La (première) sélection du prix Goncourt
Ce ne fut pas une mince
gageure que de me lancer dans la lecture frénétique des quinze romans
sélectionnés pour la première liste du Prix Goncourt. C’est désormais chose
faite (en moins de deux mois) et je vous propose moins un panorama critique
(qui serait un peu fastidieux) qu’un compte-rendu très subjectif de ce
marathon.
Le livre débute comme une traditionnelle
chronique adolescente. Le temps d’un été brûlant en 1992, quelques adolescents
trompent leur ennui entre drague et fiestas. Quelques figures émergent et l’auteur
brosse à travers ces personnages, ces familles et leurs conflits un tableau
incisif d’un monde en pleine mutation. Il y a chez Mathieu un côté « Dumont
lorrain » (le Dumont de La Vie de
Jésus) dans cette manière de montrer les ravages de la désindustrialisation
et du chômage chez les « gens de peu ». En suivant les destinées de
ces individus sur 4 étés (viendront ensuite 1994, 1996 et 1998), le romancier
donne une ampleur considérable à sa fresque et parvient à montrer avec beaucoup
de finesse comment le destin de gamins pourtant proches va bifurquer selon
leurs connaissances ou non des codes sociaux et scolaires. Ce tableau d’un
monde de transition (entre la chute du mur de Berlin, l’effondrement du bloc
communiste et l’attentat contre le World Trade Center) est à la fois
extrêmement subtil et d’une intensité jamais démentie.
2- Hôtel
Waldheim (2018) de François Vallejo (Viviane Hamy, 2018) ***
Le récit débute comme un
thriller. Le narrateur reçoit de mystérieuses cartes postales faisant allusion
à une période de son adolescence où il fréquentait, en compagnie de sa tante, l’hôtel
Waldheim de Davos en Suisse. Petit à petit, il réalise qu’il a peut-être été le
pion involontaire d’une partie d’échecs où s’affrontaient le bloc de l’Ouest et
de l’Est au temps de la guerre froide. Outre sa construction remarquable, le
livre séduit par sa manière de jouer sur les différences de points de vue. Une
parole a priori anodine dans la bouche du narrateur est alors disséquée à l’aune
d’un drame historique. Comme dans un « jeu de go » (et il est souvent
question de ce jeu dans le roman), chaque déplacement, chaque mouvement remet
en cause tout l’équilibre de l’ensemble et révèle la complexité du réel.
Pour être tout à fait franc,
c’était au départ le roman qui me plaisait le moins de la sélection. Guy Boley
est un écrivain venu sur le tard après avoir été ouvrier. Je craignais alors un
roman rugueux, fleurant bon le terroir et le verbe rocailleux d’antan. N’ayant
par ailleurs aucune inclination pour la boxe et pour Dieu (doux euphémisme !),
je redoutais le pire. Or il s’agit tout simplement d’un hommage très beau et
souvent bouleversant à un père qui, par ses origines modestes, n’a jamais pu
concrétiser réellement son goût pour l’art et le théâtre. C’est aussi la lettre
d’un fils qui explique sans pathos– mais trop tard- à son père à quel point il
l’a aimé. Et c’est très beau.
A travers le destin d’une
jeune actrice montant avec sa troupe le Richard
III de Shakespeare, l’auteur brosse un tableau assez percutant d’une Grande-Bretagne
paralysée par les grèves de l’hiver 1978. De manière habile, Reverdy met en
parallèle le mouvement de la fameuse pièce (qu’il dissèque intelligemment) avec
la manière dont l’abjecte Maggie Thatcher s’apprêtait, elle aussi, à prendre le
pouvoir. A travers ce conflit social, l’auteur parvient également à élargir son
propos et à nous parler d’un monde libéralisé (économiquement parlant) dont
nous ne sommes toujours pas, hélas, sortis… A cela s’ajoute l’importance de la
musique (punk, new-wave…) qui donne un petit cachet « rock » à ce
beau roman.
5- Maitres
et esclaves (2018) de Paul Greveillac (Gallimard, 2018)
***
Là aussi, l’auteur se plonge
dans une période historique précise (la Chine maoïste, de la révolution
culturelle à la répression place Tian’anmen) et nous narre la destinée d’un
jeune homme qui deviendra le peintre officiel du régime. Le roman est dense,
touffu et parcouru par un beau souffle romanesque. A travers ce récit, l’auteur
nous offre également une belle méditation sur les rapports entre l’Art et le Pouvoir,
sur la propagande (un sujet qu’il abordait déjà dans son précédent roman) et
sur l’inaliénable liberté de penser et créer…
6- Ça
raconte Sarah (2018) de Pauline Delabroy-Allard (Minuit, 2018) **
L’histoire d’une passion
amoureuse dévorante entre deux femmes. Le roman est souvent touchant et l’auteur
parvient à rendre compte du sentiment amoureux avec un vrai talent (cette
impression d’être constamment dans un tourbillon grisant, de ne plus jamais
toucher terre…). La fin de la passion est mise en parallèle avec le
développement d’une maladie qui corrobore l’intense sensation de perte. On
pourra néanmoins regretter d’avoir parfois l’impression de lire une copie
appliquée d’une élève (très) douée sortant de Khâgnes qui ne se prive pas de
lorgner de côté de Duras ni de se livrer à quelques tics « modernistes »
superflus (les « fiches techniques » des films vus ou livres lus par
l’héroïne)
7- La
Vraie Vie (2018) d’Adeline Dieudonné (L’iconoclaste, 2018) **
Un vrai talent d’écrivain,
un style alerte et une manière assez habile de changer de registres (le drame
sordide, la fantaisie, l’humour…) font qu’on lit ce roman sans le moindre
déplaisir. Dommage que certains personnages soient un peu caricaturaux (le
père, forcément monstrueux) et que certaines situations soient alourdies par
une volonté de « dire » parfois trop voyante (le « mâle »
assimilé d’emblée au « prédateur »)
Alors que Guy Boley rend
hommage à son père, Eric Fottorino se penche sur la jeunesse de sa mère. 17
ans, c’est l’âge auquel elle l’a eu et c’est également celui où elle fut
séparée de celui qu’elle aimait, le père biologique de l’auteur. Pour
Fottorino, il s’agit donc d’une autofiction en forme de roman introspectif afin
de connaître ses origines et pour renouer un fil rompu entre lui et sa « petite
maman ». L’écriture est sensible mais le roman est peut-être trop
personnel pour parvenir à cette universalité qu’on attend de la littérature…
9- La
Vérité sort de la bouche du cheval (2018) de Meryem Allaoui
(Gallimard, 2018) **
Meryem Allaoui suit les traces d’une
prostituée à Casablanca dont le destin va se transformer en véritable conte de
fée. Là encore, le style est plutôt enlevé et chaleureux. Le personnage
principal est attachant mais on regrettera que le roman soit un peu conforme à
ce que l’on attend d’un écrivain « issu de la diversité » (comme on
dit en novlangue !) : des personnages exubérants, de la gouaille (du « clito » ?)
et un côté un tantinet émollient.
10-
L’Evangile
selon Youri (2018) de Tobie Nathan (Stock, 2018) **
Une fable qui imagine le
retour d’une figure christique en la personne d’un petit « Rom » aux
pouvoirs étonnants. Le roman joue la carte du syncrétisme et mêle ésotérisme,
considérations politiques et psychanalyse. Pas désagréable mais l’ensemble fait
un peu trop « littérature jeunesse » (au mauvais sens du terme :
bons sentiments, côtés édifiants…)
11- L’Ère
des suspects (2018) de Gilles Martin-Chauffier (Grasset,
2018) **
Un fait-divers (la mort d’un
adolescent en banlieue) donne lieu à un déploiement de points de vue (flics, familles,
avocats, politiques…) et à la mise en place de la comédie du Pouvoir. L’auteur
mène sa barque avec une certaine efficacité (assez « télévisuelle »
puisqu’on songe à une série) et à coup d’aphorismes bien sentis nous fait
partager des points de vue divergents. S’il se moque avec à-propos d’un certain
« angélisme de gauche », on n’est pas obligé d’adhérer au « bon
sens » droitard dont il fait parfois preuve. A renvoyer tout le monde
dos-à-dos, l’auteur laisse transparaître un regard assez cynique un peu facile
12-
Quatre-vingt-dix
secondes (2018) de Daniel Picouly (Albin Michel, 2018) **
Picouly narre le récit
mythique de l'éruption de la montagne Pelée qui fit 30.000 morts à Saint-Pierre
de la Martinique en 1902. L’originalité du roman est que l’auteur épouse le point
de vue du volcan et oppose ainsi l’immuabilité terrible de la Nature à la
petitesse des passions humaines. Le style ampoulé et vieillot (« baroque »
diront les lecteurs plus indulgents) de ce récit me laisse froid et je me suis
un peu ennuyé.
13-
Frère
d’âme (2018) de David Diop (Seuil, 2018) *
Un sujet fort -un tirailleur
sénégalais pris dans l’enfer de la première guerre mondiale et obligé d’achever
son meilleur ami pour éviter qu’il souffre- gâché à mon sens par un style
incantatoire des plus convenus. On sent les intentions (mesurer l’horreur
individuelle à l’aune des horreurs collectives) mais cette écriture de griot m’a
laissé totalement en dehors du roman (au bout du 325ème « par
la vérité de Dieu », j’ai capitulé !)
14-
La Révolte (2018) de Clara Dupont-Monod (Stock, 2018) *
Les « romans
historiques » n’ont guère mes faveurs et je dois avouer que je ne suis pas
entré une minute dans ce livre consacré à Aliénor d’Aquitaine et à la révolte
qu’elle fomenta avec ses fils (dont Richard Cœur-de-Lion) contre son mari, le
roi Henry II d’Angleterre. Trop allusif pour apprendre des choses, trop
référencé pour n’être qu’un simple roman, le livre souffre par ailleurs d’un
style melliflu qui empêche d’y adhérer.
15-
Les
Malheurs du bas (2018) d’Inès Bayard (Albin Michel, 2018) o
Dès les premières pages, le
lecteur est jeté dans l’eau du bain : l’héroïne empoisonne toute sa
famille (son mari et son bébé). Quelques dizaines de pages plus loin, on
comprend la raison de son geste : elle a été violée par son patron. Sujet
grave qui aurait pu donner un livre intéressant en se concentrant
exclusivement sur le point de vue de la victime voyant sa vie s’effondrer à
partir de ce crime odieux. Inès Bayard aurait pu proposer une réflexion
intéressante sur la manière dont un viol mine petit à petit tous les repères
familiers et brise les vies. Sauf qu’elle quitte ce point de vue unique et
prend des distances avec ce regard troublé afin de justifier l’injustifiable :
à savoir une victime qui se change en bourreau (notamment pour son bébé qu’elle
maltraite de façon atroce). Ce n’est plus alors un drame individuel mais une
démonstration pesante visant à montrer que tous les hommes sont complices et
potentiellement violeurs (le mari, pourtant aimable, est avocat et défend –
bien évidemment- un homme accusé de viol). Le roman est à la fois d’une grande
lourdeur et il est même détestable dans sa manière de faire un chantage à l’émotion
constant pour justifier les pires gestes de l’héroïne (qui confesse qu’elle n’aurait
pas voulu se débarrasser de son bébé si elle avait été une fille ! C’est
donc la gente masculine qui est frappé du sceau de l’infamie dès sa naissance !)
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