Lectures de mai
On le sait, le mois de mai est le
mois des pavés. Du coup, j’ai entamé un
livre de plus de 700 pages que je n’ai toujours pas terminé. C’est pour cette
raison que mes lectures parallèles seront moins nombreuses cette fois :
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26- Muguette (1980)
de Jean-Pierre Bouyxou (Editions de la Musardine, 2016)
Agrémentée d’une excellente préface, une réédition d’un
célèbre roman de Jean-Pierre Bouyxou. J’en parle ici.
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27- Mes Amours
décomposés (1990) de Gabriel Matzneff (Gallimard. L’infini, 1990)
Il faudrait, lorsqu’on parle
d’art et/ou de littérature, mettre de côté toute considération d’ordre morale
puisque chacun sait qu’elle est très élastique et fluctuante selon les lieux et
les époques. Il est probable que ceux qui défendaient Baudelaire et Flaubert en
1857 passaient pour de gros pervers et de vieux libidineux alors que ces
auteurs sont désormais proposés à tous les lycéens de France et de Navarre. Avec
Matzneff, le problème est d’autant plus ardu qu’il s’agit là d’un
« journal intime » et non pas d’une fiction. Or, puisqu’il emploie
souvent le terme, il ne fait aucun doute qu’il est « pédophile ».
Mais encore faudrait-il bien définir le terme et ne pas le confondre avec celui
de violeur et criminel (pléonasme !) qui est désormais le sens qu’il a
dans la tête de tout un chacun depuis Dutroux.
Dans Mes Amours décomposés, il s’agit de distinguer deux choses. D’une
part, le récit de ses multiples aventures avec de nombreuses jeunes maîtresses
qui ne peut choquer que ceux qui s’arc-boutent sur une conception rigide de la
morale. Si certaines sont mineures, elles ont toutes atteint la majorité
sexuelle et jamais Matzneff ne les force à quoi que ce soit. Ce sont même
plutôt elles qui se jettent dans ses bras, pour le meilleur ou pour le pire
(des ruptures douloureuses). Libre à chacun de trouver ce mode de vie choquant
mais il relève de la stricte liberté individuelle.
De l’autre, il y a ce passage
extrêmement perturbant où Matzneff se rend à Manille et s’offre de très jeunes
garçons et filles (12/13 ans). Pour le coup, on quitte la sphère de la liberté
individuelle pour arriver dans des zones inacceptables. Pourtant, c’est moins
l’auteur qu’on a envie de blâmer (là encore, il ne viole pas, n’impose rien
mais paye pour assouvir ses fantasmes) qu’un système abject, celui du tourisme
sexuel (et il faudrait souligner l’extrême complaisance de la diplomatie
française en ce domaine !). C’est malheureux à dire mais il est probable
que ces enfants prostitués en ont vu d’autres et que Matzneff s’est contenté de
profiter d’un système d’économie libérale ignoble. J’ai d’ailleurs le souvenir
d’un enseignant en économie qui justifiait le travail des enfants en Chine sous
le prétexte que nous étions aussi passés par là et que c’était nécessaire pour
le développement économique !
Entendons-nous bien : il ne
s’agit pas d’excuser ce comportement mais d’essayer de ne pas tout confondre et
amalgamer comme le font souvent les petits procureurs de la bien-pensance
contemporaine (j’ai vu des cinéphiles se faire presque accuser de pédophilie
parce qu’ils disent apprécier une actrice de 18 ans !). Il faudrait
d’ailleurs se pencher, la tête froide, sur la « tentation pédophile »
qui s’est développée dans la foulée de Mai 68 (René Schérer, Cohn-Bendit,
Frédéric Mitterrand, Patrick Font et beaucoup d’autres). Tout se passe comme
s’il avait fallu libérer l’enfant des contraintes de l’éducation classique et
de lui reconnaître une liberté, une sexualité libérée (lire Le Journal d’un éducastreur de Jules
Celma). L’erreur, bien entendu, a été de
considérer que cette sexualité enfantine était de même nature que la sexualité
adulte et que les deux pouvaient cohabiter. Mais si on regarde ce qui se passe
aujourd’hui, on remarque que notre société est toujours très
« pédophile » (hyper sexualisation des jeunes dans la musique, la
pub, à la télévision ; enfant-roi…)
et en même temps ultra-puritaine.
Pour Matzneff, il faut également
ajouter le côté « helléniste » de l’auteur et son plaisir d’initier
les jeunes personnes comme au temps de Socrate. Mais revenons à son journal qui
débute en 1983 après une nuit d’amour avec…deux maîtresses en Corse !
Cette année-là, l’auteur est inquiété par les calomnies liées à
« l’affaire du Coral » et il a perdu sa tribune au Monde. Il écrit sa Diététique de Lord Byron et fréquente une bonne douzaine de jeunes
filles.
Ce que j’aime dans les journaux
intimes réussis, c’est leur manière de faire basculer l’anecdotique et le
superficiel du côté de la littérature et de l’universel. Pas plus que les animaux
de Léautaud, les aventures sexuelles de Matzneff ne devraient nous passionner.
Pourtant, grâce au style étincelant de l’auteur, on ne lâche pas un instant son
journal.
Lui-même l’écrit : ce n’est
pas tant le fond de ses récits qui en fait l’intérêt que leur
« musique ». Son précédent journal s’intitulait Un Galop d’enfer et il est vrai que Mes Amours décomposés frappe et séduit par son rythme endiablé et
la justesse de son trait.
Derrière les pages de ce journal
se dessine le portrait d’un homme qui ressemble, par bien des aspects, à
Casanova : désir insatiable de plaire et de séduire (Matzneff est obsédé
par son poids mais ne peut pas s’empêcher de beaucoup manger et boire),
multiplication (impressionnante) des maîtresses mais un attachement sincère à
chacune d’entre-elle. Contrairement à Don Juan, l’auteur n’abandonne pas ses
conquêtes et chaque rupture est une déchirure.
Il y a également chez lui un côté dandy aristocrate que résume
parfaitement ce passage :
« Le destin en a décidé autrement, mais dans l’ordre éthique, esthétique,
les jeux étaient joués : je suis fait pour avoir de l’argent, pour le
dépenser, non pour en gagner. Je suis incapable d’en gagner. Je me suis donc
installé dans ce personnage de clochard de luxe qui est le seul qui me permette
de ne pas déchoir. »
« Clochard de luxe »,
Matzneff évoque ses diners où l’on croise souvent le grand fouriériste René
Schérer, l’immense Guy Hocquenghem et quelques autres (Jérôme Garcin, Philippe
Sollers…). Plus étonnant, il évoque rapidement un dîner d’anniversaire de
Marcel Carné et une invitation très officielle à l’Elysée en compagnie de
Mitterrand où il en profite pour faire un brin de cour à Charlotte Rampling.
Entre son petit appartement
parisien dénué de tout et ses régulières escapades à la piscine de Deligny,
Matzneff nous fait partager ses états d’âme, ses plaisirs mais aussi ses doutes
et ses désespoirs.
« Seuls me captivent les livres où l’auteur s’est brûlé vif »,
écrit-il. En prenant le risque d’apparaître sous un jour peu glorieux (il est
parfois vaniteux, odieux avec ses maîtresses…), Matzneff se « brûle
vif » dans ce Journal et parvient à nous captiver.
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28- Mon fauteuil à trois roues (1968) de José Michel (Fleuve Noir,
collection Angoisse, 1968)
Comme tous les romans de la
collection Angoisse, je réserve mon avis pour un ouvrage à venir.
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29- Retour à Babylone (1984) de Kenneth Anger (Editions Tristram,
collection Souple, 2016)
Après le passionnant Hollywood Babylone, Kenneth Anger nous
convie à une nouvelle plongée du côté des arrière-cours d’Hollywood. L’intérêt
du premier livre était de mêler avec style le fait divers sordide, une
réflexion solide sur les aléas de la célébrité et sur le développement des
médias de masse et une profonde empathie pour les stars aux ailes brûlées par
le succès. Il y avait chez Anger un petit côté James Ellroy tout à fait
captivant que l’on retrouve dans Retour à Babylone, notamment lorsqu’il évoque
les liens entre la mafia et Hollywood (épisode assez glaçant) ou le destin
tragique de l’acteur William Haynes, mis au placard en raison de son
homosexualité (il fut d’ailleurs un temps le mignon de Clark Gable). Pourtant,
l’ouvrage paraît un peu plus « léger » que le premier en ce sens qu’Anger
traite ces cas de façon un peu plus superficielle. A ce titre, toute la
dernière partie du livre consacrée aux multiples personnalités hollywoodiennes
qui se sont suicidées paraît un peu anecdotique même si on apprend des choses,
notamment sur James Whale ou Clyde Bruckman.
En dépit de cette petite réserve, le livre reste passionnant par sa
suprême ironie et sa manière très sarcastique de passer de l’autre côté du
miroir sans se placer du côté des juges et des inquisiteurs…
Libellés : Anger Kenneth, Bouyxou, Fait divers, Hollywood, Journaux et carnets, Matzneff, pédophilie