Au tournant du siècle
C’était à prévoir : alors que j’avais courageusement rattrapé mon retard, me voilà à nouveau à la traîne pour vous parler de mes dernières lectures. Avant de consacrer des notes plus détaillées à des auteurs méconnus dont je viens de dénicher certains titres (j’ai découvert l’existence d’un fabuleux gisement !) , un petit topo rapide sur quatre livres ayant été écrits au tournant du siècle (je parle, bien entendu, du passage du 19ème au 20ème !).
Henri Rochefort. La lanterne.
Banalité de base : un homme n’est jamais constitué d’un seul bloc homogène, d’où la difficulté pour l’esprit éprit de littérature de composer avec les multiples facettes des personnalités qu’il idéalise ou rejette. Ainsi, il faut parfois reconnaître que de sinistres crapules ont pu avoir un grand talent (Aragon et ses débuts surréalistes, Brasillach lorsqu’il écrit ses mémoires dans le beau Notre avant-guerre…) tandis que certains aspects d’incontestables génies nous pousseraient à nous en éloigner (exemplairement, l’antisémitisme de Céline). A l’instar d’un autre grand pamphlétaire de notre histoire littéraire (Gustave Hervé), Rochefort a d’abord suivi un trajet exemplaire avant de sombrer, sur la fin de sa vie, dans le n’importe quoi.
Résumons : Rochefort fut d’abord l’un des plus virulents et des plus populaires polémistes du Second Empire. Républicain, il fut avec Vallès l’un des plus féroces contempteurs de Napoléon III (Badinguet, comme il se plaisait à l’appeler). Les pamphlets qu’il intitule La lanterne et qu’il lance au visage de l’Empire lui valent à la fois des amendes et une condamnation à 13 mois de prison. Qu’importe ! Rochefort s’installe en Belgique et fait paraître la Marseillaise. Lorsque l’Empire s’écroule, notre homme épouse la cause de la Commune (loué soit son nom !) et est arrêté par les allemands. Remis par l’occupant aux autorités françaises, l’abject Thiers le fait déporter en Nouvelle-Calédonie d’où il s’évadera.
C’est après que les choses tournent mal : toujours républicain, Rochefort fonde l’intransigeant en 1880 et dénonce la corruption en vigueur sous la troisième République (c’était légitime) et, malheureusement, se précipite dans les bras de cette vieille baderne de Boulanger (le général nationaliste qui failli bien réussir un coup d’état). Pour finir, notre ex-« franc-parleur » se range au moment de l’affaire Dreyfus du côté des anti-dreyfusards, d’où certainement les portraits élogieux que Léon Daudet trace de Rochefort dans ses mémoires.
Oublions cette triste fin de règne et revenons au moment où notre mousquetaire met toute sa fougue à soigner ses coups contre l’Empire. La lanterne est un recueil des meilleurs ( ?) textes polémiques publiés par Rochefort dans différents journaux et réédités chez l’excellent Jean-Jacques Pauvert (le livre date de 1966). Outre ces textes journalistiques, on trouvera également quelques extraits des passionnantes Mémoires de ma vie que publia Rochefort (réédité dans les années 80 en version abrégée, je ne peux que vous recommander chaleureusement cette lecture).
« La France contient, dit l’almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentements ». C’est par cette phrase célèbre que débute un article de La lanterne et déjà on devine l’humour et la verve de ce polémiste hors-pair. Ces textes sont un régal de fiel et de tirs mouchetés qui visent toujours justes et qui, paradoxalement, n’ont pas vieilli. Rochefort s’en prend au régime impérial, aux magouilles politicardes, à la politique extérieure de l’Empire (les textes sur la politique coloniale frappe par leur modernité), à l’hypocrisie religieuse, à la propagande et au bâillonnement de la presse libre… C’est acide, c’est satirique : c’est très fort !
Rachilde. La tour d’amour
Aux côtés des Lorrain, Champsaur, Péladan, Richepin, Catulle Mendès et Mirbeau ; Rachilde occupe une place prépondérante dans ce que l’on a nommé la littérature « fin de siècle ». Elle incarne à merveille cette littérature décadente et faisandée à souhait. La tour d’amour narre l’étrange relation qui se tisse entre un jeune homme (Maleux) nommé gardien de phare et le vieillard mutique qui fait office de gardien-chef. Le style rocailleux de l’auteur laisse d’abord supposer que nous sommes face à un roman naturaliste, attaché à décrire les conditions de vie de deux gardiens de phare dans un environnement hostile (le phare est planté sur un roc isolé à la pointe bretonne). Puis le livre bascule dans la folie la plus furieuse lorsqu’on se rend compte qu’après un naufrage, le vieil homme est parti abuser d’une jeune noyée. Rachilde déploie un univers où se mêle érotisme morbide, nécrophilie et pure folie.
Le plus curieux, c’est que ce roman a été écrit quelques années avant que n’éclate un fait divers atroce, « l’affaire Ardisson », lui donnant un éclairage nouveau. Ardisson, aide-fossoyeur et surnommé « le vampire », profita de son statut pour déterrer les cadavres qu’il venait d’inhumer et les violer. Et comme le personnage du roman de Rachilde, il décapita certaines de ses victimes et garda leurs têtes afin de les « embrasser mieux et beaucoup plus souvent ». Sur ce, je vous souhaite un bon appétit…
Claude Farrère. L’extraordinaire aventure d’Achmet pacha Djemaleddine chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d’Espagne, Marquis de France et ami de plusieurs sublimes princes. (Sic !)
Continuons notre exploration de l’œuvre de Claude Farrère. Non que je cherche absolument à tout lire (j’avoue que cet auteur me saoule un peu !) mais que voulez-vous : quand je trouve un de ses recueils de nouvelles dans une jolie édition reliée à 50 centimes d’euro, je ne puis résister ! (Je viens d’en acheter un nouveau aujourd’hui –un euro- et ma sœur vient de me téléphoner pour m’annoncer qu’elle m’en avait pris un autre ! Vous voyez que je n’ai pas fini avec Farrère).
Le livre dont il est question aujourd’hui et dont je me refuse à répéter le titre pour des raisons que vous devinerez facilement est un recueil de nouvelles ayant la particularité de prendre fait et cause pour la Turquie à une époque (1921) où le pays est occupé par les Alliés et où la Grèce occupe l’Asie mineure (Farrère n’a pas de mots assez durs pour les Grecs !). Ce point de vue, conforme à celui de son maître Pierre Loti, est intéressant et nous vaut d’assez beaux hommages à la civilisation ottomane et au monde musulman. Après un conte oriental un peu long (et qui donne ce titre à rallonge au recueil), Farrère nous offre quelques jolies, quoique inégales, nouvelles (j’aime assez celles consacrées aux chiens et chats turcs). Par contre, ces positions pro-turques restent parfois en travers de la gorge, surtout lorsqu’il évoque le sort fait aux Arméniens (comme quoi, on peut suivre l’actualité en lisant les livres oubliés du début du siècle !). Je cite son avant-propos : « Les Arméniens sont, en effet, les véritables juifs de l’Orient […]. Le Turc, lui, honnête musulman, à qui sa religion défend rigoureusement l’usure, le Turc qui jamais n’entendit goutte aux questions de doit, d’avoir et d’intérêts composés, le Turc a toujours été tondu de si près par l’Arménien, préteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a souvent pris son bâton pour sa raison suprême. Je ne l’en glorifie point. Mais je l’en excuse. ». Même si je prie mon aimable lecteur de remettre ces propos dans leur contexte historique (n’allez pas me faire de Farrère un précurseur du nazisme ! ) ; ils font froid dans le dos lorsqu’on songe au sort que le 20ème siècle a réservé à ces deux peuples !
Léon Bloy. Lettres à René Martineau (1901-1917)
Grâce soit rendue à mon libraire qui m’a déniché et mis de côté ce recueil de la correspondance de Léon Bloy. En 1901, le critique et bibliophile René Martineau entre en relation avec « le mendiant ingrat ». C’est le moment où les affaires vont le plus mal pour Bloy qui voit l’arrivée de ce dévoué admirateur n’hésitant pas à mettre la main à la poche comme un signe divin. Va s’ensuivre une longue amitié qui ne sera jamais démentie et où le brave Martineau ne manquera jamais de venir en aide à l’écrivain terrassé par la misère. Des années les plus difficiles où Bloy et sa famille sont installés à Lagny, en Seine-et-Marne (dont on aura un aperçu en lisant Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne) aux dernières années plus sereines de son existence se dessine une étrange et sincère amitié. A travers ces lettres se dessine un autre visage de Léon Bloy, à mille lieues de ses éructations splendides. C’est ici au quotidien de l’écrivain auquel on assiste, à sa manière de lutter contre la misère (d’où les nombreuses fois où il réclame des mandats à son zélateur) et de tenter d’imposer ses livres (beau moment où il espère que l’exégèse des lieux communs deviendra le grand succès dont il n’a cessé de rêver).
Ces lettres à René Martineau sont à lire comme un codicille intéressant au monumental (et indispensable) Journal de Léon Bloy.
Henri Rochefort. La lanterne.
Banalité de base : un homme n’est jamais constitué d’un seul bloc homogène, d’où la difficulté pour l’esprit éprit de littérature de composer avec les multiples facettes des personnalités qu’il idéalise ou rejette. Ainsi, il faut parfois reconnaître que de sinistres crapules ont pu avoir un grand talent (Aragon et ses débuts surréalistes, Brasillach lorsqu’il écrit ses mémoires dans le beau Notre avant-guerre…) tandis que certains aspects d’incontestables génies nous pousseraient à nous en éloigner (exemplairement, l’antisémitisme de Céline). A l’instar d’un autre grand pamphlétaire de notre histoire littéraire (Gustave Hervé), Rochefort a d’abord suivi un trajet exemplaire avant de sombrer, sur la fin de sa vie, dans le n’importe quoi.
Résumons : Rochefort fut d’abord l’un des plus virulents et des plus populaires polémistes du Second Empire. Républicain, il fut avec Vallès l’un des plus féroces contempteurs de Napoléon III (Badinguet, comme il se plaisait à l’appeler). Les pamphlets qu’il intitule La lanterne et qu’il lance au visage de l’Empire lui valent à la fois des amendes et une condamnation à 13 mois de prison. Qu’importe ! Rochefort s’installe en Belgique et fait paraître la Marseillaise. Lorsque l’Empire s’écroule, notre homme épouse la cause de la Commune (loué soit son nom !) et est arrêté par les allemands. Remis par l’occupant aux autorités françaises, l’abject Thiers le fait déporter en Nouvelle-Calédonie d’où il s’évadera.
C’est après que les choses tournent mal : toujours républicain, Rochefort fonde l’intransigeant en 1880 et dénonce la corruption en vigueur sous la troisième République (c’était légitime) et, malheureusement, se précipite dans les bras de cette vieille baderne de Boulanger (le général nationaliste qui failli bien réussir un coup d’état). Pour finir, notre ex-« franc-parleur » se range au moment de l’affaire Dreyfus du côté des anti-dreyfusards, d’où certainement les portraits élogieux que Léon Daudet trace de Rochefort dans ses mémoires.
Oublions cette triste fin de règne et revenons au moment où notre mousquetaire met toute sa fougue à soigner ses coups contre l’Empire. La lanterne est un recueil des meilleurs ( ?) textes polémiques publiés par Rochefort dans différents journaux et réédités chez l’excellent Jean-Jacques Pauvert (le livre date de 1966). Outre ces textes journalistiques, on trouvera également quelques extraits des passionnantes Mémoires de ma vie que publia Rochefort (réédité dans les années 80 en version abrégée, je ne peux que vous recommander chaleureusement cette lecture).
« La France contient, dit l’almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentements ». C’est par cette phrase célèbre que débute un article de La lanterne et déjà on devine l’humour et la verve de ce polémiste hors-pair. Ces textes sont un régal de fiel et de tirs mouchetés qui visent toujours justes et qui, paradoxalement, n’ont pas vieilli. Rochefort s’en prend au régime impérial, aux magouilles politicardes, à la politique extérieure de l’Empire (les textes sur la politique coloniale frappe par leur modernité), à l’hypocrisie religieuse, à la propagande et au bâillonnement de la presse libre… C’est acide, c’est satirique : c’est très fort !
Rachilde. La tour d’amour
Aux côtés des Lorrain, Champsaur, Péladan, Richepin, Catulle Mendès et Mirbeau ; Rachilde occupe une place prépondérante dans ce que l’on a nommé la littérature « fin de siècle ». Elle incarne à merveille cette littérature décadente et faisandée à souhait. La tour d’amour narre l’étrange relation qui se tisse entre un jeune homme (Maleux) nommé gardien de phare et le vieillard mutique qui fait office de gardien-chef. Le style rocailleux de l’auteur laisse d’abord supposer que nous sommes face à un roman naturaliste, attaché à décrire les conditions de vie de deux gardiens de phare dans un environnement hostile (le phare est planté sur un roc isolé à la pointe bretonne). Puis le livre bascule dans la folie la plus furieuse lorsqu’on se rend compte qu’après un naufrage, le vieil homme est parti abuser d’une jeune noyée. Rachilde déploie un univers où se mêle érotisme morbide, nécrophilie et pure folie.
Le plus curieux, c’est que ce roman a été écrit quelques années avant que n’éclate un fait divers atroce, « l’affaire Ardisson », lui donnant un éclairage nouveau. Ardisson, aide-fossoyeur et surnommé « le vampire », profita de son statut pour déterrer les cadavres qu’il venait d’inhumer et les violer. Et comme le personnage du roman de Rachilde, il décapita certaines de ses victimes et garda leurs têtes afin de les « embrasser mieux et beaucoup plus souvent ». Sur ce, je vous souhaite un bon appétit…
Claude Farrère. L’extraordinaire aventure d’Achmet pacha Djemaleddine chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d’Espagne, Marquis de France et ami de plusieurs sublimes princes. (Sic !)
Continuons notre exploration de l’œuvre de Claude Farrère. Non que je cherche absolument à tout lire (j’avoue que cet auteur me saoule un peu !) mais que voulez-vous : quand je trouve un de ses recueils de nouvelles dans une jolie édition reliée à 50 centimes d’euro, je ne puis résister ! (Je viens d’en acheter un nouveau aujourd’hui –un euro- et ma sœur vient de me téléphoner pour m’annoncer qu’elle m’en avait pris un autre ! Vous voyez que je n’ai pas fini avec Farrère).
Le livre dont il est question aujourd’hui et dont je me refuse à répéter le titre pour des raisons que vous devinerez facilement est un recueil de nouvelles ayant la particularité de prendre fait et cause pour la Turquie à une époque (1921) où le pays est occupé par les Alliés et où la Grèce occupe l’Asie mineure (Farrère n’a pas de mots assez durs pour les Grecs !). Ce point de vue, conforme à celui de son maître Pierre Loti, est intéressant et nous vaut d’assez beaux hommages à la civilisation ottomane et au monde musulman. Après un conte oriental un peu long (et qui donne ce titre à rallonge au recueil), Farrère nous offre quelques jolies, quoique inégales, nouvelles (j’aime assez celles consacrées aux chiens et chats turcs). Par contre, ces positions pro-turques restent parfois en travers de la gorge, surtout lorsqu’il évoque le sort fait aux Arméniens (comme quoi, on peut suivre l’actualité en lisant les livres oubliés du début du siècle !). Je cite son avant-propos : « Les Arméniens sont, en effet, les véritables juifs de l’Orient […]. Le Turc, lui, honnête musulman, à qui sa religion défend rigoureusement l’usure, le Turc qui jamais n’entendit goutte aux questions de doit, d’avoir et d’intérêts composés, le Turc a toujours été tondu de si près par l’Arménien, préteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a souvent pris son bâton pour sa raison suprême. Je ne l’en glorifie point. Mais je l’en excuse. ». Même si je prie mon aimable lecteur de remettre ces propos dans leur contexte historique (n’allez pas me faire de Farrère un précurseur du nazisme ! ) ; ils font froid dans le dos lorsqu’on songe au sort que le 20ème siècle a réservé à ces deux peuples !
Léon Bloy. Lettres à René Martineau (1901-1917)
Grâce soit rendue à mon libraire qui m’a déniché et mis de côté ce recueil de la correspondance de Léon Bloy. En 1901, le critique et bibliophile René Martineau entre en relation avec « le mendiant ingrat ». C’est le moment où les affaires vont le plus mal pour Bloy qui voit l’arrivée de ce dévoué admirateur n’hésitant pas à mettre la main à la poche comme un signe divin. Va s’ensuivre une longue amitié qui ne sera jamais démentie et où le brave Martineau ne manquera jamais de venir en aide à l’écrivain terrassé par la misère. Des années les plus difficiles où Bloy et sa famille sont installés à Lagny, en Seine-et-Marne (dont on aura un aperçu en lisant Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne) aux dernières années plus sereines de son existence se dessine une étrange et sincère amitié. A travers ces lettres se dessine un autre visage de Léon Bloy, à mille lieues de ses éructations splendides. C’est ici au quotidien de l’écrivain auquel on assiste, à sa manière de lutter contre la misère (d’où les nombreuses fois où il réclame des mandats à son zélateur) et de tenter d’imposer ses livres (beau moment où il espère que l’exégèse des lieux communs deviendra le grand succès dont il n’a cessé de rêver).
Ces lettres à René Martineau sont à lire comme un codicille intéressant au monumental (et indispensable) Journal de Léon Bloy.
Libellés : Bloy, Commune, Correspondance, Farrère, Rachilde, Rochefort
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