Note(s) sur Fénéon
Farfouiller régulièrement chez les bouquinistes peut nous réserver d’excellentes surprises. Ainsi, j’ai dégoté il y a peu, pour la modique somme de huit euros, les Œuvres de Félix Fénéon (Gallimard. 1948). Occasion rêvée d’évoquer le destin de cet admirable personnage et de déciller les yeux de ceux qui persistent à croire que les grands révolutionnaires ont pour nom Marx, Proudhon ou pire, Lénine et Trotski (quelle blague !)
Ces Œuvres (très scrogneugneusement préfacées par Jean Paulhan) ne nous offrent malheureusement qu’une facette de la personnalité de Fénéon. Nous y trouverons les nouvelles en trois lignes (auxquelles je consacrerai une note), des lettres diverses et surtout, une compilation de son travail critique (artistique et littéraire). Nous devrons par contre nous dispenser de toutes ses chroniques politiques qui doivent valoir leur pesant de cacahouètes (elles ont été publiées dans les Œuvres plus que complètes chez Droz en 1970. Nous rêvons d’acquérir ces deux tomes !) .
De Fénéon (1861-1944), la postérité a retenu avant tout l’indéniable lucidité de ses jugements qui en firent le meilleur critique de la fin du 19ème siècle. Il ne manqua aucun rendez-vous et fut le premier à défendre bec et ongles Rimbaud, Verlaine, Huysmans, Dostoïevski, Ibsen, Cros, Schwob, Mallarmé, Jarry, Laforgue. Alors qu’il dirige La revue blanche de 1895 à 1903, il y appelle Gide, Proust, Apollinaire, Claudel, Renard, Péguy, Debussy, Roussel et d’autres encore (ce fut notamment le grand ami d’un de mes chouchous : le génialissime Arthur Cravan).
Même sens esthétique en peinture où il raille la peinture pompière qui triomphe à l’époque et s’enthousiasme pour les impressionnistes (Manet, Monet, Renoir, Degas) et le « post-impressionnisme » (Van Gogh, Pissaro, Seurat, Gauguin, Cézanne…).
Aucun de ses contemporains, à ma connaissance, n’a échappé à la perspicacité de ses vues et je ne crois pas qu’il soit passé à côté d’un génie désormais reconnu et célébré.
Ses chroniques, lapidaires et pointues, se lisent aujourd’hui avec un mélange d’admiration (cette manière de débusquer en une phrase les enjeux d’une œuvre, d’aller directement à l’essentiel) et d’émerveillement (pas une seule fois il ne semble s’être trompé). Avouons également que cette lecture s’avère parfois ardue lorsque le Maître cède au péché mignon de cette fin du 19ème en abusant de termes aujourd’hui inusités (sur Moréas : « A travers leur symbolisme rôde et plangore une adventice et hagarde faune de bêtes, de nains et de nigromans qu’il affène de synecdoques et d’anacoluthes »). Mais certains passages me semblent tellement perspicaces et modernes que je risque de vous en reparler un jour ou l’autre dans mes chroniques cinéma (notamment tout ce qu’il y a de relatif au réalisme dans l’Art).
Ce que ces Œuvres ne révèlent que trop peu, c’est que celui que Noël Godin considère comme le « gentleman-dynamitero par excellence » fut un fieffé anarchiste. Outre le fait qu’il offrit sa plume à divers canards anarchos tels La Revue libertaire, La Revue anarchiste, L’En-dehors de Zo d’Axa et Le Père Peinard de Pouget ; on lui prêta des amitiés suspectes avec le poseur de bombes Emile Henry et on le soupçonna même d’être l’auteur de l’attentat du restaurant Foyot qui énucléa le poète Laurent Tailhade 1.
Toutes ces activités subversives lui valurent d’être incarcéré à Mazas et de comparaître au fameux procès des Trente le 26 avril 1894. (Notre prochaine note rendra compte de l’intervention de Fénéon à ce procès). Il fut bien heureusement acquitté.
Flegmatique, constamment ironique, lapidaire ; Fénéon reste pour nous une figure de l’excentrique fin de siècle. Paulhan évoque « ses curieuses imprudences : il montait dans les trains en marche » et « ses manies : en voyage, il voulait toujours se fier, sans rien demander à personne , au seul plan de la ville qu’il tenait à la main, et naturellement s’égarait. »
Noël Godin évoque aussi sa constante « recherche de l’innotoriété (quand il daigne signer un texte, à son nom à lui il préfère généralement « Les uns » ou « Gil de la Bache » pirate portugais du XVIIe siècle) »
Ou encore ce splendide mot qui me fait pâmer de bonheur lorsqu’en 1925, il annonce son abandon total de tout travaux d’écriture : « Je n’ai plus de goût que pour l’oisiveté. »)
Pour conclure provisoirement avec notre homme (sur lequel nous reviendrons à mesure de notre (lente) lecture de ses Œuvres) , je me sers sans vergogne dans l’Anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin pour vous offrir un très court exemple de la prose saccageuse de Fénéon parue en 1893 dans la Revue anarchiste :
« Décidément, le respect de l’autorité et le prestige de l’uniforme ne se manifestent plus guère qu’en de pauvres cervelles.
A Argenteuil, un gendarme a été rossé d’importance par un particulier sans doute tracassé et malmené naguère par le soudard pour un simple délit de chasse. Qu’importe le motif de représaille : l’essentiel est que Pandore a été corrigé et qu’il eût été impitoyablement occis sans un de sa bande arrivé juste à temps pour le dégager. »
1 Poète et polémiste anarchiste dont j’espère vous reparler un jour, Tailhade s’était rendu célèbre avec une phrase écrite suite aux attentats de Ravachol et Vaillant : « qu’importe la mort de vagues humanités si, par elle, s’affirme l’individu ! » . Lorsque l’ironie du sort fit de Tailhade une victime de la bombe à son tour, toute la clique des journaleux flicards de l’époque s’est gaussée du poète, en omettant soigneusement de préciser qu’il s’était lui-même amusé de ce bizarre coup du destin…
Libellés : Anarchisme, Fénéon, Godin, Paulhan
2 Comments:
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