La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mercredi, mars 17, 2010

Un coeur en hiver

Un rude hiver (1939) de Raymond Queneau (Gallimard. L’imaginaire. 1991)

Je n’ai toujours pas perdu mon goût pour les titres édités sous l’étiquette L’imaginaire de Gallimard et c’est avec un certain intérêt que j’ai acheté le numéro 1 de la collection. C’est Raymond Queneau qui a ouvert le bal, auteur que je connais davantage pour ses jeux littéraires oulipiens (voir ses excellents Exercices de style) ou pour ses romans à l’humour débridé (Zazie dans le métro). Or même si cet humour n’est pas absent d’Un rude hiver (on retrouve souvent un sens de la formule propre à l’auteur), il fait néanmoins figure de « roman sérieux » dans la bibliographie de Queneau.
Il nous propose ici un portrait de Bernard Lehameau, héros de guerre médaillé et rendu à la vie civile suite à une blessure. Au Havre, il traîne désormais son ennui et ses rancœurs en jouant sans arrêt les Cassandre : non, la guerre ne va pas se terminer vite ! Non, les allemands ne sont pas des lâches dont on va se débarrasser facilement… Son cynisme le ferait presque ranger dans la catégorie des traîtres à la patrie s’il n’y avait pas son pedigree militaire antérieur…
Le livre de Queneau est étonnant car il nous met d’emblée face à un type peu sympathique : réactionnaire, raciste, collaborationniste (Bernard rêve d’une France sous protectorat allemand) et misanthrope. Même s’il fait la cour à une belle anglaise, il nous devient encore plus suspect quand il approche deux enfants et se propose de les accompagner au cinéma.
On voit ce qu’un écrivain peu habile aurait pu tirer d’un tel point de départ et les leçons qu’il aurait pu nous asséner. Or Queneau nous prend à contre-pied en étoffant peu à peu cette silhouette pourtant peu sympathique. Il ne s’agit pas de révéler soudainement et grossièrement quels trésors portent en lui Bernard mais, par d’infimes variations, pénétrer au cœur de ce qui compose la personne humaine et son ambiguïté, jusqu’à la rendre touchante, émouvante.
Ambiguïté politique du personnage mais qui, malgré ses excès, n’est pas totalement dénuée de fondements (Queneau montre avec justesse un personnage qui sait déjà que la guerre sera longue, sale et absurde). Ambiguïté reposant également dans le regard des autres, toujours prompt à juger Bernard à partir d’une « morale » qui n’a pas lieu d’être. Sans révéler tous les tenants et aboutissants de la relation de cet homme avec ces enfants ; il est clair qu’elle ne repose sur aucune « perversion » mais prend racine dans le passé difficile du personnage.
Sous ses allures modestes, Un rude hiver est un livre très subtil, qui parvient (et avec quel style !) à donner une épaisseur à un personnage qui n’aurait pu être qu’une caricature. Il parvient également à peindre l’atmosphère pesante de cette période de la première guerre mondiale vu de la province : entre l’enthousiasme de ceux qui sont partis la fleur au fusil et qui pensent que le conflit va être court et le désenchantement de Bernard.
Les spécialistes de Queneau ont remarqué que le personnage de Lehameau ressemblait beaucoup au père de l’écrivain. Mais il n’est pas utile de saisir ces allusions pour apprécier ce roman qui campe une atmosphère unique dès ses premières pages. Une atmosphère où se mêlent l’humour, la désillusion et la mélancolie, comme dans ce beau passage où la vieille libraire chez qui aime s’arrêter Bernard dit :
« Mais la vie, Bernard, la vie des hommes, ce n’est pas comme le temps. A partir d’un certain moment il n’arrête plus de neiger. Il neige, il neige, il n’arrête plus de neiger, ça devient une lourde douleur, vous ne pouvez pas savoir, et le beau temps ne reviendra plus, on peut en être certain. »
Pourtant, malgré ces avertissements, le livre n’est pas bouché. Les hivers ont été et seront sans doute encore rudes mais les éclaircies ne sont pas à écarter totalement.
Et pourquoi pas un peu de douceur ? Comme celle que peuvent nous procurer certaines œuvres d’art dont le livre de Queneau fait assurément partie…

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vendredi, mars 12, 2010

Du lettrisme à l'érotisme

Notre métier d’amant (1954) d’Isidore Isou (Editions Eurédif. 1979)

Cela faisait très longtemps que je n’avais pas ouvert ma cave. J’ai lu pourtant de très belles choses (le catalogue de l’exposition consacrée à la photographie surréaliste intitulé La subversion des images, la théorie du Bloom de Tiqqun…) mais je n’ai pas eu le temps ni même l’envie.
J’ai lu également beaucoup de titres des mythiques éditions de La Brigandine qui feront l’objet d’un article spécial dans la revue Chéri Bibi : c’est pour cette raison que je n’en parle pas ici. Mais le jour où j’ai trouvé ces Brigandine aux Emmaüs, j’ai également dégotté Notre métier d’amant, roman polisson publié par le pape du lettrisme Isidore Isou.
Réédité dans la collection « Aphrodite classique » des toujours très « cheap » éditions Eurédif (encore des collections populaires qui mériteraient d’être explorées de manière plus approfondies), ce roman des années 50 n’a rien à voir avec la pornographie subversive des écrits brigandineux : il s’agit ici du journal intime d’un séducteur qui se laisse convaincre par une femme de gagner sa vie en jouant les gigolos. Les différentes rencontres de François permettront à Isou de dresser un panorama des différents « types » féminins (« Marjorie ou le comportement sexuel de l’Américaine à Paris », « Aurélie ou la technique des vierges », « Michèle ou les poses suggestives d’une nymphomane»…) et de livrer quelques sentences définitives sur l’amour, la religion, le désir ou le sexe.

Un exemple ? J’aime assez ce passage où la jeune fille que le héros a ramenée chez lui refuse de se déshabiller devant lui sous prétexte qu’elle n’a pas un beau corps et à qui il répond « ça ne fait rien, la nudité d’une femme dépasse la beauté ; elle est excitante. On n’est pas ici pour admirer des statues gréco-romaines. J’ai horreur des statues gréco-romaines. Je veux voir des anatomies érotiques. »
Mais les meilleurs moments du livre sont ceux où Isou délaisse volontairement son intrigue pour partir dans des digressions dont lui seul a le secret. On imagine avec effarement la tête des habitués des romans de gare devant soudain se farcir les théories fumeuses de l’écrivain sur la virginité, le mariage et le catholicisme. A ce titre, le chapitre 14 est mon préféré puisqu’il s’intitule tout simplement : « Isou ou les écrivains d’aujourd’hui et la littérature sensuelle ». On y voit le narrateur du roman rencontrer dans un café Isou lui-même (accompagné du fidèle Maurice Lemaître) et l’écouter présenter son œuvre et l’histoire de l’avant-garde tout en se livrant à une longue théorie sur l’enseignement des lettres dans l’Education Nationale ! Là encore, les amateurs d’alcôves torrides ont dû être un brin étonné de voir les ébats attendus remplacés par de la « théorie littéraire » (pour dire vite, un éloge de la modernité) et des revendications pour que Sartre et Camus soient remplacés par les surréalistes dans les programmes des facultés !
Si le récit est un brin répétitif et un peu fastidieux, on goûte avec curiosité toutes ces digressions de l’auteur du Traité de bave et d’éternité qui semble vouloir saboter lui-même son roman.
C’est assez curieux et parfois même assez drôle…

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