La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

lundi, juin 18, 2018

La tache


La Serpe (2017) de Philippe Jaenada (Julliard, 2017)


Lorsqu’il écrit De sang-froid, Truman Capote invente un nouveau type de roman basé sur des faits divers. Cette forme littéraire va se développer et prendre différents visages. Prenons, par exemple, le cas d’Alexandre Mathis (Les Fantômes de M. Bill, Allers sans retours) qui désosse les faits divers dont il s’inspire pour dresser des constats glaçants, tableaux objectifs jusqu’à la maniaquerie d’une époque révolue.
Depuis quelques temps, Philippe Jaenada s’est également coltiné à ce genre littéraire à part entière. Après Sulak et La Petite Femelle, il s’intéresse dans La Serpe à un triple meurtre ayant eu lieu dans le Périgord, précisément dans le château d’Escoire près de Périgueux. Un soir d’octobre 1941, un homme, sa sœur et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Tous les soupçons se tournent vers l’unique rescapé de la tuerie, Henri Girard, fils et neveu des défunts, homme au caractère tempétueux et de nature violente.
Il se trouve que ce Henri Girard deviendra par la suite un écrivain célèbre en publiant, sous le pseudonyme de Georges Arnaud, un véritable best-seller : Le Salaire de la peur, adapté au cinéma par Clouzot puis Friedkin.
Philippe Jaenada revient donc en détails sur cette « tache » dont il ne se sera jamais totalement lavé tout au long de son existence. La Serpe, c’est un peu une enquête à la Gaston Leroux : un triple meurtre, un seul rescapé qui n’a rien entendu et qui se comporte avec une froideur intrigante sur la scène du crime (il vient pourtant de perdre son père et sa tante), pas de traces d’effraction dans le château, pas de vol apparent ni de véritables mobiles… Tout accuse Henri qui héritera par la suite de la propriété familiale et qui pourra régler, grâce à la succession, ses nombreux problèmes (il est en phase de divorce et éconduit par la femme qu’il aime).
La construction du livre est vraiment très habile. Dans un premier temps, Jaenada dresse un portrait relativement succinct (quand même 140 pages) d’Henri Girard, de ses frasques de jeunesse, de sa carrière d’écrivain (et journaliste), de ses séjours à l’étranger (notamment en Amérique du Sud où il puisera son inspiration pour Le Salaire de la peur). Il revient ensuite, le plus précisément possible sur le fait divers à proprement parler, le retentissant procès et l’acquittement surprise de Girard grâce à son avocat Maurice Garçon, ancien ami de son père Georges. Au bout de presque 300 pages, il assomme le lecteur avec une révélation étonnante qui aurait pu, en quelque sorte, marquer la fin du livre. Mais ce n’est qu’un point de départ pour un démontage méthodique de toute l’affaire. Jaenada part sur les lieux du crime, écluse les archives municipales et désosse le fait divers en confrontant les témoignages, en éclusant les correspondances privées, les comptes rendus d’audience… Et c’est captivant ! En s’intéressant à ce drame, l’auteur nous fait pénétrer dans les arcanes de la justice, des éventuels intérêts particuliers et des réseaux d’influence qui peuvent entrer en jeu.
Mais La Serpe n’est évidemment pas qu’une saga judiciaire (même si cette dimension est passionnante). Quiconque connaît Jaenada depuis ses débuts (le merveilleux Chameau sauvage) n’a qu’une hâte : retrouver son style inimitable. Même s’il s’inspire de faits réels, l’auteur mène l’enquête à sa sauce et l’on retrouve avec plaisir son sens de la digression (ses interminables parenthèses qui font tout le sel de ses livres) et de l’observation désopilante. Détective amateur et désinvolte, il se met en scène avec beaucoup d’autodérision et de drôlerie, avec toujours une manière très maligne de retomber sur ses pieds. Un exemple entre mille : le livre débute sur les routes de France et par un voyant allumé qui inquiète le conducteur-narrateur. Ce petit ennui mécanique, qui nous vaudra de nombreuses remarques et réflexions hilarantes (« qui vient acheter un gant de cuisine dans une station-service de l’autoroute ? ») qu’il parviendra à mettre en parallèle avec les aventures des conducteurs du Salaire de la peur.
On aurait presque envie de citer tous les épisodes drôles du livre, qu’il s’agisse des réflexions sur les soutiens-gorge qu’on enlève (ou non) pour dormir) ou une escapade dans un restaurant chinois de Périgueux où la patronne tend la carte à l’auteur « avec le sourire d’une femme dont les trois enfants en bas âge viennent d’être écrasés par un tracteur. »
En ne se départant jamais de son sens de l’humour et en creusant au plus profond cette histoire sordide (mais tellement humaine !), Jaenada finit par livrer un « roman » tout à fait vertigineux. A l’heure où le transhumanisme voudrait réduire l’être humain aux formules binaires de l’informatique (0 : un héros, 1 : un salaud), Jaenada explore avec une infinie subtilité toutes les facettes de l’être humain. Girard est d’abord présenté comme un sale type, dépensier, fourbe, violent et même un peu truand (une curieuse affaire d’enlèvement et de demande de rançon pendant la guerre). Mais peu à peu, au gré de l’enquête menée, le portrait s’affine, les traits sont polis et on réalise que les choses sont moins simples que ce que promettaient les apparences. Il ne s’agit pas d’en faire un agneau angélique mais de montrer que cohabitent au cœur de l’être humain de nombreux traits qui empêchent de le cataloguer de façon schématique. De la même manière, les coupables présumés (même s’il ne s’agit que d’un faisceau de preuves) ne sont pas stigmatisés d’un bloc. Jaenada embrasse avec un souffle jamais tari la grande et la petite histoire, les enjeux sociaux, politiques (la « lutte des classes » pour employer une expression qu’on cherche à faire tomber en désuétude) mais également toutes les petites passions et mesquineries qui font le quotidien de tout un chacun.
La Serpe est un livre d’une richesse incroyable où l’auteur sème de nombreux petits cailloux qui ouvrent vers une multiplicité de pistes. L’une les plus « secrètes » et les plus émouvantes est peut-être celle qui aborde le thème père/fils, un sujet que Jaenada ne pourra jamais traiter comme il le confie lui-même. L’écrivain a un grand adolescent à qui il fait souvent allusion ici. A travers ce drame du château d’Escoire, l’un des pires que l’on puisse imaginer (un parricide), il aborde de manière pudique ces relations d’un père à son fils, offrant notamment un très beau témoignage d’amour au sien lorsqu’il découvre la correspondance affectueuse entre Georges et Henri (contrairement à ce que l’on a voulu faire croire). Sans s’épancher, avec encore une fois beaucoup d’humour (une anecdote autour d’un thermomètre absolument hilarante), Jaenada réfléchit sur son rôle de père, sur le temps qui passe et sur ces liens paternels profonds (et fragiles) qu’il tient à préserver tout en sachant parfaitement qu’ils sont amenés à évoluer.
Bref, des romans de cette ampleur, capables de jongler entre une incroyable affaire judiciaire, le portrait d’un personnage hors du commun et la petite histoire individuelle, ce n’est pas tous les jours que l’on peut en trouver. C’est donc peu dire que La Serpe est à lire toutes affaires cessantes (selon la formule consacrée).

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3 Comments:

Blogger rosi said...

Voilà une description qui donne envie... Je le note dans un coin ! :)

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11:46 AM  
Blogger rosi said...


Un petit pour vous dire que votre blog est super!
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2:30 PM  
Blogger rosi said...



j ai passé un bon moments et j en ai eue plein les yeux!!!

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4:36 PM  

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