La question humaine
L’univers concentrationnaire (1945) de David Rousset (Hachette Littérature. 2005)
Désireux de faire des économies et de n’acheter les livres qu’à vils prix, j’ai contrevenu à la règle que je me suis fixé (priorité à la collection l’imaginaire de Gallimard) pour me plonger dans l’univers concentrationnaire de David Rousset. Franchement, je ne le regrette pas tant ce témoignage indispensable prend naturellement place auprès d’œuvres aussi primordiales que celles de Primo Levi (Si c’est un homme) ou de Robert Antelme (l’espèce humaine).
Militant trotskiste, résistant, Rousset est arrêté par la Gestapo en 1943, torturé et déporté en Allemagne. Avant d’arriver à Buchenwald, il passera par Porta, Westphalica, Neuengamme et à Helmstedt. Libéré des camps dans un état cadavérique, il est dans un premier temps frappé d’amnésie. Mais à mesure que sa santé va revenir, Rousset va retrouver la mémoire et devenir un infatigable témoin de l’histoire lugubre des camps de concentration.
Prévu pour être d’abord un article dans La revue internationale de Maurice Nadeau, l’univers concentrationnaire sera publié en trois livraisons de décembre 1945 à février 1946 et sera, par la suite, réédité en livre.
Prisonnier politique, le témoignage de Rousset a ceci de précieux qu’il offre un regard sur les camps qui ne se «limite » pas exclusivement à la Shoah et au sort des millions de juifs exterminés pendant la seconde guerre mondiale mais qui tente de mettre en lumière les rouages d’une immense machinerie de mort en cherchant à la replacer dans un contexte global. Quand je dis qu’il ne se «limite pas », entendons-nous bien : j’ai bien conscience que la Shoah est l’événement effroyable le plus marquant du système concentrationnaire mais je trouve également passionnant de projeter par ailleurs un rayon de lumière sur les autres détenus, ceux que Rousset a côtoyé : les prisonniers politiques, les «droits communs », les résistants…
Son livre alterne les témoignages impressionnistes, évocations brèves mais intenses d’individus dont il a croisé le chemin et dont il a partagé le sort et des réflexions plus globales sur cet univers concentrationnaire. Dans un style concis et assez lumineux, Rousset nous fait partager le quotidien d’un camp de concentration : la peur, la souffrance, les brimades et tortures, le travail forcé et les humiliations…En quelques mots, il fait vivre des caractères qui dessinent un vaste tableau de l’espèce humaine où la grandeur (le sens de la dignité, de la solidarité et même de l’humour qui résistent au sein de cette machine à déshumaniser) côtoie la plus extrême des bassesses (qu’on se souvienne de ces portraits de Kapo ou des dénonciations, des petites lâchetés individuelles qui composent également l’ordinaire de la vie des camps). Rousset montre d’ailleurs comment les nazis ont cherché à briser toute solidarité, toute possibilité de révoltes en mélangeant les prisonniers politiques avec ceux qu’il appelle les «droits communs » («ce serait une truculente méprise que de tenir les camps pour une concentration de politiques. Les politiques (et faut-il encore entendre ce mot dans sa plus grande extension, englobant les condamnés pour actions militaires, les espions, les passeurs de frontière) ne sont qu’une poignée dans la horde des autres. »), en mélangeant toutes les nationalités (Rousset décrit, dans un passage saisissant, les caractères principaux de chaque groupes nationaux : les russes, les polonais, les grecs…).
S’il n’était que le témoignage direct d’un ancien déporté, l’univers concentrationnaire serait déjà un livre exceptionnel et indispensable. Mais la grande force de Rousset est également sa capacité à saisir le phénomène des camps dans sa globalité et à en éclairer les différents rouages. De ses analyses, il ne serait pas inutile de tirer quelques leçons pour aujourd’hui et réaliser à quel point ces camps ne sont pas une aberration historique venue de nulle part mais qu’ils sont l’aboutissement de phénomènes économiques et sociaux qui peuvent très bien se reproduire.
Il suffit à l’auteur d’un paragraphe pour jeter une lumière pénétrante sur les raisons qui ont permis au peuple d’Allemand d’opter pour un régime monstrueux : crise économique, décomposition des classes moyennes, volonté de revanche qui va au-delà de la mort (« le but des camps est bien la destruction physique, mais la fin réelle de l’univers concentrationnaire va très au-delà ») et qui passe par un désir d’expiation qui donnera lieu à cet innommable « scientisme » dans la destruction industrielle des individus (« le communiste, le socialiste, le libéral allemand, les révolutionnaires, les résistants étrangers, sont les figurations actives du Mal. Mais l’existence objective de certains peuples, de certaines races : les Juifs, les Polonais, les Russes, est l’expression statique du Mal. Il n’est pas nécessaire à un Juif, à un Polonais, à un Russe, d’agir contre le national-socialisme ; ils sont de naissance, par prédestination, des hérétiques non-assimilables voués au feu apocalyptique. »)
Une fois mis en branle, l’univers concentrationnaire devient une immense machine bureaucratique entre Kafka et Jarry. Rousset dévoile parfaitement les différentes strates de ce système inhumain, où la solidarité s’étiole et où chaque individu tente de grappiller un peu de pouvoir pour améliorer ses conditions d’existence, en acceptant les pires des compromissions (voir ces Kapos zélés, plus violents parfois que les SS).
L’analyse globale de Rousset se termine par un paragraphe glaçant de lucidité (surtout qu’il a été écrit «à chaud », en août 1945, sans le moindre recul historique) : « Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu’il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des raisons d’opposition de nature. L’Allemagne a interprété avec l’originalité propre à son histoire la crise qui l’a conduite à l’univers concentrationnaire. Mais l’existence et le mécanisme de cette crise tiennent aux fondements économiques et sociaux du capitalisme et de l’impérialisme. Sous une figuration nouvelle, des effets analogues peuvent demain encore apparaître. »
Et de (presque) conclure : « il s’agit, en conséquence, d’une bataille très précise à mener. »
Désireux de faire des économies et de n’acheter les livres qu’à vils prix, j’ai contrevenu à la règle que je me suis fixé (priorité à la collection l’imaginaire de Gallimard) pour me plonger dans l’univers concentrationnaire de David Rousset. Franchement, je ne le regrette pas tant ce témoignage indispensable prend naturellement place auprès d’œuvres aussi primordiales que celles de Primo Levi (Si c’est un homme) ou de Robert Antelme (l’espèce humaine).
Militant trotskiste, résistant, Rousset est arrêté par la Gestapo en 1943, torturé et déporté en Allemagne. Avant d’arriver à Buchenwald, il passera par Porta, Westphalica, Neuengamme et à Helmstedt. Libéré des camps dans un état cadavérique, il est dans un premier temps frappé d’amnésie. Mais à mesure que sa santé va revenir, Rousset va retrouver la mémoire et devenir un infatigable témoin de l’histoire lugubre des camps de concentration.
Prévu pour être d’abord un article dans La revue internationale de Maurice Nadeau, l’univers concentrationnaire sera publié en trois livraisons de décembre 1945 à février 1946 et sera, par la suite, réédité en livre.
Prisonnier politique, le témoignage de Rousset a ceci de précieux qu’il offre un regard sur les camps qui ne se «limite » pas exclusivement à la Shoah et au sort des millions de juifs exterminés pendant la seconde guerre mondiale mais qui tente de mettre en lumière les rouages d’une immense machinerie de mort en cherchant à la replacer dans un contexte global. Quand je dis qu’il ne se «limite pas », entendons-nous bien : j’ai bien conscience que la Shoah est l’événement effroyable le plus marquant du système concentrationnaire mais je trouve également passionnant de projeter par ailleurs un rayon de lumière sur les autres détenus, ceux que Rousset a côtoyé : les prisonniers politiques, les «droits communs », les résistants…
Son livre alterne les témoignages impressionnistes, évocations brèves mais intenses d’individus dont il a croisé le chemin et dont il a partagé le sort et des réflexions plus globales sur cet univers concentrationnaire. Dans un style concis et assez lumineux, Rousset nous fait partager le quotidien d’un camp de concentration : la peur, la souffrance, les brimades et tortures, le travail forcé et les humiliations…En quelques mots, il fait vivre des caractères qui dessinent un vaste tableau de l’espèce humaine où la grandeur (le sens de la dignité, de la solidarité et même de l’humour qui résistent au sein de cette machine à déshumaniser) côtoie la plus extrême des bassesses (qu’on se souvienne de ces portraits de Kapo ou des dénonciations, des petites lâchetés individuelles qui composent également l’ordinaire de la vie des camps). Rousset montre d’ailleurs comment les nazis ont cherché à briser toute solidarité, toute possibilité de révoltes en mélangeant les prisonniers politiques avec ceux qu’il appelle les «droits communs » («ce serait une truculente méprise que de tenir les camps pour une concentration de politiques. Les politiques (et faut-il encore entendre ce mot dans sa plus grande extension, englobant les condamnés pour actions militaires, les espions, les passeurs de frontière) ne sont qu’une poignée dans la horde des autres. »), en mélangeant toutes les nationalités (Rousset décrit, dans un passage saisissant, les caractères principaux de chaque groupes nationaux : les russes, les polonais, les grecs…).
S’il n’était que le témoignage direct d’un ancien déporté, l’univers concentrationnaire serait déjà un livre exceptionnel et indispensable. Mais la grande force de Rousset est également sa capacité à saisir le phénomène des camps dans sa globalité et à en éclairer les différents rouages. De ses analyses, il ne serait pas inutile de tirer quelques leçons pour aujourd’hui et réaliser à quel point ces camps ne sont pas une aberration historique venue de nulle part mais qu’ils sont l’aboutissement de phénomènes économiques et sociaux qui peuvent très bien se reproduire.
Il suffit à l’auteur d’un paragraphe pour jeter une lumière pénétrante sur les raisons qui ont permis au peuple d’Allemand d’opter pour un régime monstrueux : crise économique, décomposition des classes moyennes, volonté de revanche qui va au-delà de la mort (« le but des camps est bien la destruction physique, mais la fin réelle de l’univers concentrationnaire va très au-delà ») et qui passe par un désir d’expiation qui donnera lieu à cet innommable « scientisme » dans la destruction industrielle des individus (« le communiste, le socialiste, le libéral allemand, les révolutionnaires, les résistants étrangers, sont les figurations actives du Mal. Mais l’existence objective de certains peuples, de certaines races : les Juifs, les Polonais, les Russes, est l’expression statique du Mal. Il n’est pas nécessaire à un Juif, à un Polonais, à un Russe, d’agir contre le national-socialisme ; ils sont de naissance, par prédestination, des hérétiques non-assimilables voués au feu apocalyptique. »)
Une fois mis en branle, l’univers concentrationnaire devient une immense machine bureaucratique entre Kafka et Jarry. Rousset dévoile parfaitement les différentes strates de ce système inhumain, où la solidarité s’étiole et où chaque individu tente de grappiller un peu de pouvoir pour améliorer ses conditions d’existence, en acceptant les pires des compromissions (voir ces Kapos zélés, plus violents parfois que les SS).
L’analyse globale de Rousset se termine par un paragraphe glaçant de lucidité (surtout qu’il a été écrit «à chaud », en août 1945, sans le moindre recul historique) : « Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu’il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des raisons d’opposition de nature. L’Allemagne a interprété avec l’originalité propre à son histoire la crise qui l’a conduite à l’univers concentrationnaire. Mais l’existence et le mécanisme de cette crise tiennent aux fondements économiques et sociaux du capitalisme et de l’impérialisme. Sous une figuration nouvelle, des effets analogues peuvent demain encore apparaître. »
Et de (presque) conclure : « il s’agit, en conséquence, d’une bataille très précise à mener. »
Libellés : Buchenwald, Camps de concentration, Deuxième guerre mondiale, Rousset
1 Comments:
Article de très bonne qualité, tout comme le blog.
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