La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

samedi, mars 22, 2008

Bibliothèque idéale n°8 : Les littératures d'Europe centrale

Ferdydurke (1937) de Witold Gombrowicz (Gallimard. Folio 2007)


Intérêt non négligeable de la « bibliothèque idéale » : se plonger enfin dans des romans convoités depuis longtemps ! Cela faisait effectivement un certain temps que je tournais autour de Gombrowicz sans faire le premier pas. C’est désormais chose faite avec ce Ferdydurke qui connut une adaptation cinématographique (je me demande comment l’excellent Skolimowski a pu s’en tirer tant ce livre me semble difficilement transposable à l’écran).
De quoi est-il question ? D’un jeune homme de 30 ans, Jojo, qui se voit soudain contraint par un professeur de retourner à l’école et de vivre à nouveau une vie d’adolescent coincé entre les rixes de bandes rivales (les Gaillards contre les Adolescents). Par la suite, il logera dans une famille « moderne » et devra se confronter à une redoutable adversaire : la Lycéenne moderne (la sportive Zuta) avant de fuir chez une vieille tante.
Cette trame minimaliste ne rend absolument pas compte de la teneur de ce drôle de roman tout en déconstruction, en apartés et en digressions (la savoureuse bagarre entre les deux savants, spécialiste pour l’un de l’Analyse tandis que l’autre est imbattable pour la Synthèse).
Le propos de Gombrowicz, c’est de montrer que l’individu social est entièrement dépendant de formes qui le dépassent et le modèlent. C’est de décrire « le tourment de voir constituer notre moi par autrui ».
Ces mécanismes, il les démonte de manière percutante en se replongeant dans l’univers de l’école où les maîtres ne cherchent rien d’autre qu’à façonner à leurs sinistres images des élèves gavés par d’ineptes leçons. Mais on aurait tort de ne voir dans Ferdydurke qu’une charge contre le système scolaire. Le propos est bien plus vaste et l’écrivain synthétise sa pensée dans ce concept majeur de « cucul ». Il s’agit encore d’un procédé destiné à déformer l’individu, lui imposer un autre visage que le sien mais, cette fois, en infantilisant l’adulte, en le traitant comme un enfant.
Dès lors, cette infantilisation générale ne concerne pas uniquement les lycéens mais toutes les strates de la société : infantilisation de l’artiste soumis aux diktats du bon goût officiel et des recettes convenues, infantilisation des adultes en quête de l’éternel jeunesse, infantilisation des domestiques par les maîtres et des maîtres par les domestiques…
Ce qui frappe alors dans Ferdydurke, c’est l’incroyable actualité du propos de Gombrowicz lorsqu’il décrit les effets de la « modernité ». Les passages avec la lycéenne comme parangon de la modernité et les digressions sur ses mollets sont assez stupéfiants dans la mesure où ils expriment parfaitement ce culte actuel de la jeunesse pour elle-même (« Sa jeunesse n’avait aucun besoin d’idéaux puisqu’elle était en elle-même un idéal »). Comment ne pas voir un incroyable reflet de notre époque dans ces pages consacrées au « déchaînement du cucul », aux idéaux sportifs et hygiénistes de la beauté, à ce perpétuel besoin qu’a l’homme de se mirer dans le regard d’autrui pour modeler son Moi (« l’homme dépend très étroitement de son miroir dans l’âme d’autrui, cette âme fut-elle celle d’un crétin. »).
Ferdydurke me paraît être un livre incroyablement visionnaire mais il ne doit cependant pas vous effrayer : c’est aussi un roman très drôle (pour qui goûte l’humour absurde) qui ridiculise de manière assez jubilatoire toutes les contradictions de la modernité (les adolescents qui prennent un masque qui finalement est le même, le vieillard pédant qui craque pour la jeune adolescente…).
Voilà encore une très belle découverte…
Et vous, quels livres d’Europe centrale (disons plutôt d’Europe de l’Est) me conseilleriez vous ? (Dans la liste de la bibliothèque idéale, je connais très peu de noms si ce n’est ceux de Kundera, Kadaré et Eliade. Mais je ne les ai pas lus : ai-je tort ?)

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5 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Merci de m'avoir rafraîchi la mémoire sur ce roman que j'ai lu il y a... dix-sept ans. C'est L'Art du roman de Milan Kundera qui m'avait conduit vers Gombrowicz.
Je vais m'empresser de relire le débat entre les deux savants, que tu évoques de manière très alléchante, puisque j'ai encore en tête l'empoignade de légende entre Settembrini et Naphta, les deux intellectuels de La Montagne magique de Thomas Mann...

11:17 PM  
Blogger Dr Orlof said...

Ce sont les chapitres 4 (introduction) et 5 du roman et c'est vrai qu'ils peuvent presque se lire de manière autonome. Mais ça serait se priver du plaisir que procure le reste...

9:25 AM  
Blogger Le pendu said...

Parmi mes conseils, un livre ne figurant pas dans la liste d'un auteur figurant dans la liste:
Moi qui ai servi le roi d'Angleterre, de Bohumil Hrabal
une des lectures les plus marquantes de ces dernières années, un livre qui m'a beaucoup apporté, tout en étant très distrayant.
Une trop bruyante solitude est bien aussi, mais mon foisonnant et plus sombre.

9:15 AM  
Anonymous Anonyme said...

J'ai lu "La plaisanterie " de Kundera il y a un bon moment, mais je citerai volontiers "Etre sans destin" de Imre Kertesz (Hongrie). C'est hélas une littérature que je connais mal.

10:26 PM  
Blogger gludure said...

Oh oui! Mille fois Gombrowicz, ce mec je l'aime comme un copain. Ferdydurke est génial, ainsi que la Pornographie, Cosmos est éprouvant mais incontournable. Lis son Journal,une véritable machine à decerveler : les rapports ambigus de la betise et de l'intelligence, ou commence ma subjectivité, qu'est ce qui nous differencie du "troupeau", d'ou vient notre respect du Beau, de l'Art, les moments nuls de notre existence ne sont ils pas les plus chargés d'emotions... Aux cotés de Gombro, rajoutons ses freres d'armes, Bruno Schulz et Witkacy.

12:45 AM  

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