L'Enthousiaste
Oui de Marc-Edouard Nabe (Editions du Rocher. 1998)
L’arrêt momentané de mon abécédaire prend effet aujourd’hui puisque je n’ai pas encore acheté le livre qui illustrera la lettre Q et qu’il me reste une quinzaine de titres dans ma PAL (pile à lire) avant de m’y remettre !
Commençons cette parenthèse en revenant sur Marc-Edouard Nabe, sans doute le plus grand écrivain français aujourd’hui. En 1998, les éditions du Rocher ont eu la bonne idée de rééditer ses articles de presse en deux volumes intitulés Oui et Non, en regroupant d’un côté les textes où Nabe exprime son admiration, de l’autre ceux où il laisse libre cours à sa haine vengeresse. Non est un livre cher à mon cœur puisque c’est le premier qu’il m’ait été donné de lire de l’auteur. Livre difficile pour un jeune homme encore imbibé de ses certitudes « de gauche » et devant se coltiner avec l’épouvantable réputation de l’auteur à laquelle je faisais allusion ici. Mais c’est peut-être grâce à ce livre que j’ai compris que les choses n’étaient pas aussi simples et manichéennes que la séparation gauche/droite et qu’il était sans doute bien plus « subversif » et « révolutionnaire » de préférer Bloy à Zola ou Céline à Sartre…
Cela faisait près de 10 ans que j’attendais de lire Oui pour découvrir la face lumineuse de Nabe, celle où il exprime avec sa verve coutumière son admiration pour certains individus et certaines œuvres. Car ne nous y trompons pas : si Nabe est un redoutable pamphlétaire, capable d’une férocité impitoyable dans l’expression de son dégoût, il est également un grand Enthousiaste (la majuscule Bloyenne s’impose), peu avare de ses mots pour témoigner de son amour. Et c’est sans doute la virulence de ses colères qui donne encore plus de sel et de poids à ce recueil de textes apologétiques.
Quiconque connaît un peu Nabe ne s’étonnera pas de constater, une fois de plus, que le seul pays qu’il habite est celui de l’Art. Autant les rafales tirées dans Non visaient larges et atteignaient à peu près toutes les horreurs de notre monde contemporain (la politique de gauche à droite, de Mitterrand à Le Pen ; l’Europe, les patrons, les syndicats, le rap, les médias et la presse couchée, la gay pride, les téléphones portables, la police…) ; autant les enthousiasmes de Oui se concentrent uniquement dans la sphère de l’Art si on excepte quelques textes atypiques sur des questions religieuses (un éloge de Saint-François, une conférence sur l’apparition de La Salette) et trois portraits de personnalités « politiques » que Nabe admire : Malcom X (et encore, il en parle à cause du film de Spike Lee), Gandhi et un long texte sur Che Guevara (j’ai d’ailleurs eu la surprise de constater que ce très beau portrait avait été écrit pour le pire des magasines snobinards de l’époque : Technikart. Aucune surprise par contre de découvrir à la fin que ces merdeux avaient refusé un texte qu’ils ne méritaient en aucun cas !)
Près de 95% du recueil est constitué de textes où l’auteur exprime ses goûts sur les différents domaines de l’Art. Et encore, il faudrait limiter car tout ce qui relève de la peinture (Soutine), l’architecture (l’art nouveau) et la sculpture (Brancusi) est plutôt négligé (ce qui est dommage car nous connaissons, par le journal intime, le goût de Nabe pour Dali et Picasso, par exemple, et nous n’aurions pas craché sur un texte concernant ces gens-là)
Le « oui » de jouissance que prononce Nabe, c’est donc avant tout pour la musique (le jazz), la littérature et le cinéma (devinez sur quel domaine je vais m’étendre le plus !).
Commençons par la musique car c’est le domaine où, il faut bien l’avouer modestement, je m’y connais le moins. A part quelques noms célèbres, je n’entends absolument rien au jazz et il faut vraiment le talent de plume de Nabe, son lyrisme exacerbé pour donner envie d’écouter « l’éléphant » Sony Rollins, le « cygne » Eric Dolphy ou « le Christ » Charlie Christian. L’amour qu’il porte à Monk, Parker ou Mingus atteint un tel degré d’incandescence qu’il lui permet de toujours trouver une métaphore nouvelle, un fil directeur original dans la dithyrambe et d’éviter ainsi le côté fastidieux que peuvent avoir les éloges des gens que nous ne connaissons que de nom.
Côté littérature, c’est du classique et nous ne nous étonnerons pas de voir dans ce recueil pas moins de trois textes consacrés à Bloy, sans doute l’auteur dont Nabe se sent le plus proche. Pas de surprise non plus de retrouver Céline (abordé par le biais d’un portrait de Lucette, au moment où Nabe devait préparer le roman qu’il lui consacrera), Suarès, Simone Weil, Bernanos, Claudel ou à Roger Gilbert-Lecomte. Tous ces textes sont admirables, Nabe pénétrant avec une rare acuité et une sensibilité toute personnelle dans ces grandes œuvres de la littérature. Même lorsqu’il s’excuse d’avoir une approche presque trop « classique » d’un auteur (la superbe conférence sur Bernanos qui conclut le livre), il fait preuve d’une intelligence et d’une lucidité dont devraient s’inspirer bien des commentateurs (surtout les « bernanosiens » d’aujourd’hui qui appellent à voter Sarkozy ! Rires)
S’il fallait distinguer un texte dans le recueil, je crois que je choisirais celui que Nabe consacre à John Cowper Powys. Est-ce parce que j’aime également énormément cet auteur que j’ai bu à ce point du petit lait ? Peut-être ! Toujours est-il que ce portrait amoureux du « barde du bonheur » est admirable de bout en bout et qu’il témoigne parfaitement de ce qu’a toujours été Nabe : un individualiste amoureux, un grand lyrique et un parfait jouisseur (si l’Art ne sert pas à jouir, à quoi sert-il ?)
Là encore, on regrette que certains auteurs ne soient pas abordés car nous connaissons l’affection que leur porte Nabe, que ce soit Sade, Wilde ou Kafka (voire même le Rebatet des Deux étendards).
Enfin, il reste le cinéma avec lequel Nabe entretient un rapport ambigu, où se mêlent un amour passionné (rien ne peut-être dépassionné chez lui) et un regard très critique (le texte le dernier esquimau commence par cette phrase : « le cinéma est mort-né »). Et bien qu’il prenne soin de préciser qu’il n’est pas « critique de cinéma » mais « un écrivain passionné par Eisenstein, Sacha Guitry, Henri-Georges Clouzot, Fassbinder, Pasolini ou Orson Welles », on a un peu honte de constater qu’aucune revue de cinéma n’ait eut l’idée d’accueillir les textes lumineux qu’il a consacrés au septième art. Ah, si, pardon ! Deux textes ont été publiés dans…Première ! Eh bien mine de rien, grâce à ces deux textes, cette revue parvient presque à ridiculiser la collection complète des Cahiers du cinéma depuis 15 ans ! (J’exagère car l’article sur l’enfer de Clouzot et l’éloge du Garçu de Pialat ne comptent pas parmi les meilleurs textes du recueil)
Même si je ne suis pas toujours d’accord avec ses vues (je ne partage pas totalement l’admiration qu’il porte à Clouzot, surtout pas à La prisonnière), son regard est toujours décapant et stimulant (de la même manière, j’aime énormément l’analyse qu’il fait, dans J’enfonce le clou, de la passion du Christ de Mel Gibson même si je trouve le film absolument épouvantable)
Ecoutez le parler de Fassbinder, c’est absolument génial : « Fassbinder est trop à contre-courant de notre néoréalisme d’aujourd’hui, du moralisme gentillet et de l’optimisme mou. Ses films de hauteur ne passeraient pas la rampe de l’aide au tiers-monde, du paternalisme occidental, du confort des normes, de la bonne conscience à l’ombre des bornes qu’il ne faut pas dépasser, du minoritarisme militarisé, et même de l’institution homosexuelle… ». Tout serait à citer ! A part Fassbinder à qui il consacre deux textes, il faut lire les superbes lignes qu’il dédie à Pasolini, aux Marx brothers ou encore à Robert Le Vigan et Ava Gardner (un hommage funèbre d’un lyrisme à vous donner la chair de poule). Il faut aussi évoquer, même si elle est moins célèbre, cette oraison offerte à Olga Georges-Picot après son suicide. Encore un texte commandé puis refusé (par Paris-Match, cette fois ! Honte à eux !) qui prouve la sensibilité à fleur de peau de l’auteur. En plaçant la mort de l’actrice dans le cercle malheureusement assez large des célébrités suicidées, il signe un texte d’une rare douceur et d’une intense émotion (la fin m’a fait monter les larmes aux yeux).
Comme quoi, Nabe est peut-être un fanatique mais son fanatisme se marie aussi bien avec la haine qu’avec l’amour.
Et ce recueil est une belle occasion de découvrir son côté passionné et de dire « oui » à ce grand écrivain…
Libellés : Bernanos, Bloy, Cinéma, critique d'art, Fassbinder, jazz, littérature., Nabe
4 Comments:
ouééé Vinz !
excellent cet article, je suis content de savoir que tu as un petit frère en or qui t'offre de jolis cadeaux !!
l'article est, comme toujours, d'un style parfait; aussi je vais aller mettre un commentaire sur le site de Nabe pour qu'il vienne le lire !
à bientôt
pierrot
Je découvre avec émerveillement votre cave, Herr Doktor. Preuve que certains dimanches désoeuvrés peuvent réserver de bonnes surprises. Bravo donc, et bonne continuation, vous avez gagné un lecteur!
Pour continuer sur la veine enthousiaste de Nabe (plus intéressante à mon avis que sa veine polémique, si brillante fût-elle) on peut également lire "Zig-zag", qui contient, entre autres perles, un magnifique texte sur Roland Kirk, ce grand saxophoniste méconnu ou tenu pour mineur, et Nabe explique pourquoi.
ma curiosité et titillée. Je vais tenter le oui, pour commencer. Très bon article, c'est vrai!
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