Le canard déchaîné
Bête, méchant et hebdomadaire : Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982) de Stéphane Mazurier (Buchet/Chastel, Les Cahiers dessinés. 2009)
Bête, méchant et hebdomadaire est tiré d’une thèse de doctorat et le livre souffre un peu de ses origines universitaires. Stéphane Mazurier se nappe dans une objectivité « scientifique » là où l’on aurait souhaité plus de lyrisme et d’éclat pour narrer la formidable geste du Professeur Choron, de Gébé, Reiser, Willem, Cavanna et les autres. On devra se contenter d’un plan verrouillé avec ses trois grandes parties (l’histoire du journal, sa place au cœur du système médiatique et son positionnement politique dans la société française de l’après-68) que l’auteur suit scrupuleusement et d’une écriture un peu terne qui se garde de tout emballement.
Cet académisme de la forme ne gênerait pas si il ne conduisait parfois Mazurier à des simplifications ou à des jugements extrêmement réducteurs. On me pardonnera d’évoquer un sujet qui me tient à cœur mais j’avoue avoir eu du mal à avaler le passage dédié aux chroniques cinématographiques de Charlie Hebdo puisque l’auteur écrit qu’après le départ de Delfeil de Ton « la rubrique cinématographique de Charlie Hebdo devient plus conventionnelle, moins surprenante, moins sarcastique. A titre d’exemple, les films de Truffaut sont vivement appréciés par Pérez et Manchette, qui rejoignent ainsi l’opinion critique majoritaire ».
Voilà l’exemple même du travail du chercheur universitaire qui a du prélever quelques critiques ça et là en passant totalement à côté de tout ce qui fait le sel des critiques cinématographiques de Manchette. Dire qu’elles sont plus « conventionnelles » et moins « surprenantes » est une énormité, ne serait-ce que si l’on s’en tient au dernier papier de l’écrivain lorsqu’il avoue n’avoir pas vu la moitié des films qu’il a critiqués ! Sans revenir en détail sur Les yeux de la momie, bouquin essentiel (il faut le trompeter jusqu’à épuisement !), il suffit de se plonger dedans pour que saute aux yeux la singularité de l’écriture de Manchette, l’acuité de son regard (pas sûr que Delfeil eut été aussi qualifié que lui pour parler de Fassbinder, Cassavetes ou Satyajit Ray) et son humour incroyable. On me dira que c’est un détail et on aura sûrement raison. N’empêche qu’au détour d’une phrase ou d’un jugement scellé dans le prétendu marbre de la « raison scientifique », on trouve ça et là quelques simplifications un peu gênantes.
De la même manière, le caractère très pointu de son sujet s’avère parfois un peu frustrant. Sans aller jusqu’à une histoire du « nouveau » Charlie Hebdo (on sait ce que j’en pense !), on aurait aimé un peu plus d’information sur la mort de Reiser, par exemple, et la manière dont le mensuel Hara-kiri (publié jusqu’en 1986) traita l’évènement.
Là encore, on va dire que je prêche pour ma paroisse mais je trouve assez incroyable qu’on ne trouve pas dans l’index de ce gros pavé le nom de Marc-Edouard Nabe qui fut très proche de Choron, Siné et Vuillemin (Willem et ces deux derniers illustrèrent d’ailleurs certaines couvertures de ses livres). Non seulement l’écrivain commença en tant que dessinateur à Hara-kiri mais il nous a livré dans son journal des portraits époustouflants de toute la bande dont il n’aurait peut-être pas été inutile de parler.
Une fois ces réserves posées, le livre est assez indispensable, ne serait ce parce qu’il est le premier à tenter une véritable histoire du canard déchaîné et d’en saisir la singularité. Stéphane Mazurier nous plonge dans les origines de Charlie Hebdo : la rencontre de Choron et Cavanna au début des années 60, la création d’Hara-kiri, les interdictions successives qui frappent la publication jusqu’au fameux « Bal tragique à Colombey : un mort » qui donnera naissance à Charlie Hebdo en 1970. Il passe en revue la singularité des troupes du journal : l’anarchisme rigolard de Choron, l’humanisme libertaire de Cavanna, l’antimilitarisme de Cabu, le nihilisme écolo de Fournier, les sympathies communistes de Wolinski, la verve pamphlétaire de Delfeil de Ton…
Après cela, il nous plonge au cœur du journal, de ses méthodes de fabrication (le génie de Cavanna ayant été d’accorder à chacun de ses collaborateurs le titre de « rédacteur en chef » de sa propre rubrique) et son rapport avec les autres journaux. Enfin, c’est toute l’actualité de la France pompidolienne et giscardienne vue par les yeux du canard que refait naître Mazurier. L’occasion pour lui de dresser un « portrait robot » de l’identité du journal : son positionnement résolument anti-droite qui n’en fait pas pour autant un journal « de gauche », son antimilitarisme foncier, sa haine des religions, des flics et de la chasse et son ouverture du côté de la « contre-culture » (l’auteur resitue parfaitement les liens du journal avec les personnalités du café-théâtre : le café de la gare de Bouteille et Coluche, le Splendid mais aussi les initiatives nouvelles dont il fut à l’origine, comme l’aventure du film l’an 01 d’après la BD de Gébé).
Se plonger dans ce gros livre passionnant, c’est revivre en direct des évènements gravés dans les mémoires même si l’on est (c’est mon cas) trop « jeune » pour les avoir vécus en direct : les couvertures chocs, les procès, l’émission de Polac pour la mort du journal, les soirées arrosées et fortement sexuées de la rue des Trois-Portes, les têtes de turc favorites des rédacteurs…
L’essai est également un formidable document sur la France des années 60 et surtout 70, entre les derniers vestiges d’une censure archaïque et une libéralisation ambiguë. Mazurier montre très bien que l’aventure de Charlie Hebdo est strictement contemporaine de l’ample espoir né des évènements de 68. L’hebdomadaire est créé dans la foulée des évènements (c’est la mort de De Gaulle qui lui donne son envol) et meurt, comme les illusions de 68, avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir (l’auteur fait un parallèle fort intéressant avec l’évolution de Libération)
Avec l’arrivée des socialistes au pouvoir, quelque chose s’est irrémédiablement brisé : on ne retrouvera plus une insolence, une liberté de ton pareille.
La récente « affaire Siné » n’est qu’une des preuves les plus accablantes de cette domestication de l’esprit subversif et mal-pensant…
Libellés : Cavanna, Charlie-Hebdo, Choron, Delfeil de Ton, Gébé, Hara-Kiri, Mai 68, Manchette, Mazurier, Nabe, Reiser, Siné