Amours ancillaires
La
Demeure des lémures (2006) de Léo Barthe (La Musardine, 2019). Sortie en librairie le 28 mars 2019
A la traditionnelle et oiseuse distinction
entre « érotisme » et « pornographie », Jacques Abeille
alias Leo Barthe oppose la seule réponse recevable : celle du style. On
peut disserter à loisir sur les vertus de la suggestion, du hors-champ, de
l’allusion en l’opposant à la monstration et à la crudité réaliste d’actes
sexuels décrits frontalement ; il n’en demeure pas moins que c’est moins
ce qui est montré qui importe (après tout, pourquoi l’acte sexuel serait-il
plus « obscène » que l’exhibition d’états d’âme ou la description
sans fard de la violence la plus complaisante ?) que la manière dont les
choses sont montrées. Ce qui gêne, par exemple, dans la majeure partie de la
production pornographique au cinéma, c’est cette absence totale de mise en scène et cette politique du
« tout pour le trou », cette volonté de ne rien laisser passer
(sentiments, désirs, troubles, maladresses…) au-delà de la description
gynécologique et publicitaire des organes. Dans ce cas de figure, la
pornographie ferme toutes les portes vers l’imaginaire et le fantasme. C’est
d’ailleurs ce que reproche Claudine Brécourt-Villars à la littérature érotique
du XXIème siècle dans sa préface à Eros,
une anthologie de littérature érotique qui sort en ce moment à La Table
ronde : "Faire l'économie du plaisir des mots comme préfiguration du
plaisir sexuel ne revient-il pas à sonner le glas de l'érotisme comme exercice
de style ?"
Là où l’auteur a tort, c’est qu’elle
néglige des auteurs aussi passionnants qu’Esparbec, Marie-Laure Dagoit ou
encore Jacques Abeille dont la Musardine réédite ces jours-ci un roman de 2006
sorti au Mercure de France sous le titre Belle
humeur en la demeure.
La Demeure des lémures séduit immédiatement par son
climat insolite et légèrement inquiétant, entre Rebecca de Daphné du Maurier et les contes d’Edgar Poe. Une petite
bonne est engagée par « le maître » dans une vaste, sombre et
mystérieuse grande demeure. Vaquant consciencieusement à ses tâches, la jeune
femme ne croise son maître qu’en coup de vent. Cet homme austère et aussi insaisissable
qu’un spectre va vite fasciner la petite bonne. La chaleur d’un été caniculaire
aidant, le trouble envahit la jeune femme qui va entreprendre de séduire son
maître…
La trame du récit peut paraître classique
puisqu’elle adopte le thème éculé des amours ancillaires et de la
« perversion » des maîtres. En effet, une fois la liaison entamée, le
propriétaire des lieux initie sa compagne à des jeux à la fois pervers et
excitants dont certains rappellent furieusement une cérémonie filmée par
Kubrick dans Eyes Wide Shut. Mais
Jacques Abeille/Léo Barthe captive immédiatement par la luxuriance de son style
et une manière d’installer une atmosphère lourde, capiteuse et sensuelle. Si
les actes peuvent parfois être décrits crument (« Ce qu’il entend par là, elle le sait assez tôt, quand il retire le
doigt qui s’agite en elle pour le lui imposer par une voie plus étroite qu’elle
ne peut défendre dans la posture d’accueil qu’il lui a imposée. Lente, prudente
même, l’intrusion arrache à la chair un sursaut indigné contre le
franchissement à rebours du seuil interdit. Puis sourd une trouble tentation
quand le nœud des phalanges impose son rythme, tandis que son propre doigt avec
celui du maître se prend à jouer de la fluidité de fragiles cloisons. En la
forçant ainsi il installe en elle la voix dont le murmure s’est fait encore
plus grave. ») jamais la monstration n’empêche l’imagination et le
trouble. Le lecteur se demande constamment qui est ce maître, qui sont ces
serviteurs paraissant figés dans un temps qui n’existe plus ou qui a cessé de
s’écouler.
En inscrivant cette relation dans un lieu
hors du commun et dans un temps non déterminé, séculaire, Barthe parvient à
s’inscrire de plain-pied dans l’univers du fantasme, dans un imaginaire où les
mots font reculer les limites de la bienséance et des conventions (notamment
sociales). La beauté du roman, c’est justement ce goût de la mise en scène, du
cérémonial secret et partagé par des amants complices en dehors des lois
humaines. L’érotisme git, encore une fois, dans la mise en scène transgressive et le jeu de
masques : « Peut-être y a-t-il
entre les deux partenaires un accord tacite pour pousser l’intensité du plaisir
en adoptant, tant l’un que l’autre, un discours en complet décalage avec l’acte
qu’ils sont en train de commettre. Tout se passe comme si le bonheur de l’amour
se développait et se sublimait par le détour d’une comédie où chacun improvise
un rôle. »
La Demeure des lémures maintient constamment cet
équilibre entre un mystère hérité de Poe (les malédictions des vieilles
demeures) et un érotisme lourd, lent pour paraphraser le titre d’un célèbre
roman. Et une fois de plus, Léo Barthe nous envoûte par sa manière d’aller
au-delà des mots pour explorer les régions les plus secrètes du désir et du
fantasme…
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