsqu’ils sont libres ; et si je m’aperçois qu’au travail les hommes sont prétentieux, mais qu’en vacances, ils sont démocrates, je me permettrai d’être en faveur des vacances. »

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Le monde comme il ne va pas

"Il y a quelques temps, certains docteurs et autres personnes que la loi moderne autorise à régenter leurs concitoyens moins huppés, décrétèrent que toutes les petites filles devaient avoir les cheveux courts. J’entends par là, bien entendu, toutes les petites filles dont les parents étaient pauvres. Les petites filles riches ont, elles aussi, de nombreuses habitudes très peu salubres, mais il faudra le temps avant que les docteurs tentent d’y remédier par la force. La raison de cette intervention était que les pauvres vivaient empilés dans des taudis tellement crasseux, nauséabonds et étouffants, qu’on ne peut leur permettre d’avoir des cheveux car cela veut dire qu’ils auraient des poux. Voilà pourquoi les docteurs ont proposé de supprimer les cheveux. Il ne semblerait pas qu’il leur soit même venu à l’esprit de supprimer les poux. C’est pourtant possible. Comme souvent dans les discussions modernes, ce que l’on n’ose mentionner est précisément le pivot de toute la discussion, il est évident que pour tout chrétien, c’est à dire pour tout homme ayant une âme libre, toute contrainte exercée sur la fille d’un cocher devrait pouvoir être exercée sur la fille d’un ministre. Je ne vais pas chercher à savoir pour quelle raison les docteurs n’appliquent pas, en fait, ce qu’ils prescrivent à la fille d’un ministre. Je n’ai pas à chercher à le savoir, je le sais. Ils ne le font pas, parce qu’ils n’osent pas le faire. Mais derrière quelle excuse s’abriteront-ils, de quel prétexte valable se serviront-ils, pour rogner et tondre les enfants pauvres et non les riches ? Leur argument sera-t-il qu’ils ont davantage de risques d’avoir des poux que les riches, et pourquoi ? Parce que les enfants pauvres sont obligés (à l’encontre de tous les instincts profondément familiaux de la classe ouvrière) de s’entasser dans des pièces fermées où on leur inflige un système d’instruction publique d’une démente inefficacité et qu’un enfant sur quarante a des chances d’en avoir et cela, pourquoi ? Parce que le pauvre est tellement asservi à la terre par les gros fermages des grands propriétaires terriens que sa femme doit souvent travailler autant que lui et qu’elle n’a donc pas le temps de veiller sur ses enfants ; c’est pourquoi, un enfant sur quarante est sale. Ecrasé par le propriétaire, assis (littéralement) sur son estomac et par le maître d’école, assis (littéralement) sur sa tête, l’ouvrier doit consentir à ce que les cheveux de sa fille soit d’abord négligés du fait de la pauvreté, puis contaminés, du fait de la promiscuité et enfin supprimés au nom de l’hygiène. Peut-être était-il fier des cheveux de sa fille, mais il ne compte pas…
Fort de ce simple principe (ou plus exactement de ce précédent) le docteur en sociologie va de l’avant, le cœur léger. Quand une tyrannie crapuleuse écrase tant et si bien les hommes dans la crasse que même leurs cheveux sont sales, la position de la science est claire. Il serait long et laborieux de couper les têtes des tyrans, il est plus facile de couper les cheveux des esclaves. De même, si des enfants pauvres, tourmentés par une rage de dents, dérangent par leurs hurlements un maître d’école ou un gentleman peintre à ses heures il sera facile d’arracher les dents des pauvres. Leurs ongles sont-ils répugnants ? Autant les arracher. Leur nez est-il indécemment morveux ? Autant le leur couper. L’apparence de notre humble concitoyen pourrait être ainsi étonnamment simplifiée avant que nous en ayons terminé avec lui. Mais tout ceci n’est pas plus ahurissant que le fait qu’un docteur puisse entrer chez un homme libre et ordonner qu’on coupe les cheveux de sa fille fussent-ils aussi propres que fleurs de printemps. Ces gens ne semblent jamais comprendre que la leçon que l’on peut tirer des poux dans les taudis, c’est que ce sont les taudis qui sont à condamner et non pas les cheveux. Les cheveux, c’est le moins qu’on en puisse dire, ont des racines. Leurs ennemis, (comme les insectes et autres armées orientales dont j’ai parlé) ne nous assaillent que rarement. A vrai dire, ce n’est que par des institutions éternelles comme les cheveux que nous pouvons évaluer des institutions éphémères, comme les empires. Si l’on se cogne la tête en rentrant dans une pièce, c’est que la porte est mal placée.
[…]
Ces grands ciseaux de la science, si prompt à couper les boucles des petits écoliers pauvres, ne cessent de rogner de plus près, tranchant tous les coins et tous les bords des arts et des fiertés du pauvre. Bientôt ils tailleront les cous pour les adapter à des cols propres et raccourciront les pieds pour les faire rentrer dans des bottes neuves. Ils ne semblent jamais se rendre compte que le corps est plus important que le vêtement, que le Sabbat a été fait pour l’homme ; que toutes les institutions seront jugées en fonction de leur adaptation à la chair et à l’esprit de l’homme normal.
[…]
Cette parabole, ces dernières pages et même, toutes ces pages, visent à démontrer que nous devons tout recommencer, à l’instant, et par l’autre bout. Je commencerai par les cheveux d’une petite fille. Ca, je sais que c’est bon, dans l’absolu. Si mauvais que soit le reste, la fierté d’une bonne mère pour la beauté de sa fille est chose saine. C’est l’une de ces tendresses inaltérables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les races. Tout ce qui ne va pas dans ce sens doit disparaître. Si les propriétaires, les lois et les sciences s’érigent là-contre, que les propriétaires, les lois et les sciences disparaissent. Avec les cheveux roux d’une gamine des rues, je mettrai à feu toute la civilisation moderne. Puisqu’une fille doit avoir les cheveux longs, elle doit les avoir propres ; puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, elle ne doit pas avoir une maison mal tenue ; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison mal tenue, elle doit avoir une mère libre et détendue ; puisqu’elle doit avoir une mère libre et détendue , elle ne doit pas avoir de propriétaire usurier ; puisqu’elle ne doit pas avoir de propriétaire usurier, il doit y avoir une redistribution de la propriété ; puisqu’il doit y avoir une redistribution de la propriété, il doit y avoir une révolution.
Cette gamine aux cheveux d’or roux (que je viens de voir passer en trottinant devant chez moi), on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, en rien on ne la modifiera ; on ne la tondra pas comme un forçat. Loin de là. Tous les royaumes de la terre seront découpés, mutilés à sa mesure. Les vents de ce monde s’apaiseront devant cet agneau qui n’a pas été tondu. Les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées. Les vêtements, les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire s’en iront en poussière. Sa mère peut lui demander de nouer ses cheveux car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la Planète ne saurait lui demander de les couper. Elle est l’image sacrée de l’humanité. Autour d’elle l’édifice social s’inclinera et se brisera en s’écroulant ; les colonnes de la société seront ébranlées, la voûte des siècles s’effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché."

G.K.Chesterton

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dimanche, novembre 05, 2006

Redécouvrir John Cowper Powys

Le sens de la culture (1981. L’âge d’homme) et L’art du bonheur (1984. L’âge d’homme) de John Cowper Powys.

Cela faisait un certain temps que je voulais découvrir John Cowper Powys, auteur gallois peu connu mais jouissant d’une très bonne réputation chez les initiés. Peu avare de superlatifs, Marc-Edouard Nabe écrit dans le premier volume de son journal intime (l’indispensable Nabe’s dream) : « L’enthousiasme de Diaz me confirme […] les cent coudées que Powys, comme Bloy, Céline ou Suarès, ont sur les autres écrivains : cette force qui peut convaincre tout le monde, cette guérison, ce baume qui soulage sans distinction tous ceux qui n’ont pas les moyens de percer leur violence. […] Powys n’est pas un génie, c’est un dieu. »
Auteur d’une Autobiographie que je rêve de dénicher, romancier, essayiste, conférencier (il vécut en nomade aux Etats-Unis de 1904 à 1934), Powys a bâti une œuvre monumentale d’où surgissent les torrents d’une pensée vivifiante et d’une rare richesse comme j’ai pu le constater en découvrant les deux essais dont je vais vous toucher quelques mots.

Au cœur du Sens de la culture et de l’art du bonheur, il y a la tentative de définir les contours d’une éthique individuelle. Powys ne croit qu’en l’individu et en sa liberté (« Nous devrions, en fait, être fiers de notre personnalité pour la seule raison qu’elle est ce qu’elle est et qu’elle est unique »). C’est en chacun de nous que gît notre capacité à supporter la vie et à accéder au bonheur. Pour le dire de manière très schématique, notre auteur s’inscrit à la fois dans la lignée des stoïciens (être capable de trouver en-soi la manière de résister aux catastrophes auxquelles la vie nous confronte) et des disciples d’Epicure (à savoir ne jamais se résigner à la fatalité et toujours puiser dans l’élan vital qui est en nous pour jouir au maximum de la vie). On peut aussi voir une certaine communion d’esprit avec certains poètes (Walt Whitman) ou essayiste (Emerson) américains pour ce qui est de son panthéisme, de sa quête éperdue d’une harmonie entre l’individu et la nature. Mais ce qui m’a particulièrement réjouit chez Powys, c’est le caractère extrêmement « combatif » de sa prose, l’absence de nostalgie dont il fait preuve pour un éventuel « Paradis perdu » et sa volonté jamais démentie de raffiner les forces que nous possédons en nous pour parfaire notre liberté.
En ce sens, son essai sur la culture est aussi passionnant que revigorant. Il écrit : « La véritable culture, est, et sera toujours personnelle, individuelle, anarchiste. La vie est fondée sur le fait d’oublier combien elle est intolérable. » ou encore : « La culture a pour but de produire un esprit libre. Libre au sens le plus profond du terme. Libre du fanatisme de la religion, du fanatisme de la science et du fanatisme de la foule. ». On commence à voir se dessiner le programme de l’auteur : à mille lieues de tout pédantisme, il définit la culture comme une nourriture individuelle permettant de polir notre personnalité et de jouir de manière encore plus intense de la vie. Dans la première partie de son essai, l’auteur (grand amateur d’Homère, de Rabelais, de Dante, de Shakespeare, de Dostoïevski…) analyse ce que peuvent apporter à l’homme la philosophie, la littérature, la poésie, la peinture et même la religion ; tandis que dans la seconde, il prend mesure des « applications » de cette culture dans le cadre d’un véritable « art de vivre » ; avec toujours l’idée que cette culture ne soit pas « séparée », qu’elle ne soit pas qu’un simple vernis permettant de briller en société : « Mieux vaut une culture fort restreinte qui nous rende libres et donne de l’aisance aux mouvements naturels de la psyché individuelle qu’une grande culture étendue, pesante, rigide, à l’extérieur de nous-mêmes ».

On retrouve la même exigence individuelle et vécue dans L’art du bonheur, essai un peu moins dense mais également grisant. Une fois de plus, Powys va puiser dans les milles richesses blotties au cœur de l’individu pour exalter un combat permanent pour atteindre le bonheur. Après avoir proposé quelques « méthodes » (on comprendra en le lisant ce que sont l’acte « ichtyen » et celui de « dé-carnation ») qui rappelle encore une fois les stoïques (cette manière de s’abstraire du flux des malheurs quotidiens et d’aller trouver en-soi les ressources pour supporter la vie) ; Powys analyse avec une rare modernité ce que peut être « l’art du bonheur » au sein du couple quand les premiers feux de la passion commencent à s’éteindre. Là encore, c’est la primauté de la liberté individuelle (qui n’existe pas sans ce corollaire indispensable qui est la reconnaissance de la liberté de l’autre) qui est au cœur des préoccupations de l’auteur : « L’un des ultimes secrets du bonheur pour un homme et une femme désireux de continuer à vivre ensemble quand la routine aura altéré la romance du début de leur passion, est qu’ils devraient abandonner radicalement leur tentative de partager tous leurs plaisirs respectifs ».

Ces deux essais de Powys tendent à accroître et raffiner la liberté de l’individu ; à développer un « art de jouir » inséparable d’une conscience aiguë de la nature et de la vie qui nous entourent. Sa prose a quelque chose de très charnel et fait ressentir profondément l’odeur de la glèbe. Lire Powys, c’est se retrouver dans de vaste prairie humide en automne, être soudain sensible au vol des oiseaux et au bruit que fait le vent dans les feuilles des arbres. Mais sa vision de la Nature n’est jamais béate car il a placé l’Homme et son combat individuel pour le Bonheur au cœur de son œuvre. Et c’est sans doute ça qui nous le rend si précieux…

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vendredi, novembre 03, 2006

Redécouvrir Marcel Moreau

Kamalalam de Marcel Moreau. (L’âge d’homme. 1982)

Je profite de l’occasion qui m’est donnée de parler de Marcel Moreau pour louer en quelques lignes celui qui m’a fait découvrir cet auteur, à savoir Noël Godin. Si tout le monde connaît le fameux entarteur belge dont les exploits désopilants constituent un bon fond de commerce pour les bêtisiers télévisuels (au Japon, raconte Godin, la télévision a toujours pris les « attentartes » visant BHL pour un numéro de duettiste et considère le « néo-falosophe » comme une sorte de Jerry Lewis belge !) ; beaucoup ignorent que notre bonhomme est avant tout un fabuleux érudit, féru de cinéma (ses chroniques cinématographiques, qu’elles soient « sérieuses » ou totalement inventées, sont un régal à lire) et de littérature « pyromanesque » (comme dirait justement Moreau). En 1988, il publia une monumentale Anthologie de la subversion carabinée, recueil éminemment dissolvant des textes les plus malfaisants écrits par ceux que l’ineffable Charles Pasqua appelle les « professionnels de la déstabilisation » (de Diogène à Baudrillard en passant par les situs, les surréalistes, les anarchistes individualistes et les agitateurs et révolutionnaires de toute sorte). Autant dire que cette anthologie reste une mine où j’aime à aller puiser pour dégotter mes bouquins chez les libraires ou sur les quais de Seine !

C’est donc chez Godin que j’ai entendu parler de Marcel Moreau pour la première fois. De l’auteur de L’ivre livre et du Discours contre les entraves ; il écrit : « Des radjahs de « la littérature d’irrésignation au mal de vivre et de devoir mourir », il n’y a probablement en ce demi-siècle que Marcel Moreau (et le Vaneigem du Traité) à être vraiment arrivé, « par la force termitique des mots », à décider certains de ses lecteurs à « irréprimer ses instincts », à se laisser par eux « élever aux intempérances fécondes » qui « lardent de lames la ventrue réalité » bourgeoise. »
Voilà qui met, reconnaissez-le, l’eau à la bouche ! Seulement voilà, les livres de Moreau ne se trouvent guère facilement (encore que Denoël a réédité récemment quatre de ses premiers romans en brique). D’où ma joie et mon empressement à me jeter sur Kamalalam lorsque je l’ai découvert sur les rayonnages d’une grande librairie locale(1).
Que recouvre ce titre sibyllin (qu’il faut lire phonétiquement : « Qui a mal à l’âme ») ? Moreau le précise dès ses premières lignes : « Kamalalam, c’est moi, en éclair de folie. Mais il y a Emma. Et Emma, c’est moi, en lueur de raison. Lorsque Kamalalam fait l’amour à Emma, il en résulte ce que l’on appelle un « essai ». Quand il la viole, il écrit une œuvre qu’à défaut d’un autre terme je baptiserai « roman » ».

Pas question de « viol » ici puisque le film se présente à nous plutôt comme un « essai » ou, du moins, une sorte d’autoportrait où depuis ses ténèbres intérieures, l’écrivain jette un regard venimeux sur les atrocités et médiocrités qui composent notre monde et l’éclaire à l’aune de ses flammes vengeresses. Découpé en courts chapitres (38 pour 210 pages), Moreau jette sa gourme avec une verve imparable sur un certain nombre de sujets qu’il éclaire d’un œil neuf (Kamalalam et Dieu, Kamalalam et la bourgeoisie, et la morale, et l’anarchisme, et le racisme, et l’écriture réaliste, etc. ) Avec pour fil conducteur, cette volonté surpuissante de « démutiler » l’individu et de lui faire prendre conscience de sa souveraineté absolue.
D’où des pages admirables où l’auteur s’en prend avec la même faconde aux différentes idéologies, aux états (« les Etats et les idéologies criminels lui sembleront toujours plus digne de notre haine et de notre dégoût que le plus solitaire de nos hors-la-loi. ») , aux différentes formes de religiosité (« Il considère que toutes les idéologies, qui ont chassé Dieu mais garde la religiosité, c’est à dire les comportements dévots, sont plus misérables, plus mensongères et finalement plus liberticides que tout ce qui s’est fait et se fait encore au nom du Dieu invisible »), aux comportements moutonniers et au conformisme mou, au culte du progrès et à la religion de la science (« Rien ne semble plus singulariser cette civilisation que sa sénescence. Nous sommes vieux ; nos gouvernements, nos idéologies, nos arts et nos techniques sont vieux. Et plus nous irons de l’avant dans la modernité, plus vite nous vieillirons. Les microprocesseurs, la télématique, le nucléaire, c’est déjà une gérontique. »).
Ennemi de tout ce qui rapetisse l’individu, Moreau en vient à se positionner sur ses positions politiques (« Il est épicentriste. Il est du parti des plus fortes secousses de l’esprit ».) et notamment par rapport à l’anarchisme.
Les pages qu’il consacre à l’anarchie sont assez passionnantes car Moreau prend fermement ses distances avec l’anarchisme « social » et la pauvreté d’inspiration de certains révolutionnaires dont le discours se limite à « A bas les flics, l’armée et le gouvernement » tout en louant l’indispensable esprit de révolte et en tentant de définir une véritable pensée libertaire constructive et frénétique, issue de la créativité d’individus parvenant à abolir « l’Etat » qu’il porte en eux, « cet inqualifiable anti-moi qui nous masque inlassablement la trame vertigineuse de notre espace intérieur ».
Pour Moreau, les limites dont doit s’affranchir l’individu sont d’abord celles qu’il porte en lui. C’est par une écriture convulsive et viscérale qu’il parvient à explorer son « moi » intérieur et le libérer de toutes les chaînes qui l’oppriment. Et c’est cette écriture qui invite chacun de nous à le faire loin de tous les dogmatismes, les hypocrisies et la bienséance. « Seule cette recherche d’un style, d’une héraldique libertaire peut régler son compte à l’idée communément admise que l’aventure anarchiste est la plus pauvre qui soit en mots, en idées, en réussites et en hommes. ».

S’embarquer avec Kamalalam, c’est sonder les gouffres volcaniques d’un homme luttant de toutes ses forces pour s’affirmer en tant qu’individu libre et souverain. Son regard sur le monde est à la fois accablant mais totalement exaltant tant il invite à libérer de ses chaînes le Prométhée qui gît en nous…

1 Il en reste encore deux exemplaires à 4 euros pièce !

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