Sur la "novlangue"
Défense et
illustration de la novlangue française (2005) de Jaime Semprun
(L'encyclopédie des nuisances).
« Impacter »,
« finaliser », « synergie », « acter »,
« au jour d'aujourd'hui » : nous nous sommes tous un
jour offusqué ou amusé de voir maltraiter la langue française sous
les coups de boutoirs d'un vocabulaire issu du monde de l'entreprise.
Avec sa très ironique Défense et illustration de la novlangue
française, Jaime Semprun entreprend de railler cette « nouvelle
langue » mais en dépassant le simple constat du grammairien
arc-bouté sur un modèle momifié du français et ne s'intéressant
qu'au caractère inesthétique de ces nouveautés.
Pour Semprun, le
développement de la « novlangue » (qu'il distingue très
justement de celle imaginée par Orwell en ce sens qu'elle n'est plus
le fruit d'une idéologie totalitaire) accompagne irrémédiablement
le développement de la technique et la rationalisation totale de nos
sociétés et modes de vie (la comparaison avec l'urbanisme est
lumineuse). Ce que traduit l'adoption de ce nouveau langage, c'est un
désir de rationaliser la pensée, de la réduire à de pures
équations mathématiques en parfaite adéquation avec le machinisme
généralisé et à mille lieues du courant tempétueux de la poésie
et de la littérature (cet « appel d'air » réclamé par
Annie Le Brun). Pour Semprun, l'homme ne fait qu'adapter son langage
pour être un rouage sans accroc dans le développement spectaculaire
de la technologie et la domination des machines.
Tout mériterait d'être
cité dans ce passionnant essai. Je me contenterai d'un extrait
particulièrement saisissant (et drôle) concernant les « sciences
de l'éducation » que l'auteur raille avec une verve
irrésistible.
***
« Nous allons
maintenant examiner comment l'informatisation a exécuté la
sentence que la linguistique avait prononcée contre l'archéolangue.
Mais auparavant, pour conclure ce chapitre, il me faut mentionner la
contribution sans doute la plus directe de la science du langage à
la formation de la novlangue. Je veux parler de sa participation à
cette révolution culturelle qu'a été l'adoption de méthodes
d'enseignement adaptées aux exigences de la modernisation. En une
vingtaine d'année à peine, les sciences de l'éducation ont
réussi à faire table rase de presque tout ce qui pouvait entraver
les apprenants dans leurs itinéraires de découverte.
Tandis que de son côté l'enseignement de l'histoire
s'affranchissait décisivement de la triviale chronologie qui en
avait été jusqu'ici la base, pour privilégier une approche
thématique plus apte à faire débat, celui du français,
tout inspiré des principes linguistiques que je viens de décrire,
remisait les anciennes méthodes d'apprentissage de la grammaire et
de l'orthographe à côté des vieilleries comme les blouses grises
ou les poêles à charbon des écoles primaires de la IIIe
République. Nous retombons d'ailleurs là sur l'informatisation,
justification définitive des décisions et procédures dont elle a
assisté la conception. En effet, quand la mission assignée à
l'enseignement est de former les scolarisés pour qu'ils se
connectent sans attendre aux réseaux sur lesquels circulent
et se partagent tout savoir et toute culture, ce serait perdre un
temps précieux que de consacrer de longues heures à apprendre des
catégories grammaticales si compliquées, rébarbatives, et en outre
obsolètes. Et pourquoi donc faudrait-il s'encombrer l'esprit
avec l'étude, par exemple, des modes du verbe, dont les grammairiens
répétaient depuis l'Antiquité qu'ils servent à marquer des
« dispositions de l'âme », quand on dispose d'un clavier
d'émoticons, pictogramme obtenus par simple combinaison de
touches et permettant d'indiquer très vite et sans nuances inutiles
à ses correspondants électroniques quelle est son humeur ou son
état d'esprit ? Autant aller chercher dans les lettres écrites
à la plume d'oie une inspiration pour rédiger ses SMS. »
Libellés : Jaime Semprun, Novlangue, science de l'éducation, société industrielle