D comme Dagerman
Stig Dagerman. Le serpent (Gallimard. L’imaginaire).
Moi qui m’étais promis d’utiliser la forme de l’abécédaire pour me forcer à piocher dans la littérature contemporaine ; me voilà en train de vous parler d’un auteur suédois mort il y a plus de 50 ans ! Stig Dagerman fait partie de ces étoiles filantes (Rimbaud, Lautréamont…) qui illuminent le ciel de la littérature mondiale et dont la disparition brutale laisse néanmoins des marques indélébiles dans l’Histoire. Né en 1923, Stig Dagerman connut un succès immédiat dès la parution de son premier roman (dont il va être question tout de suite), écrivit d’autres romans, des pièces de théâtre, des nouvelles à un rythme effréné avant de se suicider à un peu plus de trente ans, en 1954.
On hésite à parler de « roman » à propos du Serpent dans la mesure où ce livre se compose de deux récits distincts dont les seuls points communs sont de se dérouler dans l’univers des casernes et de se souder autour de l’idée de peur.
Dans un premier temps, un soldat brutal et vulgaire (pléonasme), Bill, capture un serpent et s’en sert pour semer la terreur dans son entourage : humilier un de ces chefs, contraindre Irène sa petite amie à l’accompagner à une fête…
Ce qui frappe dans ce récit, c’est la construction très « cinématographique » de l’intrigue. Dagerman procède par ellipse, par de constants changements de points de vue et par de légers retours en arrière. D’une certaine manière, il pense en terme de cadre et de montage comme dans cette très belle scène au café où Bill parle avec Irène en surveillant la serveuse grâce au miroir qu’il a en face de lui. Ce reflet permet un découpage quasi-filmique de la séquence et l’auteur procède soudain à un léger « décadrage »pour nous faire épouser le point de vue d’Irène quelques secondes avant ce croisement de regards et le cheminement de sa pensée lorsqu’elle se rend compte qu’il ne la regarde pas.
Cette multiplication des points de vue permet de donner une certaine densité aux personnages et de faire sourdre une angoisse qui devient de plus en plus prégnante (et dont le serpent est un double symbole : symbole de la peur et symbole sexuelle puisque Irène hésite à s’offrir à Bill).
Cette angoisse, on la retrouve dans le deuxième récit, plus long, qui forme le roman. Elle est d’abord diffuse et tourmente une bande de soldats restés seuls dans une caserne pendant que la troupe est aux manœuvres. Pour échapper à cette peur, causée par un serpent qui s’est échappé dans ladite caserne, ces hommes se racontent des histoires que l’écrivain va nous détailler. Une fois de plus, Dagerman procède par juxtaposition de points de vue mais rompt avec le réalisme campagnard de la première partie pour aborder des territoires plus fantasmatiques, plus expressionnistes (à l’instar de son compatriote Strindberg).
Son style, très imagé, se laisse cette fois déborder par ces images et l’entraîne dans les visions torturées de ses personnages. Un seul sentiment les anime : la peur. N’oublions pas que le serpent a été publié en 1945 et que plane encore dans le ciel littéraire les cendres de la guerre. L’angoisse que vivent ces soldats n’est pratiquement pas rationnelle : c’est une peur diffuse, une menace dont l’ombre ne les quitte pas.
Proche des milieux anarchistes, Dagerman livre ici une dénonciation acerbe des horreurs des boucheries humaines et l’absurdité des rites militaires. Attention ! Ce n’est pas un pamphlet mais une véritable œuvre romanesque qui navigue sur les eaux de la métaphore. C’est juste au détour de quelques paragraphes que l’auteur livre sa vision du monde et crache sur l’armée et l’état (cet « anneau de fer » qui enserre l’individu) : « je veux la justice sociale, c’est-à-dire un système où l’on a cessé de faire commerce d’esclaves, où il soit considéré comme contraire à la nature que les gens aient besoin de se sentir reconnaissants de leur droit de vivre envers un employeur, une banque ou une loterie, un système où le droit de vivre serait indiscutable et où l’on pourrait fournir des terrains de tir et des fusils à bouchons à tous ces fanatiques de la guerre qui forment les racines de la réaction. »
Par contre, il refuse l’idée de l’écrivain érigeant un modèle d’harmonie. Au contraire, celui-ci doit faire connaître aux autres cette fameuse peur, éviter « l’anti-intellectualisme » et déciller les regards de ses contemporains quitte à leur ôter toute illusion.
C’est cette exigence et cette noire lucidité qui fait le prix de ce livre angoissé…
Moi qui m’étais promis d’utiliser la forme de l’abécédaire pour me forcer à piocher dans la littérature contemporaine ; me voilà en train de vous parler d’un auteur suédois mort il y a plus de 50 ans ! Stig Dagerman fait partie de ces étoiles filantes (Rimbaud, Lautréamont…) qui illuminent le ciel de la littérature mondiale et dont la disparition brutale laisse néanmoins des marques indélébiles dans l’Histoire. Né en 1923, Stig Dagerman connut un succès immédiat dès la parution de son premier roman (dont il va être question tout de suite), écrivit d’autres romans, des pièces de théâtre, des nouvelles à un rythme effréné avant de se suicider à un peu plus de trente ans, en 1954.
On hésite à parler de « roman » à propos du Serpent dans la mesure où ce livre se compose de deux récits distincts dont les seuls points communs sont de se dérouler dans l’univers des casernes et de se souder autour de l’idée de peur.
Dans un premier temps, un soldat brutal et vulgaire (pléonasme), Bill, capture un serpent et s’en sert pour semer la terreur dans son entourage : humilier un de ces chefs, contraindre Irène sa petite amie à l’accompagner à une fête…
Ce qui frappe dans ce récit, c’est la construction très « cinématographique » de l’intrigue. Dagerman procède par ellipse, par de constants changements de points de vue et par de légers retours en arrière. D’une certaine manière, il pense en terme de cadre et de montage comme dans cette très belle scène au café où Bill parle avec Irène en surveillant la serveuse grâce au miroir qu’il a en face de lui. Ce reflet permet un découpage quasi-filmique de la séquence et l’auteur procède soudain à un léger « décadrage »pour nous faire épouser le point de vue d’Irène quelques secondes avant ce croisement de regards et le cheminement de sa pensée lorsqu’elle se rend compte qu’il ne la regarde pas.
Cette multiplication des points de vue permet de donner une certaine densité aux personnages et de faire sourdre une angoisse qui devient de plus en plus prégnante (et dont le serpent est un double symbole : symbole de la peur et symbole sexuelle puisque Irène hésite à s’offrir à Bill).
Cette angoisse, on la retrouve dans le deuxième récit, plus long, qui forme le roman. Elle est d’abord diffuse et tourmente une bande de soldats restés seuls dans une caserne pendant que la troupe est aux manœuvres. Pour échapper à cette peur, causée par un serpent qui s’est échappé dans ladite caserne, ces hommes se racontent des histoires que l’écrivain va nous détailler. Une fois de plus, Dagerman procède par juxtaposition de points de vue mais rompt avec le réalisme campagnard de la première partie pour aborder des territoires plus fantasmatiques, plus expressionnistes (à l’instar de son compatriote Strindberg).
Son style, très imagé, se laisse cette fois déborder par ces images et l’entraîne dans les visions torturées de ses personnages. Un seul sentiment les anime : la peur. N’oublions pas que le serpent a été publié en 1945 et que plane encore dans le ciel littéraire les cendres de la guerre. L’angoisse que vivent ces soldats n’est pratiquement pas rationnelle : c’est une peur diffuse, une menace dont l’ombre ne les quitte pas.
Proche des milieux anarchistes, Dagerman livre ici une dénonciation acerbe des horreurs des boucheries humaines et l’absurdité des rites militaires. Attention ! Ce n’est pas un pamphlet mais une véritable œuvre romanesque qui navigue sur les eaux de la métaphore. C’est juste au détour de quelques paragraphes que l’auteur livre sa vision du monde et crache sur l’armée et l’état (cet « anneau de fer » qui enserre l’individu) : « je veux la justice sociale, c’est-à-dire un système où l’on a cessé de faire commerce d’esclaves, où il soit considéré comme contraire à la nature que les gens aient besoin de se sentir reconnaissants de leur droit de vivre envers un employeur, une banque ou une loterie, un système où le droit de vivre serait indiscutable et où l’on pourrait fournir des terrains de tir et des fusils à bouchons à tous ces fanatiques de la guerre qui forment les racines de la réaction. »
Par contre, il refuse l’idée de l’écrivain érigeant un modèle d’harmonie. Au contraire, celui-ci doit faire connaître aux autres cette fameuse peur, éviter « l’anti-intellectualisme » et déciller les regards de ses contemporains quitte à leur ôter toute illusion.
C’est cette exigence et cette noire lucidité qui fait le prix de ce livre angoissé…
Libellés : Anarchisme, Dagerman
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home