La tache
La
Serpe (2017) de Philippe Jaenada (Julliard, 2017)
Lorsqu’il écrit De sang-froid, Truman Capote invente un
nouveau type de roman basé sur des faits divers. Cette forme littéraire va se
développer et prendre différents visages. Prenons, par exemple, le cas d’Alexandre
Mathis (Les Fantômes de M. Bill, Allers sans retours) qui désosse les
faits divers dont il s’inspire pour dresser des constats glaçants, tableaux
objectifs jusqu’à la maniaquerie d’une époque révolue.
Depuis quelques temps,
Philippe Jaenada s’est également coltiné à ce genre littéraire à part entière.
Après Sulak et La Petite Femelle, il s’intéresse dans La Serpe à un triple meurtre ayant eu lieu dans le Périgord, précisément
dans le château d’Escoire près de Périgueux. Un soir d’octobre 1941, un homme,
sa sœur et la bonne ont été massacrés à coups de serpe. Tous les soupçons se
tournent vers l’unique rescapé de la tuerie, Henri Girard, fils et neveu des
défunts, homme au caractère tempétueux et de nature violente.
Il se trouve que ce Henri
Girard deviendra par la suite un écrivain célèbre en publiant, sous le
pseudonyme de Georges Arnaud, un véritable best-seller : Le Salaire de la peur, adapté au cinéma
par Clouzot puis Friedkin.
Philippe Jaenada revient
donc en détails sur cette « tache » dont il ne se sera jamais
totalement lavé tout au long de son existence. La Serpe, c’est un peu une enquête à la Gaston Leroux : un
triple meurtre, un seul rescapé qui n’a rien entendu et qui se comporte avec
une froideur intrigante sur la scène du crime (il vient pourtant de perdre son
père et sa tante), pas de traces d’effraction dans le château, pas de vol
apparent ni de véritables mobiles… Tout accuse Henri qui héritera par la suite
de la propriété familiale et qui pourra régler, grâce à la succession, ses
nombreux problèmes (il est en phase de divorce et éconduit par la femme qu’il
aime).
La construction du livre est
vraiment très habile. Dans un premier temps, Jaenada dresse un portrait
relativement succinct (quand même 140 pages) d’Henri Girard, de ses frasques de
jeunesse, de sa carrière d’écrivain (et journaliste), de ses séjours à l’étranger
(notamment en Amérique du Sud où il puisera son inspiration pour Le Salaire de la peur). Il revient
ensuite, le plus précisément possible sur le fait divers à proprement parler,
le retentissant procès et l’acquittement surprise de Girard grâce à son avocat
Maurice Garçon, ancien ami de son père Georges. Au bout de presque 300 pages,
il assomme le lecteur avec une révélation étonnante qui aurait pu, en quelque
sorte, marquer la fin du livre. Mais ce n’est qu’un point de départ pour un
démontage méthodique de toute l’affaire. Jaenada part sur les lieux du crime,
écluse les archives municipales et désosse le fait divers en confrontant les
témoignages, en éclusant les correspondances privées, les comptes rendus d’audience…
Et c’est captivant ! En s’intéressant à ce drame, l’auteur nous fait
pénétrer dans les arcanes de la justice, des éventuels intérêts particuliers et
des réseaux d’influence qui peuvent entrer en jeu.
Mais La Serpe n’est évidemment pas qu’une saga judiciaire (même si cette
dimension est passionnante). Quiconque connaît Jaenada depuis ses débuts (le
merveilleux Chameau sauvage) n’a qu’une
hâte : retrouver son style inimitable. Même s’il s’inspire de faits réels,
l’auteur mène l’enquête à sa sauce et l’on retrouve avec plaisir son sens de la
digression (ses interminables parenthèses qui font tout le sel de ses livres)
et de l’observation désopilante. Détective amateur et désinvolte, il se met en
scène avec beaucoup d’autodérision et de drôlerie, avec toujours une manière
très maligne de retomber sur ses pieds. Un exemple entre mille : le livre
débute sur les routes de France et par un voyant allumé qui inquiète le conducteur-narrateur.
Ce petit ennui mécanique, qui nous vaudra de nombreuses remarques et réflexions
hilarantes (« qui vient acheter un
gant de cuisine dans une station-service de l’autoroute ? ») qu’il
parviendra à mettre en parallèle avec les aventures des conducteurs du Salaire de la peur.
On aurait presque envie de
citer tous les épisodes drôles du livre, qu’il s’agisse des réflexions sur les soutiens-gorge
qu’on enlève (ou non) pour dormir) ou une escapade dans un restaurant chinois
de Périgueux où la patronne tend la carte à l’auteur « avec le sourire d’une femme dont les trois
enfants en bas âge viennent d’être écrasés par un tracteur. »
En ne se départant jamais de
son sens de l’humour et en creusant au plus profond cette histoire sordide
(mais tellement humaine !), Jaenada finit par livrer un « roman »
tout à fait vertigineux. A l’heure où le transhumanisme voudrait réduire l’être
humain aux formules binaires de l’informatique (0 : un héros, 1 : un
salaud), Jaenada explore avec une infinie subtilité toutes les facettes de l’être
humain. Girard est d’abord présenté comme un sale type, dépensier, fourbe,
violent et même un peu truand (une curieuse affaire d’enlèvement et de demande
de rançon pendant la guerre). Mais peu à peu, au gré de l’enquête menée, le
portrait s’affine, les traits sont polis et on réalise que les choses sont
moins simples que ce que promettaient les apparences. Il ne s’agit pas d’en
faire un agneau angélique mais de montrer que cohabitent au cœur de l’être
humain de nombreux traits qui empêchent de le cataloguer de façon schématique.
De la même manière, les coupables présumés (même s’il ne s’agit que d’un faisceau
de preuves) ne sont pas stigmatisés d’un bloc. Jaenada embrasse avec un souffle
jamais tari la grande et la petite histoire, les enjeux sociaux, politiques (la
« lutte des classes » pour employer une expression qu’on cherche à
faire tomber en désuétude) mais également toutes les petites passions et
mesquineries qui font le quotidien de tout un chacun.
La
Serpe est un livre d’une richesse incroyable où l’auteur sème
de nombreux petits cailloux qui ouvrent vers une multiplicité de pistes. L’une
les plus « secrètes » et les plus émouvantes est peut-être celle qui
aborde le thème père/fils, un sujet que Jaenada ne pourra jamais traiter comme
il le confie lui-même. L’écrivain a un grand adolescent à qui il fait souvent
allusion ici. A travers ce drame du château d’Escoire, l’un des pires que l’on
puisse imaginer (un parricide), il aborde de manière pudique ces relations d’un
père à son fils, offrant notamment un très beau témoignage d’amour au sien
lorsqu’il découvre la correspondance affectueuse entre Georges et Henri
(contrairement à ce que l’on a voulu faire croire). Sans s’épancher, avec
encore une fois beaucoup d’humour (une anecdote autour d’un thermomètre absolument
hilarante), Jaenada réfléchit sur son rôle de père, sur le temps qui passe et
sur ces liens paternels profonds (et fragiles) qu’il tient à préserver tout en
sachant parfaitement qu’ils sont amenés à évoluer.
Bref, des romans de cette
ampleur, capables de jongler entre une incroyable affaire judiciaire, le
portrait d’un personnage hors du commun et la petite histoire individuelle, ce
n’est pas tous les jours que l’on peut en trouver. C’est donc peu dire que La Serpe est à lire toutes affaires
cessantes (selon la formule consacrée).
Libellés : Arnaud George, Fait divers, Jaenada, Justice, Occupation
3 Comments:
Voilà une description qui donne envie... Je le note dans un coin ! :)
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Un petit pour vous dire que votre blog est super!
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j ai passé un bon moments et j en ai eue plein les yeux!!!
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