La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

dimanche, décembre 30, 2007

Coupons Capet !

Mes idées politiques (1937) de Charles Maurras (Albatros. 1993)


Aucune promiscuité ne vous sera décidément épargnée puisque après un intermède licencieux et résolument obscène (Louÿs) et un essai rédigé par l’un des principaux représentants de la pensée anarchiste ; je vais une fois de plus vous bousculer en donnant un grand coup de volant à droite et vous proposer d’aller jeter un œil du côté de l’Action Française et des zélateurs de la monarchie.

C’est dans Mes idées politiques que l’on pourra trouver cette citation désormais illustre puisqu’elle figure, à juste titre, dans l’excellent Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugements de Bechtel et Carrière : « les Allemands sont des barbares, et les meilleurs d’entre eux le savent. » Comment ne pas se précipiter sur un tel ouvrage qui regorgent d’assertions théoriques de hautes volées de ce style ?

Plus sérieusement, il me serait facile de démonter cet essai en forme de résumé de la pensée politique de Maurras en l’attaquant sur les points qu’aiment à mettre en avant ses détracteurs (la collaboration, son goût clairement exprimé pour le régime fasciste de Mussolini, l’antisémitisme…) mais je ne le ferai pas. D’une part parce que ces critiques ont suffisamment été exprimées, parfois de manière bien exagérées (faire du germanophobe Maurras un balais brosse du régime nazi n’a aucun sens) ; d’autre part, parce qu’elles permettent des défenses bien ambiguës (voir la ridicule et sénile préface de Pierre Gaxotte où il défend l’auteur des Amants de Venise sur des points où nul ne songerait à l’attaquer) et ont tendance à faire de Maurras un martyr alors qu’il ne le mérite en aucun cas.

Contentons-nous seulement de le lire et nous verrons à quel point son système ne tient jamais la route et comme il est entièrement bâti sur des syllogismes.

Première constatation : il y a toujours un risque à vouloir absolument bâtir un système politique en s’inspirant de la « Nature ». Disons que cette nature à bon dos puisque aussi bien Kropotkine et Maurras s’en inspirent pour aboutir à des conclusions radicalement opposées. Alors que l’anarchiste voit dans la nature un instinct de solidarité et de sociabilité qui priment sur l’égoïsme individuel et pourrait permettre de jeter les bases d’un communisme libertaire, Maurras voit au contraire dans la Nature quelque chose d’extrêmement hiérarchisé et ordonné.

En prenant l’exemple du nouveau-né, Maurras affirme qu’il n’y a pas de « liberté » dans la nature : l’homme n’est d’abord ni « je », ni « moi » mais il est « reçu » au sein d’un ordre préexistant qu’il s’agit de maintenir et de faire perdurer (on ne demande pas aux bébés de voter pour savoir s’ils doivent manger ou pas, apprendre à parler ou pas…).

On voit l’image venir de loin : le Roi et la couronne assurent cette continuité de l’ordre, de la hiérarchie, des traditions alors que la démocratie la brise (d’autant plus qu’elle est le fruit de « l’étranger », et des traditionnels boucs émissaires des neu-neus nationalistes : le juif, le métèque, etc.).

Maurras donc de ressasser à longueur de pages (très ennuyeuses) sur le « pays réel » qu’il faut sauver par le « nationalisme intégral » et des valeurs telles que la tradition, l’ordre, le patriotisme, l’hérédité (n’en jetez plus !).

Qu’est-ce que le lecteur retient de tout ça ? Tout d’abord, une vision extrêmement infantile de la politique. Maurras prend l’exemple du nourrisson mais n’imagine jamais poursuivre sa métaphore en disant que les systèmes politiques peuvent aussi « grandir », s’émanciper et acquérir une « indépendance » sans rester sous le joug d’un système féodal et très « paternaliste ».

De la même manière, on peut suivre l’auteur lorsqu’il dit que l’égalité n’existe pas (c’est un fait !) mais pourquoi alors privilégier un système qui accentue encore plus ces inégalités ? La conception de la « liberté » qu’il énonce est clairement pipée : elle n’est réservée qu’à ceux qui occupent les plus hautes places de la société tandis que les autres doivent se résigner à leur sort puisque c’est la loi de la Nature (païen et excommunié, Maurras ne peut même pas avancer l’excuse de Dieu et cela rend son système d’autant plus intolérable).

Tout est à l’avenant et ne fonctionne que sur une rhétorique bornée (pourquoi la civilisation française serait-elle plus « valable » que la chinoise ou la péruvienne ? Maurras l’affirme sans l’expliquer.)

Mais le plus grave, c’est que l’auteur est extrêmement ennuyeux à lire. Autant je peux me régaler en lisant les souvenirs de Léon Daudet sans partager le moins du monde son idéologie, autant Maurras est chiant à mourir, ressassant les mêmes rengaines de vieillard constipé sans jamais remettre en cause un seul instant son système.

Il suffit de comparer son itinéraire à celui de son disciple Bernanos pour voir à quel point l’un est resté obtus alors que l’autre a su regarder le monde évoluer et s’y opposer avec une grandeur incroyable.

A l’heure du politiquement correct le plus outré, le nom de Maurras semble auréolé d’un parfum sulfureux qu’il ne mérite absolument pas. C’était juste un petit monsieur réactionnaire et buté qui ne mérite plus aujourd’hui qu’on lui porte le moindre intérêt…

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vendredi, décembre 28, 2007

L'obsédé taxinomiste

Manuel de Gomorrhe suivi de L’île aux dames de Pierre Louÿs (La Musardine. 2004)



Je ne sais pas s’il est encore possible de considérer aujourd’hui la pornographie comme quelque chose de « sulfureux » (thème récurrent de cet abécédaire) mais toujours est-il que les œuvres clandestines de Pierre Louÿs sont un sujet constant d’étonnement, tant par leur inventivité que par leurs incroyables audaces. A l’heure d’Internet et des copulations filmées en gros plans, la crudité de l’auteur de la femme et le pantin laisse pantois et nul doute que ces catalogues où se mêlent toutes les perversions imaginables (pédophilie, coprophagie, zoophilie…mange, Google ! mange !) seraient impossibles à publier aujourd’hui sans cette caution « littéraire » qu’offre le nom de Louÿs.

Ce recueil de textes inachevés n’a sans doute pas la force du Manuel de civilité… ou de Trois filles de leur mère mais ils sont assez représentatifs de l’œuvre érotique du maître. On y retrouve à la fois son incroyable taxinomie qui le pousse à observer « scientifiquement » tout ce qui touche de près ou de loin à la sexualité (Manuel de Gomorrhe) ou, à l’inverse, son imagination délirante qui lui fait imaginer une île utopique où la sexualité régit tous les usages (l’île aux dames).

Manuel de Gomorrhe est un catalogue inachevé où Louÿs consigne toutes les observations qu’il a pu faire sur les femmes s’adonnant à cette pratique sexuelle bien précise qui consiste à laissé passer les visiteurs venant présenter leurs offrandes par la petite porte dérobée plutôt que par l’entrée principale du temple afin d’y déposer l’encens (me suis-je bien fait comprendre ?) . L’auteur a établi un plan incroyablement précis où il classe ces sodomites (lâchons le mot !) en présentant d’abord les éléments anatomiques, physiologiques et historiques avant de proposer des tableaux ethnographiques et des portraits « selon les caractères » (« a) craintive, b) geignante, c) écœurée… »), et selon les « types » (« a)maigre, b) grasse, c)étique, (…), j) brune poilue, l) femme cul-de-jatte… »). Il analyse ensuite toutes les causes envisageables de telles pratiques : les traditions, les désirs et vices, les devoirs et nécessités physiques…

Malheureusement, tous ces chapitres ne donnent pas lieu à des développements. Seuls quelques points sont rédigés et semblent être souvent le fruit d’observations « scientifiques ». C’est à la fois très drôle (comme souvent sont les œuvres licencieuses de Louÿs) et très cru.

Pour prendre un exemple concret, dans les raisons qui poussent à s’adonner à Sodome, l’auteur évoque, entre autre, la « médication » et écrit

« On persuade facilement aux femmes un peu niaises que la sodomie est seule capable de vaincre une constipation opiniâtre, maladie féminine par excellence. Une jeune femme a qui j’ai donné une fois le secret de ce prétendu remède, vient me trouver chaque fois qu’elle en a besoin et m’offre ses fesses comme à un apothicaire. »

Le reste est à l’avenant et donne à regretter que ce Manuel soit si incomplet ! La Musardine nous propose d’ailleurs, à la suite, quelques pages qui semblent extraites d’un journal intime et intitulées élégamment Enculées. Pierre Louÿs y consigne sobrement ses impressions des femmes qu’il a connues de la sorte (généralement des prostituées) :

« Rouen, rue des Espagnols.

Affreuse fille, vieille et laide, mais grande. Avait dû être belle.

Tout à fait habituée à l’acte. Respectueuse et obéissante ; ne demandant ni précautions ni égards.

Malgré sa vieillesse, je l’ai prise trois fois comme pis-aller. Elle m’intéressait par son abjection. »

La crudité de ces impressions lapidaires leur donne un certain cachet d’authenticité.

L’île aux dames est, par contre, une fiction inachevée L’histoire d’une jeune femme arrivant sur une île entièrement gouvernée par la sexualité la plus débridée. Il n’en reste ici que de longs morceaux purement descriptifs où Louÿs imagine le nom des rues, les jouets en vigueur, les règles dans la cité ou à l’école et nous propose également quelques portraits des personnages. Très peu de passages narratifs subsistent et c’est d’ailleurs ce qui nous manque le plus puisque ces longues énumérations font ressembler ce roman incomplet à une série de listes (avec des choses désopilantes, comme quelques petites annonces croquignolettes ou la présentation des spécialités des boutiques) un brin répétitives.

Malgré cela, cette île aux dames témoigne de l’incroyable obsession d’un auteur pour le sexe et de sa capacité à sans arrêt épuiser cette obsession par une écriture assez démentielle (pour ne pas faire fuir mon lectorat féminin, je renonce à vous décrire les pratiques décrites ici !). Songeons que Louÿs, gloire littéraire à une époque, ne passa pas un jour de sa vie sans écrire quelques pages « érotiques » (auxquelles il faudrait ajouter son incroyable collection de photographies), pages qui furent pour la plupart perdues ou détruites à la mort de l’écrivain.

Nul doute qu’il aurait pu signer sans peine cette « Licence de Foutre » qui régit la vie de l’île aux dames :

« Nous, Hercule 1er, roi de l’île

Donnons à nos sujets licence de foutre toutes femmes et filles consentantes, sans empêchement d’âge, de mariage ni de parenté, en tous lieux publics ou privés et comme bon leur semblera.

Donnons pareillement à toutes femmes et filles licence de se faire foutre par qui le voudra bien, en toute manière et position de fouterie, et de paillarder où il leur plaira sans empêchement d’aucune sorte.

Défendons sous peine de la vie d’enlever ou violer femme ou fille.

(…)

Déclarons que les vits et les cons ne sont point parties honteuses, mais parties nobles, dont nuls n’est contraint de cacher la vue.

Que les actes d’impudicité, fornications, adultère, inceste et autres formes de paillardise (hors le crime de viol) sont licites en tous lieux, et entre toutes personnes.

Ceci est notre don de joyeux avènement.

Donné en notre palais, le 7e may 1623.

Hercule. »

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jeudi, décembre 27, 2007

La morale pour les Nuls

L’éthique (1927) de Pierre Kropotkine (Stock. 1979)



Nous pensions, en entamant ce livre d’un des plus célèbres théoriciens de l’anarchie, que nous pourrions le faire rentrer sans peine dans le cadre de nos écrits « subversifs » et « sulfureux » auxquels est plus spécialement voué ce nouvel abécédaire. Les paroles d’un révolté que j’avais déjà lues n’étaient pas, certes, d’une extrême virulence mais il y avait néanmoins là-dedans une verve anarchiste qu’on sera bien en peine de retrouver ici.

A ce propos, je me demande bien pourquoi mes amis anarchistes persistent à exhiber comme figures tutélaires de leur idéologie l’imbittable Proudhon et ce brave Kropotkine dont les idées sociales sont presque aussi excitantes que celles prônées aux congrès de la CFDT ! Faudrait peut-être songer à aller voir du côté de Pouget, Libertad, Darien ou Fénéon pour se sortir de cet anarchisme « sirop de coing » (dixit Noël Godin) dont Kropotkine fut l’un des représentants les plus emblématiques.

L’éthique est d’ailleurs moins un ouvrage politique et polémique qu’un traité philosophique, Kropotkine cherchant ici à déterminer les origines de la morale.

Nous voilà donc partis pour un long historique des doctrines morales depuis l’Antiquité grecque (Platon, Aristote, Epicure, les stoïciens…) jusqu’aux penseurs de la fin du 19ème siècle (l’éthique évolutionniste d’un Spencer) en passant par les travaux des Encyclopédistes et des positivistes.

Après avoir distingué dans ce panorama historique les penseurs qui ont donné aux idées morales une origine supranaturelle et ceux qui les ont trouvées dans l’homme lui-même (sous diverses formes : la recherche du bonheur, l’utilitarisme, la Raison et l’impératif catégorique kantien…) ; Kropotkine tente de définir une éthique matérialiste fondée sur les sciences naturelles et soumise également aux lois de l’évolution. Pour lui, il existe en l’homme (mais également chez les animaux) un instinct social naturel qui prédomine sur l’égoïsme individuel et qui tend à une amélioration des conditions sociales. C’est la notion d’ «Entr’aide » qu’il développa dans l’un de ses ouvrages théoriques.

Il s’agit donc de renouer avec cette morale naturelle inhérente à l’homme et de recréer une harmonie entre les individus et la société.

Certaines réflexions ne sont pas inintéressantes (la distinction entre l’individuation et l’individualisme prôné par les doctrines libérales, par exemple ; les possibilités d’imaginer une société humaine sans un Etat omnipotent et centralisateur…) mais elles sont noyées dans un long fleuve philosophique pas forcément rebutant mais finalement assez anecdotique (j’avais parfois l’impression de lire « La morale pour les Nuls » !)

L’ouvrage, publié à titre posthume et présenté comme le dernier livre de Kropotkine, devait être suivi d’un second volume inachevé où l’auteur présentait les différents stades de l’éthique et qui, pour le coup, devait s’avérer plus « concret ».

Mais ce qui m’a le plus ennuyé, à vrai dire, dans l’éthique, c’est ce côté assez béni-oui-oui que l’on retrouve chez pas mal d’auteurs marxistes ou d’adeptes du communisme libertaire : une manière de se débarrasser de la métaphysique en la remplaçant par une foi extrêmement naïve dans la science et l’homme. On n’est pas loin de Rousseau dans certaines pages du théoricien !

Il ne s’agit pas de jouer les cyniques devant tant d’idéalisme et de générosité mais, malheureusement, l’Histoire a achevé de rendre caduque les théories de Kropotkine. Reste à s’inspirer de certains de ses préceptes pour réussir à éradiquer ce capitalisme marchand meurtrier qu’on nous présente désormais comme le stade historique ultime…

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lundi, décembre 24, 2007

Apparitions

Le tour d’écrou (1898) d’Henry James (GF. Etonnants classiques. 2006)

Comme William Irish, je connais davantage Henry James grâce aux adaptations cinématographiques de ses romans que par ses livres eux-mêmes. J’ai déjà eu l’occasion de voir les transpositions filmées des Bostoniennes (James Ivory), des Ailes de la colombe (Benoît Jacquot), de Portrait de femme (Jane Campion) ou encore de l’élève (Olivier Schatzky). Quand au Tour d’écrou, si je ne connais malheureusement pas la version tournée par Jack Clayton (les innocents), j’ai vu très jeune un téléfilm tiré de ce court roman fantastique et il m’avait fait grande impression à l’époque. Avec Amityville, c’est l’un des rares films a m’avoir réellement foutu la pétoche !

Bref, pour en revenir à la littérature, je me suis décidé enfin à ouvrir un bouquin d’Henry James et mon goût pour le genre fantastique m’a tout naturellement porté vers ce récit qui hanta mes jeunes années.

Les scènes d’expositions sont très classiques et renvoient à toute une tradition de la littérature fantastique très en vogue à la fin du XIXème siècle. Comme chez Maupassant (c’est l’unique point commun entre James et le romancier français), nous sommes chez des gens qui se racontent des histoires terrifiantes jusqu’au moment où un narrateur lambda va, à son tour, raconter l’histoire qui va surpasser les précédentes. James dédouble même le procédé en faisant que son narrateur possède un manuscrit qui permettra à une narratrice de consigner par écrit son étrange aventure.

Cette femme raconte comment, jeune fille, elle fut engagée comme gouvernante auprès de deux jeunes enfants dans une vaste maison sans « maître ». Tout se passe bien jusqu’au jour où elle est la proie d’étranges apparitions. Elle réalise qu’elle voit roder autour de la maison les fantômes de la gouvernante précédente et d’un domestique et elle se met dans la tête que ces spectres sont là pour dépraver les enfants…

Si l’on reste au niveau de l’anecdote, le tour d’écrou apparaît comme un modèle d’efficacité narrative et une grande réussite de la littérature fantastique. Nous sommes happés par cette histoire mystérieuse que James prend soin de raconter d’un point de vue unique (celui de la gouvernante). Du coup, il parvient à faire planer le doute et l’ambiguïté : ces visions sont-elles réelles ? Les enfants en sont-ils victimes également ? Quelle est la nature des liens qui unissent réellement les spectres à ces marmots ? Autant de questions laissées en suspens et qui confèrent au livre son opacité. James parvient ici à nous offrir la quintessence du genre fantastique en laissant planer le doute quant à la véracité des intrusions du surnaturel…

Je le répète, c’est le premier livre que je lis de cet auteur mais il me semble (d’après ce que j’ai pu lire sur lui et par rapport à mon expérience des adaptations cinématographique) qu’il est également un expert des relations troubles entre les individus, notamment lorsqu’il met en scène des rapports maître/élève.

Au-delà du prétexte fantastique, James explore ici les arcanes d’un cerveau féminin en proie à des désirs refoulés (pour un maître ici absent) et des instincts maternels étouffants. La gouvernante est-elle folle ? Est-elle névrosée ? Là encore, l’écrivain ne tranche pas et il sait également instiller le doute lorsqu’il peint les deux enfants du roman : à la fois des anges de douceur et d’innocence mais qui pourraient bien également cacher derrière leurs airs angéliques des abîmes de perversité.

En jouant constamment sur le flou des limites entre la réalité et le surnaturel, la normalité et la folie, la surface polie des apparences de la bonne société victorienne et les eaux troubles des désirs et pulsions inavouables, Henry James signe une œuvre troublante et envoûtante qui n’a rien perdu de sa force.

Que le terme « classique » affublé au roman ne vous empêche pas de le (re)découvrir…

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samedi, décembre 22, 2007

I...rréversible

L’heure blafarde (1949) de William Irish (Folio policier. 1999)

Le choc que fut pour moi la découverte de quelques bouquins d’Ellroy m’a incité à farfouiller du côté des auteurs de polars américains, y compris les classiques (Chandler, Himes…) dont je ne connais finalement que les adaptations cinématographiques. Irish, est un exemple symptomatique. Je n’avais jusqu’à présent lu aucun de ses livres mais cela ne m’empêche pas de connaître J’ai épousé une ombre (adapté au cinéma par Robin Davis) ni le beau film de Truffaut tiré de La sirène du Mississipi.

En choisissant cette Heure blafarde, j’ai un peu tapé au hasard mais c’est aussi ce qui fait le charme de ces exercices en forme d’abécédaire.

Bricky est une provinciale débarquée à New York qui tente, tant bien que mal, de subsister en jouant les danseuses dans des boites où les hommes viennent échanger un ticket acheté 10 cents contre un tour de piste. Elle rencontre un soir un jeune homme tourmenté (Quinn) qui lui confie un peu plus tard dans la soirée qu’il a commis un vol qu’il regrette amèrement. Lorsque nos deux tourtereaux apprendront qu’ils viennent de la même petite ville de province, ils prendront la décision la plus ingénieuse : rendre l’argent avant l’arrivée de la police et quitter cette ville qui les étouffe. Malheureusement, lorsqu’ils se rendent sur les lieux de l’effraction, ils découvrent le cadavre du propriétaire du coffre… Ils auront jusqu’à six heures du matin (heure de départ du car) pour dénouer les fils de cette intrigue et faire coffrer les vrais coupables…

Ce qui frappe d’abord dans l’heure blafarde, c’est la rigueur métronomique de la construction dramatique du roman : unité de temps (l’action se déploie pendant une seule nuit et les personnages ne cessent de courir contre la montre), scission « géométrique » d’une intrigue qui suit parallèlement les trajets de la jeune femme et de l’homme, sécheresse d’un récit qui ne s’embarrasse d’aucun détail superflu ou de quelconques mauvaises graisses…

Ce style décharné fait même que le livre semble presque mécanique à certains moments (les fausses pistes auxquelles sont confrontés dans un premier temps nos deux héros) mais, bienheureusement, l’auteur parvient à dépasser le systématisme de l’intrigue à proprement parler pour créer une véritable atmosphère de roman noir.

A ce titre, les premiers chapitres sont remarquables. Irish nous fait partager le quotidien de cette petite danseuse, provinciale idéaliste rêvant de « réussir » à la grande ville. L’heure blafarde est un bel instantané qui révèle l’envers du « rêve américain » : la ville a avalé ces deux jeunes gens et leurs illusions. Irish rend très bien ce climat oppressant, cette sensation que New York est un monstre tentaculaire qui broie les individus. Après l’inquiétude que connaît Bricky d’être importunée par les clients ou abordée lorsqu’elle rend chez elle à la sortie de son travail, c’est un sentiment d’irréalité qui s’abat sur un livre souvent à la lisière d’un fantastique poisseux.

Le combat que mènent Bricky et Quinn vise moins les criminels qu’ils recherchent que cette ville monstrueuse où ils se sont perdus.

Et c’est ce qui fait l’intérêt de cette virée cauchemardesque entre chiens et loups…

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mercredi, décembre 19, 2007

Les têtes raides raflent la mise

Têtes raides. Banco


J’ai parfois d’étranges lubies mais je les assume. Ainsi, j’ai conservé toutes les places des concerts auxquels j’ai assisté. Je peux de cette manière vous dire que le jeudi 27 novembre 1997, j’ai vu pour la première fois les Têtes raides en live pour la modique somme de 70 francs. 10 ans tout juste que j’ai découvert le groupe (une amie m’avait prêté au même moment les albums Mange tes morts et Le bout du toit) et pas un instant ma passion ne s’est émoussée. Aujourd’hui comme hier, je considère encore la bande de Christian Olivier comme le meilleur groupe français, le plus enthousiasmant, le plus singulier et le plus original. Les Têtes raides sont à la fois des précurseurs (la mode du « rock musette » aurait-elle fleuri de cette manière s’ils n’avaient pas été là ?) et d’éternels innovateurs.

C’est même cette volonté de toujours se renouveler qui m’avait un peu dérouté en découvrant Fragile, leur précédent album. Le groupe abandonnait alors tout ce qui avait fait sa réputation (l’accordéon, les ambiances intimistes et mélancoliques…) pour revenir au rock punk de leurs débuts. L’album était parfois un peu inégal mais toujours stimulant, sans pour autant atteindre les sommets de ces chefs-d’œuvre absolus que sont Le bout du toit, Chamboultou ou Gratte poil.

Lorsque débute Banco, nous voilà tout de suite rassurés puisque c’est le son de l’accordéon qui rythme la superbe ritournelle Tam-Tam. Les Têtes raides sont donc revenus à leurs premières amours et l’on retrouve avec délice leur délicatesse harmonique, leur sens de l’intime sur des chansons aussi belles que La bougie, J’ai menti, les autres ou l’exaltante valse On s’amarre. Faut-il voir là un « retour en arrière », une opération pour séduire à nouveau les fans désappointés par la rudesse des guitares électriques de Fragile ? Que nenni ! La musique épouse tout simplement les flux élégants de l’écriture singulière de Christian Olivier, une écriture à la fois très facile à caricaturer (quelque chose naviguant entre l’art brut et le surréalisme et qui n’évite pas toujours quelques coquetteries stylistiques, comme cette manière parfois systématique de malmener la grammaire (« Quand il n’y aura plus que moi/ (…)/ Je m’expulsera »)) mais qui pourtant ensorcelle comme un charme car son sens ne s’offre pas immédiatement. (« Dans le vide qui nous mène/ Aux folies que l’on promène/ Des fleurs que l’on sème/ Dans les rues de Bohème/ Et dans une envie soudaine/ Comme c’est pas dit que ça tienne/ J’ai pas dit je t’aime/ Mais j’ai failli quand même. »)

Le texte se fait parfois engagé (Expulsez-moi) mais sans jamais recourir aux effets lourdingues de la chanson militante adolescente. L’univers des Têtes raides est avant tout un univers poétique et comme c’est l’essence de la poésie que d’être rétive à tout pouvoir et à toutes entraves à la liberté (relisez le déshonneur des poètes de Péret), le groupe n’a pas besoin de s’appuyer sur les tirades bien-pensantes du catéchisme « de gauche ».

Musicalement, le groupe n’abandonne pas non plus ses expérimentations, proposant quelques morceaux plus « rock » (le vibrant Banco ou Plus haut, morceau où l’on reconnaît dans les chœurs la voix pointue de la décidément incontournable Olivia Ruiz).

Mais le point culminant de cet album, c’est sans conteste Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. C’est désormais une tradition bien établie : dans chaque album des Têtes raides se trouve au moins une adaptation musicale d’un poème. On se souvient des grands moments que furent les adaptations de l’amour tombe des nues de Robert Desnos (dans Le bout du toit), de Dans la gueule du loup de Kateb Yacine (dans Chamboultou) ou encore le superbe Je voudrais pas crever de Boris Vian dans Fragile.

Ici, Christian Olivier dit un texte absolument sublime de l’immense Stig Dagerman. Le morceau dure…20 minutes mais c’est extraordinaire. D’une part à cause de la beauté et de l’intelligence de ce texte qui parle de la liberté, de l’individu et du joug de la société (Dagerman était anarchiste et je vous renvoie à ma note sur son roman Le serpent : suivez les tags) ; d’autre part parce que la voix rauque et habitée du chanteur et les arrangements musicaux sont totalement envoûtants, donnant une vibration incroyable à ce texte (je me demande si Ferré ne disait pas que le chant donnait son sexe à la poésie mais peut-être que je fais une confusion). Je ne suis absolument pas fan des « performances » chantées où l’on doit se taper pendant 20 minutes le même air (Cf. certains délires d’Higelin) mais force est de reconnaître qu’ici, on atteint une perfection qui fait de Banco, selon moi, le meilleur album de l’année…

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mardi, décembre 18, 2007

Fou Hallier ?

La force d’âme (1992) de Jean-Edern Hallier (Les belles lettres)

Ce nouvel abécédaire où je compte évoquer de nombreux textes polémiques et résolument incorrects m’a donné l’occasion de revenir sur le cas de Jean-Edern Hallier, personnage que je n’aimais pas du tout de son vivant et que j’ai un peu redécouvert en lisant ses textes du Refus.

La force d’âme est de la même eau : il s’agit là encore d’un recueil de textes originellement parus dans L’idiot international (journal où écrivirent Muray et Nabe, ce qui n’est pas rien !) et qui résument assez bien les différents combats menés sur tous les fronts par Hallier (contre Mitterrand et les socialistes, contre l’escroc Tapie, contre la guerre en Irak, contre la politique criminelle d’Israël…)

Je dois confesser humblement que tout ce qui m’agaçait énormément chez le trublion médiatique peu avant sa mort n’a pas totalement disparu. Les fanfaronnades de ce Don Quichotte fortement alcoolisé (à coup de verres de vodka) m’ont amusé autant qu’elles m’ont irrité par certains aspects.

Agacement devant les perpétuelles affabulations de cet homme dont on ne sait jamais trop si ce qu’il raconte est réel ou non (sa généalogie me paraît parfois fort fantaisiste). C’est d’autant plus énervant que certaines choses dénoncées par lui-même se sont révélées totalement vraies par la suite (le scandale des écoutes téléphoniques de l’Elysée, Mazarine…).

Ma deuxième source d’agacement, Hallier la métaphorise sans le vouloir : à un moment donné, ce familier de Castro suspecté d’avoir rejoint Le Pen (c’est l’un des grands classiques de l’époque que de traiter de « fasciste » ceux qui ne pensent pas comme elle !) dit que le communisme fut une mauvaise réponse à une bonne question. Or le polémiste fait sans arrêt la même chose, adoptant parfois les pires solutions pour répondre à de nobles combats. C’est d’ailleurs cet aspect de son tempérament qui fait écrire assez justement à Philippe Muray qu’Hallier n’avait qu’un vice : « ce mauvais génie qu’il avait malheureusement pour saboter les meilleures causes par des diffamations sordides et des acharnements qui finissaient par mettre la justice et la morale du côté des pires coupables. ».

Et je dois dire que c’est un peu de cette manière que j’ai ressenti L’honneur perdu de François Mitterrand, le célébrissime pamphlet interdit pendant une décennie qui fit d’Hallier l’ennemi numéro un du pouvoir socialiste et qui est réédité ici, même si certaines pages sont constellées de bandeaux noirs où le terme « censuré » remplace le texte.

Sur le fond, sa cabale contre le machiavélique monarque qui dévoya en quelques années tous les espoirs de la gauche pour mettre à la mode cette infecte peste libérale qui finira par nous emporter est fort juste et plutôt réjouissante. Mais relu aujourd’hui, le pamphlet a totalement perdu de sa force, non pas parce que le PS semble mort et enterré, mais parce qu’Hallier frappe souvent bas. Tout le monde sait maintenant les peu glorieuses histoires de la francisque et de l’amitié avec Bousquet. Mais pourquoi cet acharnement sur le physique de Mitterrand, sur sa vie privée ? Tout cela dessert un propos intéressant.

Dernière source d’agacement : Hallier ne me paraît jamais vraiment « sincère ». Même si ça se voit moins ici que dans Le refus, il ne se départit jamais d’une certaine fascination pour le pouvoir et pour les vanités de la gloire. Il a beau clamer fort son « catholicisme », citer Péguy et plagier certaines phrases de Bloy, je ne vois là qu’une certaine « pose » qui n’a rien à voir avec le sens de l’absolu d’un Nabe par exemple.

Ces réserves faites, la force d’âme est un livre qu’on redécouvre avec beaucoup de plaisir et qui permet de se rendre compte que l’écrivain a, lui aussi, été beaucoup calomnié et accusé injustement (cette ridicule condamnation à la « haine raciale » qu’une lecture honnête de ses textes serait bien en peine de révéler). Hallier frappe peut-être parfois trop fort mais il frappe toujours juste et je pense qu’ils peuvent se compter sur les doigts d’une seule main les intellectuels ayant eu le courage de s’élever comme lui contre l’inique et criminelle première guerre du Golfe. De la même manière, notre bonhomme s’est toujours élevé avec panache contre les nouveaux marchands du temple, pour le peuple palestinien, contre l’Europe de Maastricht et des technocrates, contre l’imbécillité médiatique, contre les collusions entre la politique et les affaires (la sinistre affaire l’opposant à Tapie est édifiante !). Tout cela est encore d’actualité et ses réflexions sur nos dictatures libérales molles et sur le politiquement correct sont déjà très incisives.

De plus, Hallier a souvent une belle plume. Je ne sais absolument pas ce qu’il vaut comme écrivain (je ne connais pas ses romans) mais il a le sens de la formule qui fait mal ou qui touche au cœur (« c’est ça le racisme, l’épouvante refoulée de la caresse d’autrui… »). Son écriture est virulente, parfois outrancière mais c’est aussi cet excès qui fait le charme des polémistes.

Selon la formule consacrée : la force d’âme mérite le coup d’œil… (ne serait-ce que pour ce texte proposé en annexe où un proche de JEH raconte son épopée à Marseille lors des élections. Un vrai roman policier : c’est hallucinant !)

PS : un petit extrait de la prose de JEH :

« Il y a autant de fanatisme stupide dans le fanatisme de la tolérance que dans l’intolérance elle-même. La tolérance n’est plus aujourd’hui que le mot d’ordre de l’impitoyable guerre de religion que mèneront les marchands du temple contre tout ce qui est sacré. La tolérance, c’est le mépris bourgeois de l’autre : on ne l’accepte pas, on le tolère. La tolérance, c’est le cache-misère d’une société qui se suicide lentement, par persuasion publicitaire, dans le confort et le conformisme intellectuel. On est devenu le libre-penseur, mais seulement de la liberté des autres. »

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dimanche, décembre 09, 2007

Au coeur de l'Egypte

Lettres d’Egypte 1950 suivi D’un été au Liban (1962) de Jean Grenier (Gallimard. L’imaginaire.2000)

D’une manière générale, je n’ai pas beaucoup de goût pour les récits de voyages ou les livres d’explorateurs. N’ayant aucune mémoire visuelle, je n’arrive pas à visualiser ce que les auteurs décrivent et, de la même manière que les effets-spéciaux ou la « belle image » léchée m’ennuient au cinéma, je n’arrive pas à m’intéresser aux ouvrages trop descriptifs (Zola est, pour moi, toujours synonyme de calvaire et même le grand Balzac m’inspire plus de respect et d’admiration qu’une véritable passion).
Malgré ces précautions introductives, je peux annoncer d’emblée que j’ai beaucoup aimé les Lettres d’Egypte de Grenier, figure importante mais assez méconnue de la NRF. Deux raisons à cela. La première est, qu’une fois n’est pas coutume, je connais un peu les lieux que décrit l’écrivain. J’ai fait trois séjours à Alexandrie et Le Caire, je connais aussi le mont Sinaï et l’oasis de Siwa (que Grenier évoque sans le visiter) et j’avoue avoir pris plaisir, à travers ce livre, à me remémorer mes balades sur la corniche d’Alexandrie, mes déambulations dans le Khan el Khalil du Caire ou le goût capiteux du narghileh fumé dans les petits cafés égyptiens.
D’autre part, Grenier prend bien soin de se démarquer des traditionnels livres de voyageurs et de se garder de toute tentation exotique. Ses lettres sont relativement courtes et elles ne tentent ni d’englober dans une vision scientifique tous les aspects du pays (le plus beau au monde ?), ni de se contenter de ce regard touristique qui décrit d’un point de vue occidental les bizarreries d’un monde différent du notre.
Les lettres de Grenier sont impressionnistes et concilient à la fois un minimum de descriptions (des paysages, des monuments, des œuvres d’art), de réflexions et d’impressions. Il ne nous offre pas un regard « objectif » sur l’Egypte (et le Liban) mais parvient à nous faire partager les sensations que font naître en lui ces pays.
Un paysage n’est beau que s’il remue en nous quelque chose, s’il est évocateur. Et c’est cela que Grenier parvient à saisir dans ses observations.
A côté de cela, l’auteur nous livre un certain nombre de réflexions très pertinentes sur les différences de civilisation, sur notre rapport à l’Art et au Passé, sur la « foi » des scientifiques passionnés par leurs domaines de compétence. Se dessine alors en creux le portrait d’un homme à la fois sceptique et curieux, extrêmement respectueux pour les usages « étrangers » qu’il découvre et attentif à ne pas en faire des évocations trop exotiques mais plutôt à les comprendre.
Grenier prend toujours garde de ne pas faire de comparaisons inadéquates, de ne pas jeter des ponts entre les usages orientaux et ceux de l’occident. Il préfère flâner, « perdre son temps » (comme si on pouvait en gagner alors qu’il s’écoule pour tout le monde de la même manière !) et ne jamais se départir de son rôle d’observateur lucide et « ouvert » à l’altérité ( lorsqu’il évoque la tradition du narghileh qui passe de bouche en bouche, il note judicieusement que « si vous avez des préjugés d’hygiène, vous refusez. Mais l’hygiène empêche de faire beaucoup d’expériences, et, d’abord, de voyager » : c’est tout bête mais ça dit bien la différence fondamentale qu’il peut exister entre le touriste et le voyageur).
Jean Grenier, en quelques pages, parvient à saisir l’âme d’un peuple et à dessiner les grands traits de ces civilisations fascinantes. Il le fait d’une manière sobre, sans chercher l’exotisme à tout crin ni tenter d’ériger en modèle ce qui est différent de nos traditions occidentales.
C’est un regard que je ne connaissais pas jusqu’alors et qui m’a paru précieux…

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vendredi, décembre 07, 2007

Un F de second rayon...

Les civilisés (1905) de Claude Farrère (Flammarion)

Une fois n’est pas coutume, je consacrerai cette nouvelle étape de mon abécédaire à un livre de « second rayon », une de ces vieilleries dénichées dans des brocantes pour 10 centimes et qu’il m’arrive de lire parfois par curiosité, de la même manière que je ne me priverai jamais du plaisir de découvrir des séries Z au cinéma !

Farrère, si vous me suivez depuis mes débuts, doit désormais vous être un nom familier puisque je l’ai évoqué un bon nombre de fois ; la plupart du temps pour dire que c’était un auteur très inégal, capable du meilleur (le roman les petites alliées, le recueil de nouvelles Bêtes et gens qui s’aimèrent) comme du pire (le chef, Une aventure amoureuse de monsieur de Tourville). Les civilisés se situe entre ces deux extrêmes et combine à la fois les qualités et les défauts de l’œuvre de Claude Farrère. Nous allons y revenir mais cédons dans un premier temps à la petite histoire.

Marin, militaire, aventurier, grand admirateur de Loti et « filleul » littéraire de Pierre Louÿs ; Claude Farrère fait paraître en 1904 son premier recueil de nouvelles Fumée d’opium. En 1905 paraît les civilisés, son deuxième livre et premier roman qui permet à l’écrivain de toucher le gros lot puisqu’il décroche…le prix Goncourt ! (comme quoi, le plus prestigieux des prix littéraires ne préserve pas de la médiocrité et de l’oubli !). Pour l’anecdote, c’est Louÿs qui relut les épreuves de ce roman d’abord intitulé les énervés, qui le corrigea et qui suggéra à Farrère le titre finalement adopté. Pour remercier l’auteur d’Aphrodite, Farrère lui dédiera l’ouvrage (c’est du moins ce qu’affirme Alain Petit dans le n°14 de Fascination mais cette dédicace a disparu de l’atroce édition grand format que j’ai dénichée !)

« Les civilisés » du titre, ce sont trois français acoquinés à Saigon : un médecin (Raymond Mévil), un scientifique (Torral) et le marin Fierce. « Civilisés », sous la plume de l’auteur, signifie qu’ils n’ont aucune religion, qu’ils méprisent les conventions sociales, qu’ils courent d’une maîtresses à l’autre et que leur indécrottable cynisme dérive tout naturellement vers un certain nihilisme. Mais tout basculera lorsque Fierce puis Mévil tomberont amoureux…

Farrère fut toute sa vie un adepte des romans exotiques (en ce sens, il représente un certain goût de l’époque pour les ailleurs lointains) mais il sut toujours se préserver d’un regard trop « colonialiste » sur les pays qu’il évoqua (dans La bataille, il regrettait même l’occidentalisation des femmes japonaises). Une des qualités des Civilisés est de ne pas déroger à cette règle. Farrère parvient à nous faire sentir le mystère de ces civilisations asiatiques et sa phrase, plutôt élégante et bien tournée, arrive à nous envoûter lorsqu’il s’agit de décrire des soirées de débauche dans Saigon ou d’évoquer les fumeries d’opium. On apprécie également le regard sans concession porté sur les colons français et les tares de cette population (les colonies sont comparées à un « champ d’épandage pour tout ce que la métropole crache et expulse d’excréments et de pourritures » !)

Malheureusement, nous voyons aussi pointer ici méchamment le côté « redresseur de torts » de Farrère, sans doute l’un de ses plus gros défauts. Dans Les civilisés, il ne cesse de remettre en cause la corruption de la « civilisation » (qui apporte, par le biais des romans d’ailleurs !- l’athéisme, l’antimilitarisme et la débauche) afin d’exalter les amours « simples », qui s’épanouissent dans les liens sacrés du mariage et qui apportent l’épanouissement (l’héroïne est présentée comme une vierge croyante et méfiante devant toutes les théories intellectuelles de l’époque !).

Au-delà du côté gentiment réactionnaire du bouquin qui fait plus sourire qu’il n’effarouche (on remarquera que le plus cynique des personnages et le plus hermétique aux anciennes traditions est à la fois pédéraste et déserteur !) ; c’est surtout l’incroyable niaiserie de ces bluettes à l’eau de rose qui finit par achever le plus conquis des lecteurs.

Pour les amateurs de curiosités antédiluviennes qui voudrait découvrir Claude Farrère, mieux vaut commencer par un autre bouquin que ces civilisés qui ont très mal vieillis…

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dimanche, décembre 02, 2007

E comme Ellroy (ter)

L.A. Confidential (1990) de James Ellroy (Rivages/Noir. 1997)

Je connais finalement encore assez mal l’œuvre d’Ellroy mais ce qui me frappe à chacune de mes découvertes de ses romans, c’est le découpage presque cinématographique auquel il a recours. Prenez ce prologue mystérieux où un truand en cavale se fait descendre à la frontière mexicaine : l’action est menée tambour battant, on ne comprend absolument rien à ce qui se passe et l’on termine sur une exécution : Cut ! Générique…

Ellroy nous présente par la suite les trois flics qui vont se partager la vedette d’une intrigue compliquée et foisonnante où diverses enquêtes ne cessent de rebondir et de se recouper. L’auteur use ici du montage parallèle pour suivre les chemins de Bud White dont les méthodes policières sont d’une extrême violence, Jack Vincennes, sergent qui travaille avec la presse à scandales pour s’attaquer au monde du cinéma et Ed Exley, jeune arriviste ambitieux qui veut absolument égaler la réussite sociale de son père (un ancien membre du LAPD devenu richissime entrepreneur). Autre technique cinématographique : pour transcender le caractère un brin mécanique de la construction du livre, Ellroy leste ses personnages d’un poids psychologique toujours aussi impressionnant. Il utilise ici le flash-back pour donner à chacun de ses trois flics un secret qui conditionne plus ou moins son comportement : le père de Bud White battant à mort sa mère sous les yeux de son fils, un titre de gloire usurpé pendant la guerre par Exley et une bavure à mettre sur le compte des stupéfiants pour Vincennes.

Enfin, pour terminer sur le parallèle roman/film, Ellroy se sert de coupures de presse en guise de transition entre les différentes parties du roman. On imagine très bien ce procédé à l’écran : l’année qui s’affiche en incrustation, une succession rapide de « unes » et une voix-off qui commente les événements.

Si L.A. Confidential adopte les techniques de la narration cinématographique (rappelons par ailleurs que ce livre a été porté à l’écran par Curtis Hanson en 1997 et que l’auteur de 8 miles signait là son meilleur film), l’intrigue même du roman gravite également autour d’Hollywood et des milieux du cinéma. L’écrivain se plait d’ailleurs à mêler des personnages fictifs à des faits réels (la liaison scandaleuse de Lana Turner avec le gangster Johnny Stompanato et l’allusion au meurtre de ce dernier par la propre fille de l’héroïne de Mirage de la vie) et à jouer sur le faux-semblant (ces prostituées qui se font le visage de Ava Gardner, Rita Hayworth ou Veronica Lake).

Le livre est une plongée dans l’envers du décor Hollywoodien. Derrière le rêve d’un monde en forme de parc d’attraction, Ellroy décrit la cité des anges comme un abîme sans fond, un cloaque où le crime organisé (trafics de drogue, de magazines pornos…) est autant lié au monde des affaires et de la politique qu’à celui de la police.

Comme dans tous ses livres (du moins, ceux que je connais), Ellroy multiplie les personnages (à tel point qu’on s’y perd parfois un peu mais ça fait aussi partie du plaisir de la lecture) et décrit les liens ambigus qui les rapprochent. Rien n’est simple et c’est cette complexité psychologique qui fait le génie de cet auteur : la haine que se vouent Ed Exley et Bud White se change en une espèce de fascination réciproque et de « vampirisation ». Ce n’est qu’un exemple mais il serait très facile d’en citer cent autres. Aucun personnage n’est tout « blanc » : Exley semble le plus probe, le plus féru d’une justice exemplaire mais c’est également un ambitieux prêt à tout pour atteindre les sommets. Inversement, Bud White est une brute et même parfois un assassin mais sa violence est dirigée exclusivement contre ceux qui s’en prennent aux femmes (à travers cette brutalité, il cherche à venger sa mère). Quand à Vincennes, c’est à la fois un « ripou » qui peut ruiner la carrière d’un gouverneur par le biais des tabloïds avec lesquels il collabore mais aussi un flic en quête de rédemption, qui s’en prend au monde du cinéma pour « racheter » la faute que lui ont fait commettre les drogues auxquels il s’adonnait.

Ellroy, en dessinant des personnages incroyablement complexes, ouvre des perspectives assez vertigineuses et s’interroge sans arrêt sur la frontière entre le Bien et le Mal. Jamais il ne semble pouvoir séparer clairement ces deux notions et même les victimes « innocentes », les trois noirs ayant fait office de boucs émissaires dans l’affaire du « massacre du Hibou de nuit » (c’est autour de cette enquête que se déploie tout le livre) se révèlent être, au bout du compte, d’affreux violeurs.

Si l’enquête finit par être « résolue » (le lecteur connaîtra presque tous les tenants et aboutissants de l’affaire), L.A.Confidential se termine néanmoins sur l’idée du mensonge et du secret. Le vernis écaillé par tant de meurtres et de règlements de compte obscurs aura vite été remis en place.

Mais derrière cette surface « respectable », le gouffre…

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