Le droit à la caresse
Trois
romans érotiques de La Brigandine.
La
loque à terre de Georges de Lorzac
Fête
de fins damnés de Gilles Soledad
Cime
et châtiment de Pierre Charmoz
Éditions
de La Musardine. 2014. (Lectures amoureuses)
Au cœur de ce continent
largement inconnu que constitue la « littérature de gare »,
les mythiques éditions de La Brigandine constitue une
singulière exception. Non seulement parce que le ton employé dans
ces romans libertaro-polissons est totalement inédit dans le genre
mais aussi parce que cette collection s'est répandue en toute
illégalité pendant plusieurs années. Pour bien comprendre ce
statut original, il convient de remonter un peu le temps.
En
1979, la SODIS, filiale de Gallimard, propose à Henry Veyrier de
lancer une collection « érotique » sur le marché.
L’honorable éditeur se trouvant alors dans une situation
financière difficile, il confie à Jean-Claude Hache le soin de
mettre sur pied un catalogue qui pourrait lui permettre de financer
ses publications plus avouables (notamment ses beaux livres consacrés
au cinéma).
Nous
sommes en mai et Hache se trouve au pied du mur dans la mesure où
les quatre premiers titres de la collection « Plaisir »
du Bébé Noir doivent sortir en octobre. Il s’agit de
trouver des auteurs capables d’écrire vite et de lui fournir une
livraison mensuelle de quatre titres. Il s'entoure très vite de six
écrivains qui, sous de multiples pseudonymes, vont devenir des
piliers de la maison et fournir les trois quarts de la production
d'une collection qui comptera au bout du compte 124 titres.
L’une
des caractéristiques de la collection Bébé
Noir
(puis La
Brigandine)
sera son excessive liberté de ton. Mise à part la contrainte du
format (192 pages au maximum) et une ligne éditoriale imposant un
tiers d’érotisme explicite, les auteurs adopteront volontiers un
ton iconoclaste et anarchisant qui fera la singularité de ces
« romans de gare » agrémentés de pulpeuses playmates
en couverture (on reconnaît parfois des stars du X de l'époque
comme Brigitte Lahaie ou Marilyn Jess) et aux titres en forme de
calembours (Pour
une poignée de taulards,
Le
feu occulte,
Le
vice dans la vallée...).
Pour la petite histoire, le grand théoricien
situationniste Raoul Vaneigem aurait même écrit deux livres pour
Jean-Claude Hache (qui avait édité son Histoire désinvolte du
surréalisme chez Paul Vermont) : L’île aux délices
sous le pseudonyme sadien d’Anne de Launay (pour le Bébé Noir)
et La vie secrète d’Eugénie Grandet, pastiche de Balzac
écrit sous le pseudonyme de Julienne de Cherisy pour les éditions
de la Brigandine. Si Vaneigem conteste être l’auteur de ces
romans (sa compagne d’alors les aurait écrits pour éponger des
dettes et il se serait contenté d’en réécrire quelques
passages), on
reconnaît néanmoins sa patte et ses obsessions dans ces deux
savoureux romans parodiques.
L'excessive
liberté qui règne au sein de la maison n’est pas pour plaire à
tout le monde : les publications du Bébé
Noir
font l’objet d’interdictions régulières et certains écopent
même de la fameuse « triple interdiction » (de vente aux
mineurs, de publicité et d’exposition à l’affichage) qui oblige
l’éditeur au dépôt préalable de toutes ses publications. Plutôt
que de se soumettre à cette censure, Veyrier abandonne le Bébé
Noir
au début de l’année 1980 et lance La
Brigandine
dont les titres ne seront plus soumis au dépôt légal. En dépit de
ses gros tirages (30.000 exemplaires par titre), La
Brigandine
restera donc pendant près de trois ans une collection sans existence
« légale ».
Parmi
les trois romans réédités aujourd'hui par les éditions de La
Musardine, deux sont signés par des auteurs réguliers de la
collection. La
loque à terre
est signé Georges de Lorzac, à savoir l'un des multiples
pseudonymes de l'indispensable Jean-Pierre Bouyxou, agitateur
hors-pair, essayiste (il est l'auteur d'un passionnant livre consacré
à L'aventure
hippie),
historien du cinéma, réalisateur de films et rédacteur de la
fabuleuse revue Fascination
dont il tint les rênes quasiment tout seul à la fin des
années 70. C'est par son entremise que seront contactés deux autres
« piliers » de la maison : le dessinateur et
photographe Raphaël G.Marongiu (alias Georges Moreville et Eric
Guez) et le regretté Jacques Boivin (alias Benjamin Rup(p)ert),
journaliste amoureux du fantastique et de la science-fiction qui
collabora notamment à la mythique revue
Midi-Minuit Fantastique.
Quant
à Gilles Soledad, l'auteur de Fête
de fin damnés,
il s'agit d'un des multiples pseudonymes de Frank Reichert qui se
faisait alors connaître comme scénariste de bandes
dessinées (notamment avec Golo : Ballade
pour un voyou,
le
bonheur dans le crime…).
Avec ses deux complices René Broca (alias Sébastien Gargallo,
Numos, Judith Gray, Philippe Packart…) et Jean-Marie Souillot
(alias Frank Dopkine, Philippe Despare, Francis Lotka…), grand
amateur de polar qui finira par en publier un dans la prestigieuse
collection Série
Noire
de Gallimard (Les
acharnés) ;
Reichert fut l'un des auteurs les plus prolifiques de la maison.
Parfois,
Jean-Claude Hache accueille des auteurs occasionnels. Citons pour la
bonne bouche l'excellent Alain (devenu pour l'occasion Humphrey)
Paucard (L'Ulster
à l'estomac),
le cinéaste expérimental Philipe Bordier (Tel
père, tel vice),
l'écrivain pour la jeunesse Yak Rivais (signant une Education
gentiment sale
sous le pseudonyme de Carlotta Simpson), l'expert en elficologie
Pierre Dubois (God
save the crime,
récemment réédité) ou encore Jean Streff, auteur du Masochisme
au cinéma qui
imagina, sous le pseudonyme de Gilles Derais, une trilogie consacrée
à un journaliste facétieux nommé Benoît Lange.
Pierre
Laurendeau, alias Pierre Charmoz, fit également partie de ces auteur
« occasionnels » (quatre de ses romans, dont Cime
et châtiment,
furent néanmoins publiés sous la bannière de la maison). Fondateur
des éditions Deleatur à Angers, il réédite actuellement certains
titres de la Brigandine
dans la collection Sous
la cape.
La
réédition de ces trois romans polissons constituent une excellente
occasion de goûter à l'excentricité et au ton séditieux de la
mythique collection. Si la plupart des auteurs adoptèrent dans un
premier temps le cadre de la série noire pour les titres parus sous
la bannière Bébé noir, ils
vont vite prendre des libertés par rapport au genre et s'aventurer
du côté du fantastique, de la science-fiction voire de la chronique
sociale.
Cime
et châtiment est sans doute le
plus « classique » des trois en terme de récit. Une
bande de joyeux drilles enquête sur la mort mystérieuse d'un
célèbre alpiniste avant d'être embarquée dans une rocambolesque
histoire de trafic d'or. La seule originalité de cette enquête,
c'est qu'elle se déroule en milieu montagnard et que Charmoz joue
malicieusement avec le double-sens du vocabulaire de l'alpinisme (je
vous laisse imaginer ce qu'on peut tirer de termes comme
« grimpette », « pitons » ou
« mousquetons »...). Mais ce qui séduit avant tout,
c'est le ton rigolard et libertaire de l'ensemble. Comme dans
quasiment tous les romans de La Brigandine,
les flics sont ridiculisés (ici, un duo particulièrement
incompétent) et l'auteur n'hésite pas à multiplier les clins
d’œil. C'est ainsi que l'on assiste à la rencontre improbable d'
« un groupe du Club des Randonneurs catholiques de Mgr
Lefebvre » et « du Club des Randonneurs
situationnistes. ». Charmoz possède également un sens de la
formule (« un sourire à faire frire la pomme de Guillaume Tell
sur le crâne d'Haroun Tazieff. ») et du trait piquant qui
achèvent de rendre la lecture de ce roman fripon extrêmement
agréable.
Les
deux autres romans sont beaucoup plus sombres. Dans Fête
de fin damnés, Frank Reichert
plonge Paris dans l'obscurité la plus totale après une coupure
globale d'électricité le soir de Noël. La capitale est livrée à
des hordes de casseurs et de voyous qui profitent de la situation
pour incendier et piller ce qu'ils trouvent à leur portée. Tandis
que deux banlieusards totalement camés cherchent à assouvir leurs
instincts les plus bestiaux, une jeune femme mystérieuse tente de
retrouver les traces d'un ancien ministre. En inscrivant son récit
dans un univers réaliste et sordide, l'auteur dresse un tableau
apocalyptique et glaçant d'une France qui parque ses réprouvés
dans les banlieues et qui n’offre plus le moindre espoir aux plus
déclassés. La violence barbare qui éclabousse chaque page (viols,
pillages, émeutes...) retentit comme une sonnette d'alarme face à
une société profondément inégalitaire. L'érotisme n'a ici rien
de joyeux mais participe à ce sentiment d'un retour à la loi de la
jungle et au caractère très précaire d'une civilisation prête à
basculer dans la sauvagerie au moindre problème « technique ».
De
Jean-Pierre Bouyxou, Jean-Claude Hache disait avec une tendresse
amusée qu'il s'était fait le spécialiste du « cul triste ».
Il est vrai que si certains de ses romans sont tordants (L'odieux
tout-puissant où un jeune homme
découvre un jour qu'il est Dieu et en profite pour se livrer à tous
les tours pendables imaginables, Les clystères de Paris,
génial pastiche des romans-feuilletons de la fin du 19ème
siècle...), d'autres se révèlent très sombres. La loque
à terre fait partie de cette
veine nihiliste et désespérée. Laurent vient de se faire plaquer
et rentre à Bordeaux pour une visite à ses parents. Ces derniers
habitent le plus haut étage d'une HLM sordide. Bien évidemment,
l'ascenseur est en panne et Laurent entame une ascension qui
s’avérera interminable. A partir de ce postulat minimaliste,
Bouyxou/de Lorzac parvient à créer une atmosphère oppressante où
suinte un dégoût généralisé pour l'humanité. Le désespoir qui
vrille les tripes du « héros » fait constamment vaciller
un récit qu'on pourrait volontiers qualifier de « kafkaïen »
(l'ascension de cette cage d'escalier ne mène nulle part, Laurent
semble constamment revenir à son point de départ...). L'érotisme
n'a ici rien de libérateur et se conjugue souvent avec une violence
qui renforce le malaise du lecteur.
L'univers
entier devient vecteur d'angoisse et la révolte qui exsude de la
plupart des Brigandine se
fait ici nihiliste :
« Tant
qu'à faire, faudrait se suicider utilement. Faire coup double. Par
exemple, aller se faire péter la gueule dans un commissariat et le
faire exploser par la même occasion, avec tous ses flics. Oh !
Ça servirait à rien, je sais. Mais autant se faire un dernier
plaisir avant de crever. »
Libellés : Bouyxou, érotisme, La Brigandine, La Musardine, Laurendeau, Paucard, Reichert, subversion
6 Comments:
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