La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mardi, août 02, 2016

Lectures de juillet



36- Effusions démentes (1980) de Jérôme Fandor (Editions du Bébé Noir, collection Plaisir, 1980) 


Une petite anecdote à propos de ce quatrième roman de Jean-Pierre Bouyxou pour le Bébé Noir (et le dernier puisque les suivants porteront l’estampille de la Brigandine) : tandis que les précédents bénéficiaient d’un plan ou, au moins, d’une idée générale, Effusions démentes fut le premier que l’auteur écrivit au fil de la plume. N’ayant aucune idée d’histoire à raconter, Bouyxou estima seulement que le roman devait débuter sur des chapeaux de roues. Et c’est ainsi que le roman débute par cette phrase : « L’affaire a commencé sur les chapeaux de roues » !
Après une très belle incursion dans le fantastique (Frankenstein, de fille en aiguilles), Effusions démentes nous plonge au cœur d’un petit village où les habitants, chauffés à bloc par des notables crapuleux, décident de former une sorte de milice pour aller casser du travailleur immigré. Le héros, Marc Lacoste, a obtenu un emploi de directeur intérimaire d’une banque mais il se rallie volontiers à la cause des pauvres bougres exploités par les esclavagistes modernes. Avec beaucoup de verve, Bouyxou joue la carte des antagonismes sociaux et raille avec la superbe d’un Mocky une notabilité française arc-boutée sur ses privilèges mais corrompue jusqu’à la moelle. Moins nihiliste que le futur Ton corps est tatoué où pauvres et bourgeois sont renvoyés dos à dos avec la même fureur nihiliste, l’auteur nous décrit quelques personnages « populaires » (des travailleurs noirs et arabes, une prostituée…) à qui il offre toute sa sympathie. Pour les autres, ce court passage résumera parfaitement la teneur anarchisante du roman :
« Ça ne doit pas se rencontrer tous les jours, un gérant – intérimaire ou non- du Crédit rural et industriel qui rêve de trouer le bide des politicards, patrons, flics, ratichons et autres enfoirés dont la douce France est infestée ! »
Entre parenthèses, ce n’est pas non plus tous les jours que l’on rencontre de telles envolées dans le cadre du roman de gare ! Au-delà de cette dimension libertaire commune à tous les romans de Bouyxou, Effusions démentes séduit aussi par sa manière d’aborder les passages pornographiques prévus par le cahier des charges de la collection. Lorsqu’il met en scène des personnages de notables, l’auteur n’hésite pas à recourir à la violence et à une vision totalement dégradée de la sexualité uniquement perçue comme moyen d’asservir l’individu. En revanche, lorsque Marc couche avec une petite serveuse ou avec une prostituée, Bouyxou joue la carte de la tendresse, de la complicité, des désirs partagés et des plaisirs affinés. A sa manière, il tente de sortir la pornographie de ses ornières phallocrates pour nous offrir des visions heureuses et joueuses de la sexualité…
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37- Voyage au bout du jour (1988) de Béhémoth (Editions Patrick Siry, Maniac, 1988)


Quiconque a lu l’indispensable ouvrage que David Didelot a consacré à la collection « Gore » sait que son directeur de collection, Daniel Riche, a quitté le Fleuve Noir en 1988 et qu’il a fondé, grâce à Patrick Siry, une nouvelle série intitulée Maniac en débauchant d’ailleurs quelques auteurs phare de ladite collection Gore. Sous le pseudonyme de Béhémoth se dissimule Pascal Marignac, aussi connu sous le pseudonyme de Kââ et celui de Corsélien qu’il adopta pour ses quatre romans publiés sous la bannière Gore.
Voyage au bout du jour suit les traces d’un expert-comptable hanté par la mort de sa femme, invité par son patron à prendre des vacances, et qui roule jusqu’à l’île de Ouessant en embarquant avec lui une jeune femme rencontrée pendant son périple. Sur place, il découvre qu’une gigantesque pieuvre est en train de faire de nombreuses victimes dans les environs…
Si le roman semble dans un premier temps emprunter quelques ficelles classiques au genre fantastique (le brouillard épais qui envahit tout, la créature monstrueuse qui sème la terreur…), il se distingue assez vite des schémas des films de Carpenter (style Fog ou The Thing) ou même des romans de Lovecraft et leur manière de suggérer l’indicible. La singularité de Voyage au bout du jour, c’est une atmosphère poisseuse et un désespoir existentiel qui nimbent tout le récit. S’il fallait trouver une comparaison, c’est plutôt – toutes proportions gardées- du côté des romans pessimistes de Jacques Sternberg qu’il faudrait chercher, notamment en raison de la manière qu’a Marignac de décrire les femmes comme des créatures « aquatiques » et languides, échappant ainsi à l’absurdité d’un monde trop rationnel.
Si la pieuvre tient son rôle de créature destinée à provoquer l’horreur lors de passages les plus sanglants, elle est surtout le symbole même du Mal niché au cœur de l’Homme et de son désir d’asservir son semblable. Dommage que le dénouement du roman ne tienne pas entièrement ses promesses et que Marignac ne parvienne pas totalement à donner une dimension sadienne à cette œuvre étrange, oppressante et globalement réussie.
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38- Une année qui commence bien (2013) de Dominique Noguez (Flammarion, 2013)


En 1993, Dominique Noguez rencontre Cyril, un jeune homme fantasque et lunatique, dont il va s’éprendre passionnément. Et c’est le récit de cette histoire amoureuse chaotique et douloureuse dont il sera question dans Une année qui commence bien que l’on serait tenté de classer dans le genre à la mode de « l’autofiction ».
Pourtant, c’est peu dire que le « récit » (et non pas « roman ») de Noguez se distingue des livres d’une Christine Angot, par exemple. D’une part, parce que l’auteur ne succombe pas une seconde à la complaisance geignarde qui fait office de « sincérité » chez bon nombre d’écrivains en mal de confession. Au contraire, on retrouve dans Une année qui commence bien cette manière si agréable qu’a Noguez de saupoudrer ses observations d’une touche d’humour et de conserver toujours une certaine distance mi- amusée, mi- désabusée sur lui-même, sur sa propre naïveté et sur cette histoire d’amour compliquée qu’il analyse sans le moindre cynisme mais avec une lucidité incroyable. C’est cette distance, ce sens de la nuance (le jeune amant est dépeint avec, parfois, une certaine cruauté sans que Noguez s’assigne pourtant le rôle de la victime éplorée) et cette volonté de ne jamais jouer les procureurs qui donne au livre un caractère universel extrêmement touchant.
D’autre part, contrairement à ces écrivains qui estiment qu’étaler leurs turpitudes et leur vie privée suffit à bâtir une œuvre, Noguez n’oublie jamais qu’un récit, aussi autobiographique soit-il, existe d’abord par le style. Et j’espère qu’on voudra bien me pardonner le cliché mais, Une année qui commence bien n’est pas un simple « coming-out » mais avant tout de la (grande) littérature. Constamment, l’auteur s’interroge sur la question autobiographique et nous offre quelques réflexions lumineuses sur la « transparence » à tout crin de notre époque (« Autrement dit, ménageons-nous à toute force le havre d’une vie privée. C’est prudence dans les sociétés coercitives et sagesse dans toutes les autres, notamment dans celles qui, comme la nôtre, se donnent de grands airs de liberté et fonctionnent en réalité à l’émotion collective, c’est-à-dire, le cas échéant, pour peu que l’air du temps change brusquement, au lynchage – ne serait-ce que médiatique. ») 
Noguez, qui rédige par ailleurs son « journal intime », s’interroge constamment sur sa propre écriture et sur ce que pourrait impliquer ses révélations. Le temps d’une dizaine de pages remarquables en tout point, il analyse sa position par rapport à la communauté homosexuelle et explique son désir de ne pas vouloir être réduit à cette seule identité sexuelle, de ne pas se trouver enfermé dans un ghetto. Il y a chez lui un attachement irréfragable à l’idée d’Universalité et à la complexité de l’Individu qu’on ne saurait réduire à quelques étiquettes : « Je ne me sens pas moins, mais pas plus solidaire des homosexuels que de n’importe quel autre groupe victime d’une discrimination. Si je n’agissais pas ainsi, il me semble que c’est la part de l’hétérosexuel en moi qui serait niée – et toutes les innombrables parts de moi qui n’ont rien à voir avec l’homosexualité, ni avec la sexualité tout court. »
Les professionnels de l’indignation vertueuse qui pullulent sur les réseaux sociaux devraient d’ailleurs prendre de la graine du magnifique couplet que Noguez dédie à l’humour et à la distance face à la « propension à trouver paranoïaquement  de l’homophobie partout » !
Parfois cru mais toujours pudique, Noguez parvient à conserver son « jardin secret » et un certain mystère tout en se mettant à nu (à tous les sens du terme). Et c’est ce va-et-vient porté par un style lumineux qui nous touche et nous émeut à la lecture d’Une année qui commence bien

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39- Aphorismes et insultes (1818-1851) d’Arthur Schopenhauer (Arléa, 2012) 


Il n’est évidemment pas question de remettre en question la philosophie de Schopenhauer dans le cadre de ces modestes impressions de lecture. Mais il est vrai que ce recueil d’aphorismes et d’insultes ne va pas très loin philosophiquement parlant. Est-ce à dire, comme le suggère le préfacier Didier Raymond, que Schopenhauer n’a été l’homme que d’un seul livre (Le Monde comme volonté et comme représentation) ? Toujours est-il que cet essai-phare n’est quasiment jamais cité dans le recueil qui puise davantage dans des œuvres où les idées générales et le ressentiment semblent être de rigueur (notamment pour ses « collègues » Hegel et Fichte).
Deux éléments rendent néanmoins très intéressant ce petit recueil de méchanceté. D’une part, le côté purement gratuit de l’insulte qui rend certaines réflexions assez drôles pour qui aime la parole pamphlétaire et la méchanceté littéraire. D’autre part, si Schopenhauer s’avère par certains côtés absolument détestable (on aura ici une preuve de sa légendaire misogynie – pour une fois, le terme n’est pas galvaudé !), il se révèle plutôt progressiste lorsqu’il s’agit de dénoncer l’esclavage, les mauvais traitements contre les animaux ou de brocarder les religions (« Les religions sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut l’obscurité. »)
Finalement, sans être très profond, ce recueil offre une vue assez rapide du pessimisme foncier du philosophe : « Il semble que le bon Dieu ait créé le monde au profit du diable : il aurait mieux fait de s’abstenir » et donne envie de se plonger davantage dans son œuvre. 

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40- Calembours et autres jeux sur les mots d’esprit (1770-1777) du Marquis de Bièvre (Editions Payot et Rivages, Petite bibliothèque Payot, 2006) 

Même s’il est aujourd’hui bien oublié, le Marquis de Bièvre connut à la fin du 18ème siècle une vraie renommée. Prince du calembour, il fut l’une des figures les plus célèbres de la cour et des salons. Comme le souligne Antoine de Baecque dans son excellente et passionnante présentation, les textes farfelus de Bièvre donnent une autre vision de ce 18ème siècle des Lumières, marqué par le culte de la Raison. D’une certaine manière, ces calembours raillent l’esprit scientifique trop sérieux et ces jeux avec les mots relativisent cette volonté de tout rationaliser en faisant sortir de langage de ses gonds. Nul doute que des vers comme :
« Je sus, comme un cochon, résister à leurs armes,
Et je pus, comme un bouc, dissiper vos alarmes » 



mettent à mal toute une tradition de l’épopée tragique. Néanmoins, ce goût pour les blagues à double-sens, le calembour navrant traduit également un certain esprit français très en vogue alors et qui n’a pas totalement perdu de son aura.
Si Victor Hugo écrivait que « le calembour est la fiente de l’esprit qui vole », Bièvre s’inscrit dans une tradition irrévérencieuse qui perdurera jusqu’au génial Boby Lapointe : celle pour qui le langage reste avant tout un immense terrain de jeu, offrant la possibilité de porter un coup fatal à l’esprit de sérieux…  

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