La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

dimanche, avril 07, 2019

L'art de la reprise


Marc Bruimaud 

Penser/Lister (éditions Jacques Flament)

Tijuana (2016), Catalpa (2017), Loin de Tijuana (2019) (EditionsBlack-Out


L’activité éditoriale de Marc Bruimaud est impressionnante en ce moment. Après un (bel) essai sur GérardDamiano et un recueil de nouvelles (Ici :nouvelles noires) publiés l’an passé, voilà que l’auteur nous offre aujourd’hui le troisième volume de son « Cycle de Catalpa » (Loin de Tijuana) et un ouvrage passionnant intitulé Penser/Lister. C’est peut-être par cet exercice de style dans la lignée de Georges Perec, entre le goût de la liste nostalgique (Je me souviens) et la rigueur pataphysicienne du taxinomiste (Penser-Classer), qu’il faudrait débuter pour saisir un peu la teneur de l’écriture de Bruimaud. Comme son titre l’indique, Penser/Lister est composé essentiellement de listes : les personnalités que Bruimaud a rencontrées, ses collections, les « inutilités »… Personnellement, ma préférée (et l’on comprendra pourquoi) est celle intitulée « Mirages de la vie » où Bruimaud liste les scènes de films qui l’accompagnent au quotidien. Cette évocation séduira bien évidemment tous les cinéphiles et je gage qu’elle donnera à chacun l’envie de prendre la plume pour procéder au même exercice. Mais ce sont peut-être les deux textes, assez bouleversants, qui ouvrent le livre qui caractérisent le mieux l’art de Bruimaud. En 2010 meurt le père de l’auteur, figure « ogresque » à qui il consacre un texte extrêmement dur afin d’exorciser cette haine filiale. Huit ans plus tard, Bruimaud nous offre un « remix » de ce texte. Il reprend le texte d’origine, parfois au mot près, tout en modifiant imperceptiblement le sens de ses premières phrases. Par exemple, alors qu’il écrit en 2010
« Mon père gardait ses économies à la maison dans des vieux pots de sucre en poudre. », la phrase devient, en 2018 
« Mon père gardait ses économies à la maison dans des vieux pots de sucre en poudre. De temps à autre, il les ouvrait pour combler mes dettes. »
Si certaines formules sont identiques d’un texte à l’autre, la plupart d’entre elles apportent une nuance, une autre perspective et rendent cette figure paternelle beaucoup plus complexe et moins monolithique.
L’art de Bruimaud tient à cette manière de répéter, de reprendre, de « repriser » en ce sens que ses textes s’apparentent parfois à de la couture par leur manière de raccommoder les déchirures d’une existence en miettes. La fiction vient alors au secours du réel, elle lui donne une « seconde chance » et la possibilité pour l’écrivain de nuancer les situations, de les revoir sous un autre angle à l’image du fameux duel de L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford. 


Le « Cycle de Catalpa » se présente comme un grand cycle romanesque mais risque de déconcerter ceux qui s’attendent à un récit linéaire et rigoureusement construit. Centré sur la figure de Guy Misty, écrivain et alter-ego de Bruimaud, les trois premiers volumes de ce « cycle » composent un tableau hybride mêlant des fragments d’une existence éclatée en mille morceaux. Tijuana est un recueil de nouvelles où l’on fait connaissance avec de nombreux personnages, producteur de série Z, critique littéraire, prix Nobel de littérature censé être mort, etc. Catalpa se révèle plus « romanesque » et linéaire avec Misty qui tente de vivre le grand amour et croise les figures féminines qui ont hanté sa vie. Enfin, Loin de Tijuana retrouve la structure d’un ensemble de nouvelles et procède par de nombreux sauts dans le temps et les lieux.
Dans Ici, une nouvelle construite en trois temps m’avait particulièrement marqué : Christina (en trois temps). Dans les trois volumes de ce « Cycle de Catalpa », on retrouve une situation similaire à celle décrite dans cette nouvelle (la révélation d’un amour jamais avoué). Bruimaud la remet en scène plusieurs fois, avec des noms de personnages féminins différents et inverse même, dans Loin de Tijuana, la proposition (cette fois, c’est la femme qui n’est plus « disponible » et c’est l’homme qui n’a jamais osé avouer son amour). Cet exemple traduit assez bien la manière dont procède l’écrivain : beaucoup de scènes qui reviennent sous une autre forme, mêlant personnages imaginaires, fictifs et réminiscences qu’on suppose réelles. Il y a un côté presque lynchien dans cette façon de faire revenir les situations en boucle, avec les mêmes personnages qui endossent des identités différentes.
Alors parfois, on s’y perd un peu dans le « qui est qui » mais peu importe dans la mesure où les émotions que fait naître Marc Bruimaud sont authentiques et peuvent à chaque instant, sans crier gare, vous pincer le cœur…
PS : À noter que parallèlement à ce « cycle », Bruimaud propose des surgeons sous la forme de nouvelles consacrées à des personnages secondaires du récit. Sont déjà sorties Le Tombeau de Carmilla et Bad Rebecca.

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