Dégradation des valeurs
Les somnambules (1928-1931) d’Hermann Broch (Gallimard. L’imaginaire. 2006)
La principale caractéristique d’une personne somnambule, c’est de marcher inconsciemment dans n’importe quelle direction. C’est effectivement cet état qui caractérise les personnages du roman touffu d’Hermann Broch qui aurait également pu s’appeler les funambules tant ils semblent marcher sur un fil au-dessus du néant et du désastre.
Ce néant, c’est celui d’une époque que Broch décrit en trois mouvements. Le premier prend place en 1888, le deuxième en 1903 et le dernier à la fin de la guerre, en 1918. Trois volets d’un colossal triptyque où Broch entreprend de dresser un tableau saisissant de l’Histoire contemporaine. Comme le souligne Kundera, la forme romanesque rompt avec l’idée de « subjectivisation extrême » comme marque de modernité et l’auteur « conçoit le roman comme la forme suprême de la connaissance ».
Les somnambules est un livre passionnant mais j’avoue être un peu intimidé d’en parler tant mes mots peineront sans doute à dire la richesse et la profondeur d’une écriture qui épouse l’évolution historique qu’elle décrit. Pour le dire très schématiquement, Broch montre ici un processus historique de « dégradation des valeurs » qu’il présente en trois paliers : le romantisme, l’anarchie et enfin le réalisme. Ce déclin, il l’accompagne de manière stylistique en affirmant dans chaque partie de l’ouvrage une écriture spécifique.
La première partie s’intitule Pasenow ou le romantisme et Broch distille goutte à goutte le sombre parfum du romantisme qui enivre le jeune Pasenow, fils d’une riche famille qui hésite entre les devoirs de la tradition (épouser une riche héritière) et les battements de son cœur qui le lient à une modeste entraîneuse. L’écriture dense de Broch est, d’une certaine manière, un parfait ouvrage de couture où va se nicher soudainement un accroc imprévu. L’écrivain ordonnance parfaitement les fils narratifs de son récit et enserrent de la même manière, dans les liens des traditions familiales et sociales, des personnages voués à ne pas bouger de la place qui leur est assignée (voir la première description du vieux Pasenow et de sa rigidité proverbiale).
Lorsque surgit l’accroc (en la personne d’un militaire devenu commerçant puis de cette jeune Bohémienne), le venin peut alors s’infiltrer entre les mailles de l’ouvrage et le déliter. Si Broch montre parfaitement ce processus de dégradation, il me semble pourtant inopportun de le ranger dans la catégorie des vieux cons réactionnaires pour qui tout était mieux avant. Le problème n’est pas là et l’écrivain ne se prive pas d’ailleurs d’insister sur le ridicule de ces unions arrangées et de ces traditions obsolètes. Le souci vient davantage de la perte de « valeurs » communes et de l’incapacité d’en ériger de nouvelles.
Dans Esch ou l’anarchie, deuxième mouvement du triptyque, Broch desserre les mailles de son écriture, multiplie les personnages et décrit non plus les classes privilégiées mais les classes populaires, faisant de cette partie du livre quelque chose d’assez proche du naturalisme. Là encore, le commerce et le capitalisme l’emportent sur les « valeurs » et Broch montre comment un homme « moyen » (Esch) peut soudain être emporté par les idées révolutionnaires en constatant que la perte des valeurs n’entraînent pas moins d’injustices qu’autrefois.
La dernière partie du roman, Huguenau ou le réalisme, est sans doute la plus caractéristique du livre et elle exprime la quintessence de la pensée de Broch. L’Apocalypse a eu lieu et l’écriture a « éclaté » : à la rigueur de style de la première partie s’oppose le patchwork déroutant de ce dernier mouvement. Le récit se démultiplie en s’intéressant aux points de vue parallèles des personnages, le fil de la narration est rompu par la diversification des genres littéraires à laquelle s’adonne Broch : le poème, le traité philosophique (un narrateur écrit des pages parfois très ardues sur cette fameuse « dégradation des valeurs »), les coupures de presse, les maximes et même une mise en scène théâtrale d’une confrontation entre les personnages principaux…
C’est ici que Broch exprime le plus clairement ses thèses sur l’explosion des valeurs et sur l’incapacité des hommes à retrouver un Organon originel. Chacune des « valeurs » de la modernité s’est imposée en sphère autonome (le militarisme, le commerce…) et tente désormais d’imposer ses valeurs relatives. Lorsque Huguenau, déserteur et odieux maquignon finit par tuer un homme, il ne fait qu’appliquer jusqu’à l’absurde les « valeurs » du commerce qui lui commande de n’agir que dans les strictes limites de son intérêt personnel et Broch de montrer avec une incroyable lucidité le paradoxe d’une époque qui se targue de rationalisme et qui précipite, du fait même de cette « raison », le monde dans le gouffre de l’irrationnel et des grands cataclysmes que la fin du livre entrevoit clairement : « L’homme expulsé de tout système de valeurs organisé, devenu le réceptacle exclusif de la valeur individuelle, l’homme métaphysiquement « banni », banni parce que l’organisation s’est dissoute et réduite en poussière d’individus, l’homme est affranchi des valeurs, affranchi du style, et la seule détermination qu’il peut recevoir lui vient de l’irrationnel. »
La conclusion du roman serait à citer entièrement tant sa lucidité fait froid dans le dos. Le coup de force de Broch, c’est d’être parvenu à incarner une « thèse » purement philosophique et historique dans des personnages et une véritable écriture romanesque. C’est dire si les somnambules est un livre indispensable…
PS. « Ils lisent les journaux et sont habités par l’angoisse de l’homme qui chaque matin s’éveille à la solitude, car le langage de l’ancienne communauté a cessé pour eux de se faire entendre, et le langage nouveau ne parvient pas à leurs oreilles. »
Libellés : Broch, Première guerre mondiale, romantisme, valeurs
2 Comments:
Cher Orlof, je n'ai pas encore répondu à ton mail (oui, je suis non seulement occupé mais aussi très paresseux), alors je profite de cette page de ton blog littéraire pour te faire signe...
Tu as écrit là une magnifique synthèse sur un roman particulièrement ardu. Je suis bloqué depuis dix ans dans ma lecture d'une autre oeuvre de Broch : La mort de Virgile, dont plusieurs pages restent pour moi incompréhensibles (du moins dans leur traduction française actuelle). Ça fait des années que je devrais avoir lu Les somnambules, mais mon incapacité à parvenir au bout de La mort de Virgile m'en a jusqu'à présent détourné. Heureusement, ton article fait renaître ma motivation.
Mais comment fais-tu pour lire autant et aussi vite ?
Merci pour ce billet très agréable… et souriant (pour un sujet pas évident) !
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