L'art de la reprise
Marc Bruimaud
Penser/Lister
(éditions Jacques Flament)
Tijuana
(2016), Catalpa (2017), Loin de Tijuana (2019) (EditionsBlack-Out)
L’activité éditoriale de
Marc Bruimaud est impressionnante en ce moment. Après un (bel) essai sur GérardDamiano et un recueil de nouvelles (Ici :nouvelles noires) publiés l’an passé, voilà que l’auteur nous offre
aujourd’hui le troisième volume de son « Cycle de Catalpa » (Loin de Tijuana) et un ouvrage
passionnant intitulé Penser/Lister. C’est peut-être par
cet exercice de style dans la lignée de Georges Perec, entre le goût de la
liste nostalgique (Je me souviens) et
la rigueur pataphysicienne du taxinomiste (Penser-Classer),
qu’il faudrait débuter pour saisir un peu la teneur de l’écriture de Bruimaud. Comme
son titre l’indique, Penser/Lister
est composé essentiellement de listes : les personnalités que Bruimaud a
rencontrées, ses collections, les « inutilités »… Personnellement, ma
préférée (et l’on comprendra pourquoi) est celle intitulée « Mirages de la
vie » où Bruimaud liste les scènes de films qui l’accompagnent au
quotidien. Cette évocation séduira bien évidemment tous les cinéphiles et je
gage qu’elle donnera à chacun l’envie de prendre la plume pour procéder au même
exercice. Mais ce sont peut-être les deux textes, assez bouleversants, qui
ouvrent le livre qui caractérisent le mieux l’art de Bruimaud. En 2010 meurt le
père de l’auteur, figure « ogresque » à qui il consacre un texte
extrêmement dur afin d’exorciser cette haine filiale. Huit ans plus tard, Bruimaud
nous offre un « remix » de ce texte. Il reprend le texte d’origine,
parfois au mot près, tout en modifiant imperceptiblement le sens de ses
premières phrases. Par exemple, alors qu’il écrit en 2010
« Mon père gardait ses
économies à la maison dans des vieux pots de sucre en poudre. », la phrase
devient, en 2018
« Mon père gardait ses
économies à la maison dans des vieux pots de sucre en poudre. De temps à autre,
il les ouvrait pour combler mes dettes. »
Si certaines formules sont
identiques d’un texte à l’autre, la plupart d’entre elles apportent une nuance,
une autre perspective et rendent cette figure paternelle beaucoup plus complexe
et moins monolithique.
L’art de Bruimaud tient à
cette manière de répéter, de reprendre, de « repriser » en ce sens
que ses textes s’apparentent parfois à de la couture par leur manière de
raccommoder les déchirures d’une existence en miettes. La fiction vient alors
au secours du réel, elle lui donne une « seconde chance » et la possibilité
pour l’écrivain de nuancer les situations, de les revoir sous un autre angle à
l’image du fameux duel de L’Homme qui tua
Liberty Valance de John Ford.
Le « Cycle de
Catalpa » se présente comme un grand cycle romanesque mais risque de
déconcerter ceux qui s’attendent à un récit linéaire et rigoureusement
construit. Centré sur la figure de Guy Misty, écrivain et alter-ego de
Bruimaud, les trois premiers volumes de ce « cycle » composent un
tableau hybride mêlant des fragments d’une existence éclatée en mille morceaux.
Tijuana est un recueil de nouvelles
où l’on fait connaissance avec de nombreux personnages, producteur de série Z,
critique littéraire, prix Nobel de littérature censé être mort, etc. Catalpa se révèle plus
« romanesque » et linéaire avec Misty qui tente de vivre le grand
amour et croise les figures féminines qui ont hanté sa vie. Enfin, Loin de Tijuana retrouve la structure
d’un ensemble de nouvelles et procède par de nombreux sauts dans le temps et
les lieux.
Dans Ici, une nouvelle construite en trois temps m’avait
particulièrement marqué : Christina
(en trois temps). Dans les trois volumes de ce « Cycle de
Catalpa », on retrouve une situation similaire à celle décrite dans cette
nouvelle (la révélation d’un amour jamais avoué). Bruimaud la remet en scène
plusieurs fois, avec des noms de personnages féminins différents et inverse
même, dans Loin de Tijuana, la
proposition (cette fois, c’est la femme qui n’est plus « disponible »
et c’est l’homme qui n’a jamais osé avouer son amour). Cet exemple traduit
assez bien la manière dont procède l’écrivain : beaucoup de scènes qui
reviennent sous une autre forme, mêlant personnages imaginaires, fictifs et
réminiscences qu’on suppose réelles. Il y a un côté presque lynchien dans cette
façon de faire revenir les situations en boucle, avec les mêmes personnages qui
endossent des identités différentes.
Alors parfois, on s’y perd
un peu dans le « qui est qui » mais peu importe dans la mesure où les
émotions que fait naître Marc Bruimaud sont authentiques et peuvent à chaque
instant, sans crier gare, vous pincer le cœur…
PS : À noter que
parallèlement à ce « cycle », Bruimaud propose des surgeons sous la
forme de nouvelles consacrées à des personnages secondaires du récit. Sont déjà
sorties Le Tombeau de Carmilla et Bad Rebecca.
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