La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

jeudi, mai 15, 2008

Pouget en verve

Le Père Peinard, journal « espatrouillant » : articles choisis (1889-1900) d’Emile Pouget (Les Nuits rouges. 2006)


Puisque nous en sommes toujours à fêter les « évènements » de 68, il faut savoir que dans la foulée du joli mois de mai, une kyrielle de maisons d’édition s’est piquée d’exhumer les textes des classiques de la subversion. C’est à cette époque que naît Champ Libre, la plus belle d’entre toutes et à propos de laquelle je n’ai pas fini de jaspiner ; mais il faut également citer de bons bougres comme Roger Langlais qui réédita, chez Galilée, des gens alors oubliés comme Albert Libertad ou Emile Pouget.

Ces éditions sont aujourd’hui malheureusement épuisées et c’est alors au tour de petits éditeurs comme Agone (Le culte de la charogne) ou Les nuits rouges (le père Peinard) de nous faire redécouvrir la virulence des anars « fin de siècle ».

D’Emile Pouget, on sait surtout qu’il fut l’un des fondateurs de la CGT (n’ayez crainte : le syndicalisme n’avait alors pas le visage morne des petits chefaillons moustachus entre les mains desquelles il est tombé !) et son texte le plus régulièrement réédité est sans doute celui qui s’intitule sobrement Le sabotage, prônant comme son titre l’indique tous les moyens les plus sournois pour gripper l’infernale machine du capitalisme (inutile de dire que ce court texte est un bréviaire indispensable !).

On connaît peut-être moins l’infatigable journaliste anarchiste qui, près de 100 ans après le mémorable Père Duchesne d’Hébert, lança tel un pavé dans la mare son Père Peinard, canard déchaîné dont il fut à peu près le seul et unique rédacteur.

En se replongeant dans ces articles qui couvrent la dernière décennie du 19ème siècle, le lecteur reste sans voix (mais pas sans un franc rire) face à la prose ravageuse d’un enragé dont on peine à concevoir qu’il pût s’exprimer avec une telle violence.

Les choses ne furent d’ailleurs pas simples puisque dans un article intitulé Museler les bons bougres, Pouget résume tous les chefs d’accusation portés contre son journal et s’amuse à additionner toutes les peines que récoltèrent les preux gérants de la gazette incriminée pour arriver à un total de… 13 ans et un mois de prison (!!) et dix-sept milles trois cents francs d’amende. Un toast s’impose, donc, aux gérants Weil, Faugoux, Mayence, Berthault, Sicard, Dejoux, Durey qui tombèrent pour « provocation au pillage et à la désobéissance militaire » (« Les soldats, que sont-ils ? Nos frères de misère. Pourquoi défendraient-ils les riches ? Dans six mois ou deux ans, ils lâcheront le métier et il faudra à leur tour mendigoter du travail, subir le chômage et la faim ! Qu’ils y songent, nom de dieu, et quand on leur commandera : Feu ! qu’ils essaient les fusils Lebel sur leurs chefs et qu’ils fassent merveille ! ») ; pour « provocation aux militaires des armées de terre et de mer, dans le but de les détourner de leur devoir militaire », pour « provocation au meurtre » lorsque Pouget se réjouit de voir des ouvriers se retourner contre « les singes » qui les ont licenciés en rétorquant à ceux qui prétendent qu’il est inutile de s’en prendre aux hommes plutôt qu’aux institutions : « Turellement, ce n’est pas la watrinade[] d’un Jean-foutre, ni de dix, qui nous donnera ce qu’on souhaite.

N’importe, c’est un petiot commencement : primo, c’est des bons exemples ; deuxiémo, ça donne de l’espoir aux prolos qui voient qu’on n’est pas tous avachis ; troisiémo, ça fout la chiasse aux grosses légumes. »

Le Père Peinard s’inscrit donc d’emblée dans la tradition de la critique anarchiste la plus virulente. Pouget s’en prend aux cibles les plus classiques : l’armée, l’église, la police, la justice, les capitalistes, la République (« Tralala, mistenflûte ! La République nous a prouvé qu’elle est une garce n’ayant des mamours que pour les richards et les patrons. »), le suffrage universel (« Voter, c’est foutre une truellée de ciment dans les lézardes de la guimbarde sociale.

S’abstenir, c’est y coller gros comme une noisette de dynamite ! ») ou encore l’Etat (« Je veux simplement faire toucher du doigt que la superstition de l’Etat n’est que le dernier rogaton de la superstition religieuse »).

Pour conclure : « Le jour où le populo ne sera plus emmiellé, c’est le jour où patrons, gouvernants, ratichons, jugeurs et autres sangsues téteront les pissenlits par la racine ».

Lire les mêmes litanies pendant 400 pages pourraient devenir, à la longue, un peu lassant mais plusieurs raisons font que l’on savoure sans réserve ces articles du Père Peinard.

D’abord, il y a le style Pouget, mélange de verve, de violence et de cet argot prisé par les malfaiteurs (c’est presque à chaque ligne que nous devons souper du « foutre ! » ou du « nom de dieu »). De fait, les articles sont sans cesse relevés par ce style imagé, regorgeant de néologismes espatrouillants (« les cléricochons ») et de formules gloupitantes (« les empapaoutés du socialisme crétin »).

Ensuite, il y a cette manière qu’à Pouget de reporter des faits divers et de s’arrêter sur tous les abus du pouvoir, les diverses injustices et les tentatives de rébellion du « populo » (les grèves, les manifestations…). Mine de rien, le livre devient alors un tableau assez saisissant des conditions de vie ouvrière en ce début d’ère industrielle. Pouget se solidarise aussi bien pour les mineurs victimes des coups de grisou que pour les pauvresses obligées de se prostituer.

Enfin, il y a le regard de notre grand échauffé sur l’actualité et l’histoire avec un grand H. On le voit dénoncer ici la politique coloniale criminelle de la France et aussi rendre compte à sa manière des attentats anarchistes (suite auxquels la presse sera muselée et Pouget contraint de s’exiler à Londres pour pouvoir continuer de nourrir son canard) ou l’affaire Dreyfus.

On assistera aussi à son évolution vers le syndicalisme révolutionnaire même s’il s’en éloignera lorsque ledit syndicalisme se salira les mains en jouant le jeu de la « politiquerie ».

Au-delà de la propagande anarchiste et populiste du Père Peinard, ce recueil d’articles se révèle être également un précieux document sur une époque trouble dont on peine à imaginer aujourd’hui la violence des conflits idéologiques et politiques qu’elle put engendrer…



[] Watrin était le nom d’un ingénieur assassiné par des ouvriers mécontents en 1886.

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1 Comments:

Anonymous voyance gratuite said...

Article de très bonne qualité, tout comme le blog.

12:37 PM  

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