In girum imus nocte...
Bréviaire du chaos (1982) d’Albert Caraco (L’âge d’homme. Amers 1. 1999)
« Nous tendons à la mort, comme le flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n’importe quand et n’importe où, n’importe la manière. » Ainsi débute gaiement ce court Bréviaire du chaos, texte posthume du très méconnu Caraco dont les éditions l’âge d’homme entreprennent bravement la publication des œuvres complètes.
« Je suis l’un des prophètes de ces temps et le silence m’enveloppe, on a senti que j’avais quelque chose à dire et qu’on ne voulait pas apprendre, on s’en est défendu selon les procédés mis à la mode, on cherche à m’enterrer vivant et l’on n’aboutira qu’à rendre un jour mes partisans plus fanatiques ». Le ton est donné à travers cet exemple : le livre sera moins un essai philosophique (encore que…) qu’une brève litanie où l’auteur endosse les habits du prophète pour annoncer les sanglantes apocalypses qu’il voit se profiler. L’écriture est rageuse et désespérée et personne ne s’étonnera de le voir écrire : « Notre avenir dira que les seuls clairvoyants étaient les Anarchistes et les Nihilistes ».
Il y a effectivement de l’anarchisme et du nihilisme chez Caraco même s’il s’en défend aussi : l’Apocalypse qu’il aperçoit doit permettre de substituer un nouvel ordre à celui, absurde, qui prédomine. L’auteur n’a pas assez de mots pour fustiger violemment l’ordre établi, les religions révélées (les seules vérités pour lui étant la mort et le néant) et la Barbarie qu’il voit dans la prolifération des villes et les catastrophes écologiques.
Mais là où il se montre le plus impitoyable, c’est lorsqu’il évoque la fécondité. « C’est la fécondité et non la fornication, qui détruit l’univers, c’est le devoir et non pas le plaisir ». Pour Caraco, nul salut ne peut venir de cette affolante surpopulation qui enlaidit la terre et la détruit. Autant vous dire tout de suite que les relents de nos éducations humanistes et/ou judéo-chrétiennes peuvent être heurtés par la violence de l’auteur lorsqu’il compare l’humanité à des hordes d’insectes nuisibles ou de rongeurs ne méritant que l’extermination. Ecrit après la seconde guerre mondiale par un homme issu d’une famille séfarade, des imprécations comme : « Le seul remède à la misère, il est en la stérilité des misérables, mais l’ordre pour la mort, l’ordre des marchands et des prêtres, nous défend même d’en parler. » peuvent étonner.
Mais derrière ce désespoir lucide, cet incroyable dégoût de l’humanité et ce nihilisme intégral qui ferait passer Stirner pour un doux humaniste se dessine le caractère finalement émouvant d’un personnage épris de justice et de liberté. Bréviaire du chaos, malgré (à cause ?) de ses outrances, se révèle au bout du compte assez magnétique et beau.
Plutôt que de m’étendre plus longuement en considérations oiseuses, je vous en propose un extrait caractéristique pour conclure :
« Lorsque j’entends nos prétendus spirituels nous asséner leurs platitudes et lorsque je vois une foule, moins d’hommes que de ruminants, prêter l’oreille à ces niaiseries, j’éprouve que nous devenons stupides et que nous méritons le sort, qui nous est réservé. Je sais que tous ces ruminants font leur devoir de bêtes, qu’ils tirent la charrue et qu’ils saillissent, qu’ils cornent et qu’ils vêlent, qu’ils donnent à l’Etat leur lait et quelquefois leur viande, mais je voudrais enfin qu’ils s’avisassent de s’humaniser et de se demander si ce qu’on leur enseigne ou prêche, vaut le diable ? Comment se peut-il qu’ils ajoutent foi, ne fût-ce que par habitude, à ce ramas de fables à dormir debout ? N’ont-ils pas honte d’être là, ne sentent-ils points qu’ils se déshonorent et que la politesse en ces matières n’est plus qu’un aveu de faillite ? Le confort intellectuel, qu’ils cherchent, est introuvable désormais et nulle tradition ne le leur assure, il n’est que la stupidité qui soit à même de nous le valoir. Et sommes-nous tombés si bas pour que les Chefs d’Etats, en mal de légitimité, se mêlent au troupeau, jouant la comédie aux ruminants qu’ils mènent paître ? »
Libellés : Anarchisme, Caraco, nihilisme
2 Comments:
Nietzsche affirmait à juste titre que les pessimistes et les nihilistes sont les idéalistes qui s'ignorent, qu'ils croient encore (au même titre que les chrétiens ou les communistes) que notre monde doit être détruit parce que le mal y est enraciné sans qu'on puisse rien faire contre. Ils rêvent (sans jamais se l'avouer) à un monde qui serait parfait, pur, bon, bref un monde inexistant et sans vie.
Voilà pourquoi on retrouve toujours le même fond, la même musique sous des plumes et des thèmes différents, avec des talents allant du magnifique au minable chez Schopenhauer, Cioran, Wolfson, Dagerman, Houellebecq et j'en passe.
A lire vos commentaires et les passages que vous nous donnez de Caraco, je trouve cette critique toujours vraie. Pourquoi donc s'acharner avec tant de violence si ce n'est parce qu'on espère autre chose ? S'il n'y a pas un idéal inaccessible auquel on tend perpétuellement sans jamais évidemment pouvoir l'atteindre, et que la frustration engendrée donne naissance à tout cette colère énervée ?
J'ai le sentiment que les critiques du nihilisme sont justifiées, lorsqu'il parle de la bêtise humaine, du pullulement de l'humanité, de la souffrance que génère le monde et les hommes. Mais ses conclusions, aussi séduisantes par leur facilité soient-elles, ne le sont pas, elles ont été dépassées, au sens le plus élevé du terme. A lire en profondeur Nietzsche ou Sloterdijk, on sort grandi de l'épreuve nihiliste.
L'idéalisme de Caraco est effectivement très visible et il parle d'ailleurs d'un monde meilleur dominé par le féminin (je n'en ai pas parlé mais ça pourrait donner lieu à de nombreux débats!). Mais effectivement, ce monde n'est envisageable pour lui qu'après le cataclysme et le chaos qu'il voit se profiler.
Pourtant, il existe aussi une sorte de volonté de dépassement chez ce pessimiste et il écrit même à propos des anarchistes et nihilistes:"Il ne suffit pas d'avoir raison au siècle d'à présent ni de sentir pour changer quoi que ce puisse être, il faut remplacer l'ordre par un ordre et non par un désordre, et la morale par une morale et non par l'immoralité...". Il parle également de "nouveau Paganisme" pour remplacer les religions révélée.
Quant à Nietzche, il n'est pas impossible que nous en parlions bientôt...
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