La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

lundi, mars 16, 2009

Le canard déchaîné

Bête, méchant et hebdomadaire : Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982) de Stéphane Mazurier (Buchet/Chastel, Les Cahiers dessinés. 2009)


Il convient avant de dire tout le bien qu’on pense de cette somme consacrée au seul journal vraiment novateur de la cinquième République de commencer par quelques petites réserves.
Bête, méchant et hebdomadaire est tiré d’une thèse de doctorat et le livre souffre un peu de ses origines universitaires. Stéphane Mazurier se nappe dans une objectivité « scientifique » là où l’on aurait souhaité plus de lyrisme et d’éclat pour narrer la formidable geste du Professeur Choron, de Gébé, Reiser, Willem, Cavanna et les autres. On devra se contenter d’un plan verrouillé avec ses trois grandes parties (l’histoire du journal, sa place au cœur du système médiatique et son positionnement politique dans la société française de l’après-68) que l’auteur suit scrupuleusement et d’une écriture un peu terne qui se garde de tout emballement.

Cet académisme de la forme ne gênerait pas si il ne conduisait parfois Mazurier à des simplifications ou à des jugements extrêmement réducteurs. On me pardonnera d’évoquer un sujet qui me tient à cœur mais j’avoue avoir eu du mal à avaler le passage dédié aux chroniques cinématographiques de Charlie Hebdo puisque l’auteur écrit qu’après le départ de Delfeil de Ton « la rubrique cinématographique de Charlie Hebdo devient plus conventionnelle, moins surprenante, moins sarcastique. A titre d’exemple, les films de Truffaut sont vivement appréciés par Pérez et Manchette, qui rejoignent ainsi l’opinion critique majoritaire ».
Voilà l’exemple même du travail du chercheur universitaire qui a du prélever quelques critiques ça et là en passant totalement à côté de tout ce qui fait le sel des critiques cinématographiques de Manchette. Dire qu’elles sont plus « conventionnelles » et moins « surprenantes » est une énormité, ne serait-ce que si l’on s’en tient au dernier papier de l’écrivain lorsqu’il avoue n’avoir pas vu la moitié des films qu’il a critiqués ! Sans revenir en détail sur Les yeux de la momie, bouquin essentiel (il faut le trompeter jusqu’à épuisement !), il suffit de se plonger dedans pour que saute aux yeux la singularité de l’écriture de Manchette, l’acuité de son regard (pas sûr que Delfeil eut été aussi qualifié que lui pour parler de Fassbinder, Cassavetes ou Satyajit Ray) et son humour incroyable. On me dira que c’est un détail et on aura sûrement raison. N’empêche qu’au détour d’une phrase ou d’un jugement scellé dans le prétendu marbre de la « raison scientifique », on trouve ça et là quelques simplifications un peu gênantes.
De la même manière, le caractère très pointu de son sujet s’avère parfois un peu frustrant. Sans aller jusqu’à une histoire du « nouveau » Charlie Hebdo (on sait ce que j’en pense !), on aurait aimé un peu plus d’information sur la mort de Reiser, par exemple, et la manière dont le mensuel Hara-kiri (publié jusqu’en 1986) traita l’évènement.
Là encore, on va dire que je prêche pour ma paroisse mais je trouve assez incroyable qu’on ne trouve pas dans l’index de ce gros pavé le nom de Marc-Edouard Nabe qui fut très proche de Choron, Siné et Vuillemin (Willem et ces deux derniers illustrèrent d’ailleurs certaines couvertures de ses livres). Non seulement l’écrivain commença en tant que dessinateur à Hara-kiri mais il nous a livré dans son journal des portraits époustouflants de toute la bande dont il n’aurait peut-être pas été inutile de parler.

Une fois ces réserves posées, le livre est assez indispensable, ne serait ce parce qu’il est le premier à tenter une véritable histoire du canard déchaîné et d’en saisir la singularité. Stéphane Mazurier nous plonge dans les origines de Charlie Hebdo : la rencontre de Choron et Cavanna au début des années 60, la création d’Hara-kiri, les interdictions successives qui frappent la publication jusqu’au fameux « Bal tragique à Colombey : un mort » qui donnera naissance à Charlie Hebdo en 1970. Il passe en revue la singularité des troupes du journal : l’anarchisme rigolard de Choron, l’humanisme libertaire de Cavanna, l’antimilitarisme de Cabu, le nihilisme écolo de Fournier, les sympathies communistes de Wolinski, la verve pamphlétaire de Delfeil de Ton…
Après cela, il nous plonge au cœur du journal, de ses méthodes de fabrication (le génie de Cavanna ayant été d’accorder à chacun de ses collaborateurs le titre de « rédacteur en chef » de sa propre rubrique) et son rapport avec les autres journaux. Enfin, c’est toute l’actualité de la France pompidolienne et giscardienne vue par les yeux du canard que refait naître Mazurier. L’occasion pour lui de dresser un « portrait robot » de l’identité du journal : son positionnement résolument anti-droite qui n’en fait pas pour autant un journal « de gauche », son antimilitarisme foncier, sa haine des religions, des flics et de la chasse et son ouverture du côté de la « contre-culture » (l’auteur resitue parfaitement les liens du journal avec les personnalités du café-théâtre : le café de la gare de Bouteille et Coluche, le Splendid mais aussi les initiatives nouvelles dont il fut à l’origine, comme l’aventure du film l’an 01 d’après la BD de Gébé).
Se plonger dans ce gros livre passionnant, c’est revivre en direct des évènements gravés dans les mémoires même si l’on est (c’est mon cas) trop « jeune » pour les avoir vécus en direct : les couvertures chocs, les procès, l’émission de Polac pour la mort du journal, les soirées arrosées et fortement sexuées de la rue des Trois-Portes, les têtes de turc favorites des rédacteurs…
L’essai est également un formidable document sur la France des années 60 et surtout 70, entre les derniers vestiges d’une censure archaïque et une libéralisation ambiguë. Mazurier montre très bien que l’aventure de Charlie Hebdo est strictement contemporaine de l’ample espoir né des évènements de 68. L’hebdomadaire est créé dans la foulée des évènements (c’est la mort de De Gaulle qui lui donne son envol) et meurt, comme les illusions de 68, avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir (l’auteur fait un parallèle fort intéressant avec l’évolution de Libération)
Avec l’arrivée des socialistes au pouvoir, quelque chose s’est irrémédiablement brisé : on ne retrouvera plus une insolence, une liberté de ton pareille.
La récente « affaire Siné » n’est qu’une des preuves les plus accablantes de cette domestication de l’esprit subversif et mal-pensant…



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samedi, mars 14, 2009

Eloge des gueux

La chanson des gueux (1876) de Jean Richepin (Fasquelle. 1922)

Après Darien, retrouvons un auteur qui figure également en bonne place dans l’anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin.
C’est peu dire que le romancier, dramaturge, nouvelliste et poète Jean Richepin est aujourd’hui bien oublié malgré son entrée à l’Académie française en 1909. Consécration « officielle » qui fera d’ailleurs perdre toute sa verve à celui qui exalta avec un certain lyrisme la cause des hors-classes, des marmiteux, des calamiteux et autres gueux de tout poil; même si ses derniers recueils de nouvelles morbides et bizarres méritent le coup d’œil (Le coin des fous est une petite merveille).
Oublions donc le chantre sénile de la « religion drapeautique » [Céline] pour se replonger dans ce recueil de poésie intitulée La chanson des gueux et qui valut à Richepin trente jours de prison et 500 francs d’amende (rien que ça !). On ne rigolait alors pas avec la morale publique et certaines images un peu trop « vertes » du poète ont dû faire blêmir les tenants de l’ordre public (les imbéciles !).
Dans ce recueil entièrement consacré aux miséreux des villes et des champs, où une forme très classique de versification et le vocabulaire châtié succèdent à des poèmes en argot ou des éloges vibrants de la jouissance immédiate comme dans le magnifique Frère, il faut vivre (dont certaines strophes ont été censurées) :

« Donc, frère, encore un coup, mangeons, buvons, baisons,
Vivons, pleins d’une faim de vivre inassouvie !
Et quand la mort clora nos mâchoires, faisons
Du hoquet de la mort un salut à la vie ! ».

Si La chanson des gueux a encore une chance de rester un peu dans les mémoires, c’est qu’il s’agit du recueil où le grand Georges Brassens a puisé pour mettre en musique deux magnifiques poèmes du poète. Il y a d’abord la version raccourcie du sublime les oiseaux de passage (« o vie heureuse des bourgeois !… ») où en quatre vers, tout est dit de la médiocrité bourgeoise :

« N’avoir aucun besoin de baiser sur les lèvres
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Posséder pour tout cœur un viscère sans fièvres,
Un coucou régulier et garanti dix ans ! »

Et puis il y a la Chanson des cloches de baptême que Brassens adapta et titra Les philistins. Je ne résiste pas au plaisir de vous donner le poème en entier puisqu’il est assez court. Cela fera une belle conclusion pour cette note :

« Philistins, épiciers,
Alors que vous caressiez
Vos femmes,
Vos femmes.

En songeant aux petits
Que vos grossiers appétits
Engendrent,
Engendrent.

Vous disiez : ils seront,
Menton rasé, ventre rond,
Notaires,
Notaires.

Mais pour bien vous punir,
Un jour vous voyez venir
Au monde,
Au monde.

Des enfants non voulus
Qui deviennent chevelus
Poètes,
Poètes.

Car toujours ils naîtront
Comme naissent d’un étron
Des roses,
Des roses.

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mercredi, mars 04, 2009

Le Je et l'action

L’ennemi du peuple (1903-04) de Georges Darien (L’âge d’homme. 2009)


Des pamphlétaires anarchistes virulents, j’ai déjà eu l’occasion d’en lire un certain nombre. Mais malgré leur verve rageuse, des gens comme Emile Pouget ou Albert Libertad ne me paraissent pas être allés aussi loin que Georges Darien dans la radicalité et l’intransigeance.
Un exemple entre cent, cette petite citation qui fera blêmir les « crapauds à pustules humanitaires » :

« Il faut tuer. Il faut rendre le mal pour le mal ; et le rendre avec usure. C’est le seul moyen de supprimer les malfaiteurs. Si l’on veut qu’une chose cesse d’exister, il faut la détruire. Et si des hommes veulent défendre cette chose-là, il faut tuer ces hommes-là. »

Le ton est donné et vous pouvez imaginer désormais de quelles matières explosives est constitué ce recueil d’articles rédigés par Georges Darien dans le bimensuel anarchiste L’ennemi du peuple qui sévit du mois d’août 1903 à celui d’octobre 1904.
Georges Darien est sans doute plus connu pour son œuvre littéraire que pour ses talents de polémiste individualiste. Son roman le plus célèbre, le voleur (adapté mollement par Louis Malle au cinéma avec Belmondo), est un pur chef-d’œuvre qui fut redécouvert assez tardivement (notamment par Breton). Mais on lui doit aussi un époustouflant réquisitoire contre l’armée et les compagnies disciplinaires (Biribi), un très beau tableau de la France bourgeoise et veule qui applaudit au moment de la capitulation de 70 et à l’écrasement de la Commune (Bas les cœurs) ainsi que deux pamphlets passionnants : Les pharisiens, où Darien prend violemment à parti Drumont et les antisémites et cet incroyable brûlot que reste encore aujourd’hui La belle France, essai où l’on retrouve un certain nombre d’idées contenues dans ses articles de journaux.
Le recueil des textes de Darien pour L’ennemi du peuple avait été effectué sous la houlette de Gérard Guégan par les éditions Champ Libre en 1972. Le livre étant devenu quasiment un incunable, c’est avec grand plaisir qu’on le voit réapparaître sous la bannière des excellentes éditions l’âge d’homme (dans une collection mitonnée par Noël Godin s’intitulant « le livre carabiné »), préfacé par Jean-Pierre Bouyxou.
Les textes sont divisés en quatre parties. Passons rapidement sur la dernière intitulée De quelques canailles où sont regroupés quelques pages incroyablement virulentes contre Jaurès (au moment où il lance l’humanité) et Tolstoï, pages où s’exprime parfaitement la haine que Darien voue au pacifisme et à la résignation chrétienne. Ce sont deux idées qui reviennent régulièrement sous sa plume et qui se retrouvent dans les deux premières parties du livre. Primo : à l’encontre d’un certain nombre d’anarchistes non-violents et pacifistes, Darien ne s’oppose pas à l’idée de guerre (même s’il conchie vertement le militarisme). Pour lui, une mobilisation générale permettrait au peuple d’avoir les armes en mains et de les retourner contre ses chefs. Théoricien de l’action, l’auteur ne voit pas d’autres moyens pour renverser l’état social de son époque et ne plus attendre un Age d’or sans cesse remis à un hypothétique futur lointain. L’histoire prouvera malheureusement que sa théorie était parfaitement erronée et que dans les veines du peuple partant la fleur au fusil pour la première grande boucherie mondiale coulait davantage le poison répugnant du patriotisme qu’une véritable volonté révolutionnaire!
Deuxième grande idée, qu’on retrouve largement développée dans La belle France : l’injustice sociale ne pourra être vaincue que lorsqu’on aura libéré la terre de la propriété privée. Là encore, cet attachement à la terre hérité des théories des physiocrates a un peu vieilli.
Reste alors la troisième partie du livre, peut-être la plus passionnante, à savoir les rapports de Darien avec le mouvement anarchiste.
Peut-on qualifier Darien d’anarchiste ? Lui-même réfute cette étiquette et on le voit prendre violemment à parti l’anar « sirop de coing » Charles Malato et même son collègue Emile Janvion avec qui il ne partage pas les mêmes convictions quant à la question de l’individualisme. Ce qui l’éloigne des anarchistes, c’est le côté presque « religieux » que peut revêtir parfois cette idéologie. Darien fustige aussi bien le dogme de l’abstention électorale (qui n’est pour lui qu’un des visages de l’inaction) que celui de la « grève générale » qu’il considère comme impropre à modifier le visage de la société.
En revanche, nul doute que notre bonhomme est un révolutionnaire et un individualiste dans la lignée de Max Stirner. Comme Zo d’Axa et Libertad, il reprend les leçons de La Boétie sur la servitude volontaire et n’a pas de mots assez durs pour vomir la passivité des masses, la résignation des pauvres, l’imbécile soumission du peuple :

« Qu’est-ce que le Peuple ? C’est cette partie de l’espèce humaine qui n’est pas libre, pourrait l’être, et ne veut pas l’être ; qui vit opprimée, avec des douleurs imbéciles ; ou en opprimant, avec des joies idiotes ; et toujours respectueuse des conventions sociales. »

Au-delà du « troupeau des moutons » et de celui des « bergers », il y a ce que Darien nomme l’Individu, le Hors-Peuple dont il fait partie. Cette absence absolue de compassion, de pitié pleurnicharde pour « les gens de peu » fera sans doute grincer beaucoup de dents et fera rejeter en bloc son auteur. Pourtant, c’est sans doute l’aspect de sa réflexion qui a le moins vieilli puisqu’il montre de manière assez juste que toute amélioration des conditions sociales (et qu’on ne vienne surtout pas me parler de « réformes » !) n’est envisageable que par l’action.
A nous de méditer maintenant sur les moyens de cette action…

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dimanche, mars 01, 2009

Le Je avec la Fiction

Alain Zannini (2002) de Marc-Edouard Nabe (Editions du Rocher.2002)

Je n’apprendrai rien à personne en rappelant qu’Alain Zannini est le véritable nom de Marc-Edouard Nabe, sans doute le plus doué des écrivains français contemporains et le plus controversé (personne ne lui a pardonné sa première apparition télévisuelle chez Pivot en 1985 et le teneur de son journal intime).
Même si la couverture du livre précise qu’il s’agit d’un « roman », inutile de préciser qu’avec un titre pareil, Alain Zannini apporte une nouvelle brique (plus de 800 pages : voilà une belle brique !) à l’édifice autobiographique magistral mis en chantier dès ses premières œuvres par l’auteur.
Peut-on parler ici d’un nouvel avatar de cette « autofiction » dont les journaleux en mal de modes littéraires ne cessent de nous rabattre les oreilles ? Sans doute ! Sauf qu’il faudrait être aveugle pour ne pas déceler le gouffre qui sépare la somme de Nabe (lâchons dès maintenant le mot, c’est un véritable chef-d’œuvre) et les atermoiements insipides et nombrilistes d’une Christine Angot. Chez Nabe, la matière autobiographique est travaillée par l’écriture, par une forme littéraire incroyablement dense et vivante (c’est sans doute pourquoi ses mésaventures amoureuses et sexuelles et ses « mondanités » nous touchent tant) alors que la platitude journalistique (je suis reporter de ma pauvre petite vie) et l’absence de style font office d’écriture chez Angot.
Alors que tout semble s’écrouler autour de lui (comme les 800 pages du livre vont nous le confirmer par la suite), Nabe décide en l’an 2000 de quitter Paris pour s’installer dans l’île grecque de Patmos, là où Saint-Jean écrivit l’Apocalypse. Lorsqu’un mystérieux pope lui vole son épais journal intime qu’il a emporté avec lui, Nabe rencontre celui qui va se charger de l’enquête et de retrouver l’objet volé : l’inspecteur Alain Zannini et son chien Œdipe.
Enquête allégorique qui va amener les « deux » hommes a rencontrer des personnages étranges (une secte chinoise, une voyante aveugle…) et Nabe à se pencher sur son passé qu’il essaie de reconstituer mentalement.
D’une certaine manière, Alain Zannini est le cinquième tome du Journal de Nabe. Je n’ai malheureusement réussi à dégotter que le premier (Nabe doit être l’auteur contemporain dont les livres sont les plus recherchés et dont les prix sont déjà incroyablement prohibitifs : allez voir sur des sites de ventes d’occasion en ligne !) mais j’ai retrouvé dans ce « roman » le même plaisir que j’avais eu à dévorer Nabe's dream. Le style flamboyant de l’auteur et son humour unique rendent absolument palpitant ce voyage dans la vie de l’auteur de 1990 (en gros) à 2000.
Les personnalités ne sont pas citées par leurs noms mais les prénoms suffisent à reconnaître les individus. Cela nous vaut des portraits savoureux de Sollers (le mentor ambigu), de Jeannot / Jean-Edern Hallier (avec qui Nabe s’est fâché tout en lui rendant hommage), de son « meilleur ami » qui l’a trahi (Stéphane Zadganski est malmené de façon très drôle) et de beaucoup d’autres (le fidèle Frédéric Taddéï, Patrick Besson, Hector Obalk…). Cela ne pourrait être qu’anecdotique mais Nabe parvient à transcender situations et personnages (magnifique passage où l’écrivain se rend à Meudon en péniche pour voir Lucette Destouches, la veuve Céline, en compagnie de Jean-François Stévenin) pour leur donner une véritable ampleur romanesque.
Idem pour ses déboires amoureux qui occupent une bonne part de l’œuvre. Au centre de sa vie sentimentale, la belle Hélène, sa femme, dont il dresse un portrait magnifique (je sais qu’on peut le trouver extrêmement cruel mais avec un peu de recul, je réitère mon propos, c’est un personnage absolument magnifique). Et puis ses (nombreuses) maîtresses. La plus célèbre, Diane Tell (qu’il m’a rendu extrêmement sympathique alors que j’avais d’elle l’image d’une insipide chanteuse de variété en toc. Il faut d’ailleurs voir l’extrait de l’émission de Christine Bravo qui provoquera la rencontre- l’extrait est disponible en ligne- pour réaliser à quel point la chanteuse est infiniment plus intelligente et fine que l’espèce de dragon ignoble qui l’interroge et qui tente de la faire prendre pour une imbécile sous couvert « d’humour » !) avec qui il se rendra à La Salette (inutile de préciser que l’ombre de Bloy plane toujours sur l’œuvre de Nabe, ainsi que celle de Céline et, ici, de Dostoïevski). Puis il y aura Laura, la « Peau Rouge » et Delphine la frigide (qui, en revanche, a droit à un portrait assez gratiné ! On sent qu’elle a fait souffrir notre écrivain même si, c’est toujours la limite du journal intime, elle n’a pas son droit de réponse) et les « suceuses » Caroline et Lorène (oui, précisons que les frasques amoureuses et sexuelles de Nabe sont parfois très crues !)
Portraits de femmes où d’aucuns ne verront que nombrilisme et misogynie alors qu’éclate à chaque phrase, à chaque mot l’addiction totale de l’écrivain à l’Absolu et ce que ce « sacerdoce » (au Beau, à l’Art, à l’Amour : il faut toujours mettre des majuscules avec Nabe) peut avoir de douloureux.
A ce titre, il y a des passages magnifiques où l’auteur trouve dans une boite à « hôtesses » (le bien-nommé « Paradis ») un îlot de paix et d’amour au milieu de splendides putes auxquelles l’auteur rend un hommage très émouvant.

« En ces temps de désarroi moralisateur des sexes et de revalorisation de la misère sexuelle, il m’était apparu que les putains étaient les dernières femmes dignes. Il existait à Paris un endroit où la chaleur humaine n’était pas attiédie par la « communication » et où le langage n’était pas un vain mot. »

Je n’entre pas dans les détails tant Alain Zannini m’a paru une somme autobiographique ET romancé foisonnante et intense (l’actualité – la tempête de 1995- rattrapant parfois le quotidien de l’écrivain). C’est aussi un ouvrage de transition puisqu’il procède à un échange d’identité (Zannini revient à la place de Nabe) et que le Journal Intime finit dans les flammes (diable ! que de pages merveilleuses perdues à tout jamais !)
En se débarrassant de ce double encombrant, Nabe peut vaincre le sortilège de « Dorian Gray » et vieillir apaisé. Du moins, aborder plus sereinement son œuvre en lui impulsant une nouvelle forme. Ce seront ses livres « adossés » à l’actualité (Une lueur d’espoir, Printemps de feu, J’enfonce le clou…) où l’événement sera retranscrit non plus dans une forme « journalistique » mais littéraire.
En espérant que les déboires de l’auteur avec son éditeur ne lui mettrons pas trop de bâtons dans les roues et lui permettrons de poursuivre son œuvre essentielle…

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