La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

samedi, septembre 29, 2007

Toujours Thoreau...

Walden ou la vie dans les bois (1854) de Henry David Thoreau (Gallimard. L’imaginaire. 2005)

En 1845, alors que l’Amérique débute sa révolution industrielle, l’écrivain et philosophe Henry David Thoreau (j’ai déjà évoqué ici son célèbre la désobéissance civile) décide de rompre avec la civilisation en allant construire une cabane dans les bois, pour y vivre seul. Le voilà installé près du lac de Walden dans le Massachusetts, livré à lui-même et au travail de ses mains…

Il est sympathique, Thoreau, avec son écologisme primitif, son rousseauisme idéaliste (c’est la civilisation qui corrompt les individus) et son éloge de l’individu réconcilié avec lui-même, en harmonie avec ce qui l’entoure. D’une certaine manière, c’est l’ancêtre des beatniks et autres hippies qui crurent réinventer la vie en retournant à la nature.

Ironiser sur ce panthéisme un brin simpliste ne serait pas très dur mais ça serait passer à côté d’une critique assez lucide du progrès comme nouvelle déité et de la manière dont la technologie et l’industrialisation aliènent l’homme plutôt qu’elles ne le libèrent. En ce sens, la conclusion de Walden et sa longue introduction (la partie intitulée Economie) constituent les pages les plus convaincantes du livre. On peut y lire des réflexions qui n’ont pas vieillies et certaines phrases méritent de ne pas être oubliées : « Les nations sont possédées de la démente ambition de perpétuer leur mémoire par l’amas de pierre travaillée qu’elles laissent. Que serait-ce si d’égales peines étaient prises pour adoucir et polir les mœurs ? »

Mais, comme souvent chez les contempteurs du monde comme il ne va pas, les remèdes semblent parfois pires que les maux ! Ainsi peut-on partager le scepticisme de Thoreau quant au Progrès sans éprouver la moindre envie de se terrer dans les bois et de vivre en trappeur au milieu des bestioles et des arbres !

Thoreau raconte donc son quotidien dans sa cabane et le récit de Walden se décline lentement, au rythme des saisons et des observations de l’auteur. Les moindres détails donnent matière à descriptions et réflexions : les bruits qui environnent la cabane, les lieux (nous aurons droit à des longues descriptions des divers lacs de la région), les animaux et les aléas du temps (toutes les modifications que subit la nature entre l’hiver et le printemps).

Le résultat est, il faut bien l’avouer, assez emmerdant ! Ceux qui ont l’occasion de passer l’hiver à la campagne comprendront le type d’ennui que peu distiller ce livre. Pour Thoreau, l’harmonie de la nature est la manifestation éclatante de la toute puissance de Dieu et son récit est emprunt d’une religiosité assez pénible tant elle idéalise cette nature (alors qu’elle n’est ni Bien ni Mal : elle Est, c’est tout).

Quand il montre les travers de la civilisation (le ridicule de la mode, l’ignominie de devoir trimer toute une vie pour ne pas même avoir un toit à soi…), Thoreau est assez percutant ; mais quand au lieu de réfléchir à la possibilité d’asservir la technique au profit de l’homme, il décide de tout rejeter et de retourner dans les grottes, on a du mal à le suivre…

Thoreau et son ami Emerson représentent parfaitement ce courant de la pensée américaine (qui perdure aujourd’hui chez quelqu’un comme Terence Malick) qui prône la liberté de l’individu et sa réconciliation avec lui-même (contre la toute-puissance de l’Etat, de l’économie marchande, de l’industrie…). C’est sympathique mais proposer, en guise de solution, un retour à la nature nous paraît aujourd’hui un peu archaïque. Mis à part quelques babas nostalgiques, le lecteur aura du mal à se reconnaître dans cette pensée…

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dimanche, septembre 23, 2007

Le noir leur va si bien...

Weepers circus. Tout n’est plus si noir…

C’est mon illustre frère qui m’a parlé pour la première fois des Weepers circus, groupe alsacien qu’il a connu lorsqu’il faisait ses études à Strasbourg. Lorsque j’achetais l’album Faîtes entrer, je pensais avoir affaire à un énième groupe rigolo et festif, sans réelle personnalité. Or quelle fut ma surprise de découvrir un album d’une remarquable maturité, très influencé par les Têtes raides mais possédant néanmoins sa propre personnalité et ne cherchant en aucun cas la facilité (un titre était même un hommage à Holderlin !). L’album suivant, la monstrueuse parade (hommage au Freaks de Tod Browning), confirmait le talent d’un groupe capable de faire sonner une note singulière au sein de la scène française « alternative ». Le dernier opus de la formation alsacienne, Tout n’est plus si noir.., poursuit le chemin tracé par les deux albums précédents tout en apportant un souffle plus « rock » qui lui permet d’éviter la simple redite.

Du côté des balises désormais immuables, nous retrouvons le traditionnel morceau chanté avec Olivia Ruiz. Rappelons qu’avant que sorte le premier album de la chanteuse à succès, les Weepers l’avaient repéré et fait enregistrer le magnifique duo La renarde que l’on retrouve d’ailleurs sur cet album en bonus. Olivia Ruiz participa également à La monstrueuse parade et on la retrouve ici pour un titre, Petit homme, qui s’inscrit totalement dans la lignée de ses chansons de La femme chocolat (et la présence de Matthias Malzieu au ukulélé ne fait qu’accentuer la similitude). Cela n’empêche pas la chanson d’être très belle.

Fins paroliers (j’emploie délibérément le pluriel car presque tous les membres du groupe écrivent), les Weepers circus savent trousser des textes simples et émouvants, sertis dans des couleurs mélodiques élégantes et séduisantes. Peu d’écoute suffit pour avoir dans la tête les refrains de Je crois entendre (chanson douce superbe, chantée en duo avec Irène Jacob sur une musique de Bizet) ou de De l’art, ma fille. De la même manière, la ballade Liverpool est un très bel hommage à John Lennon et aux Beatles et elle prouve que les influences du groupe ne se limitent pas à la chanson à textes française mais également à la pop britannique.

Je ne ferai pas de Tout n’est plus si noir… un grand album « rock » mais sa tonalité est beaucoup plus « électrique » que les albums précédents. La guitare électrique prend une place plus conséquente, au détriment des cuivres et autres clarinettes qui faisaient jusqu’à présent l’essentielle des mélodies du groupe. Un morceau comme apprends-moi, avec une basse omniprésente, évoque presque la New-Wave des années 80.

Ce mélange entre classicisme (Bizet, le dernier titre s’inspire d’une introduction d’un morceau de Vivaldi), de chanson française et de tonalité plus rock fait la parfaite réussite d’un album séduisant de bout en bout.

Le groupe nous amuse avec Tout le monde chante en dressant un tableau ironique du paysage de la chanson française contemporaine sur un rythme reggae (« Des chanteurs engagés, qui jettent des pavés/ Qui prêchent dans la rue, aux foules convaincues/ Des couineuses de l’aigu, au goût de déjà-vu/ Chanteuses de variétoches, canadiennes cloches/ Des écoles de chanson qui forment des canons/ Sous les yeux de millions de juges en caleçons. ») ou nous touche par la mélancolie de certains titres. Il sait également éviter la banalité de la chanson à « message » tout en parvenant à signer un très beau texte sur l’ignoble politique internationale des Etats-Unis (Chronique de la fin des temps).

J’avoue n’avoir même pas trouver un morceau plus faible comme dans leurs deux albums précédents et être totalement séduit par Tout n’est plus si noir… qui, espérons-le, va propulser les Weepers Circus à la place qu’il mérite aux côtés des plus grands groupes de la scène françaises (les Têtes raides, Les ogres de barback…).

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Souvenirs de Jérusalem

Un voyage à Ur de Chaldée (1971) de David Shahar (Gallimard. L’imaginaire. 1986)

Certains de mes proches m’ont fait remarquer gentiment que j’étais un brin psychorigide en me pliant à ce système d’abécédaire et en limitant mon choix à la collection l’imaginaire. Je le reconnais et j’avoue même avoir eu une petite frayeur en revoyant Préparez vos mouchoirs de Blier, au moment où Dewaere présente fièrement à Carole Laure sa collection complète du Livre de poche. Ne suis-je pas en train de devenir comme lui, me dis-je ?
Sauf que si je ne m’imposais pas ces petites contraintes (je le fais d’ailleurs de façon totalement ludique), je n’aurais sans doute jamais ouvert un livre de David Shahar, écrivain israélien dont j’ignorais tout. Je me serais donc privé de lire ce Voyage à Ur de Chaldée, délicieuse évocation des souvenirs de l’écrivain et de la Jérusalem de son enfance.
Shahar dessine avec une finesse de trait remarquable une cohorte de personnages qui évoluent sous le regard d’un narrateur extérieur. Il concentre son attention sur Sroulik, modeste bibliothécaire qui rêve d’effectuer un voyage à Ur de Chaldée, la ville du patriarche Abraham. Il désire y conduire Orita, la fille dont il est secrètement amoureux.
En commençant ce livre, je me suis rendu compte que c’était, malheureusement, la deuxième partie d’une vaste fresque que David Shahar intitula Le palais des vases brisés. N’ayant pas lu Un été rue des prophètes, je dois reconnaître avoir mis un petit temps à m’adapter à des personnages avec lesquels je n’étais pas familier. Mais une fois identifiés, je suis tombé sous le charme de l’écriture élégante de David Shahar.
Sous l’apparence toute simple d’une évocation tendre et nostalgique, le romancier déploie un art certain de la digression et du détail pittoresque. Chaque personnage croisé au fil des pages donne lieu à des apartés romanesques qui permettent à Shahar de créer un tableau vivant et foisonnant de ce quartier de Jérusalem où se déroule l’action du livre. Nous croiserons au fil des pages des personnages attachants et pittoresques, comme les deux tantes bavardes de Sroulik, l’étudiant parti à l’étranger Gabriel ou encore ces figures féminines, Orita et sa sœur, qui font tourner les têtes des garçons du quartier…
Si l’écriture est d’une grande limpidité, le récit enchevêtre de manière assez complexe de petits tableaux impressionnistes dont l’agencement n’est pas forcément chronologique. Mais cette relative complexité narrative ne met jamais en péril le plaisir de la lecture. Elle permet au contraire de donner l’impression presque sensorielle de se perdre dans le cheminement d’une mémoire qui n’hésite pas à faire de brusques bonds en avant ou en arrière.
J’ai déjà employé le mot mais Un voyage à Ur de Chaldée est bel et bien un roman impressionniste, qui distille son entêtant parfum par de petites touches drolatiques (même si je n’aime pas employer le terme, on retrouve pourtant ici cette saveur particulière, faite de dérision et de tristesse, de ce que l’on nomme « l’humour juif ») et mélancoliques. Le résultat est léger et grave, tendre et nostalgique et donne envie de poursuivre les trois autres volumes de ce Palais des vases brisés

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samedi, septembre 22, 2007

La question humaine

L’univers concentrationnaire (1945) de David Rousset (Hachette Littérature. 2005)



Désireux de faire des économies et de n’acheter les livres qu’à vils prix, j’ai contrevenu à la règle que je me suis fixé (priorité à la collection l’imaginaire de Gallimard) pour me plonger dans l’univers concentrationnaire de David Rousset. Franchement, je ne le regrette pas tant ce témoignage indispensable prend naturellement place auprès d’œuvres aussi primordiales que celles de Primo Levi (Si c’est un homme) ou de Robert Antelme (l’espèce humaine).
Militant trotskiste, résistant, Rousset est arrêté par la Gestapo en 1943, torturé et déporté en Allemagne. Avant d’arriver à Buchenwald, il passera par Porta, Westphalica, Neuengamme et à Helmstedt. Libéré des camps dans un état cadavérique, il est dans un premier temps frappé d’amnésie. Mais à mesure que sa santé va revenir, Rousset va retrouver la mémoire et devenir un infatigable témoin de l’histoire lugubre des camps de concentration.
Prévu pour être d’abord un article dans La revue internationale de Maurice Nadeau, l’univers concentrationnaire sera publié en trois livraisons de décembre 1945 à février 1946 et sera, par la suite, réédité en livre.
Prisonnier politique, le témoignage de Rousset a ceci de précieux qu’il offre un regard sur les camps qui ne se «limite » pas exclusivement à la Shoah et au sort des millions de juifs exterminés pendant la seconde guerre mondiale mais qui tente de mettre en lumière les rouages d’une immense machinerie de mort en cherchant à la replacer dans un contexte global. Quand je dis qu’il ne se «limite pas », entendons-nous bien : j’ai bien conscience que la Shoah est l’événement effroyable le plus marquant du système concentrationnaire mais je trouve également passionnant de projeter par ailleurs un rayon de lumière sur les autres détenus, ceux que Rousset a côtoyé : les prisonniers politiques, les «droits communs », les résistants…
Son livre alterne les témoignages impressionnistes, évocations brèves mais intenses d’individus dont il a croisé le chemin et dont il a partagé le sort et des réflexions plus globales sur cet univers concentrationnaire. Dans un style concis et assez lumineux, Rousset nous fait partager le quotidien d’un camp de concentration : la peur, la souffrance, les brimades et tortures, le travail forcé et les humiliations…En quelques mots, il fait vivre des caractères qui dessinent un vaste tableau de l’espèce humaine où la grandeur (le sens de la dignité, de la solidarité et même de l’humour qui résistent au sein de cette machine à déshumaniser) côtoie la plus extrême des bassesses (qu’on se souvienne de ces portraits de Kapo ou des dénonciations, des petites lâchetés individuelles qui composent également l’ordinaire de la vie des camps). Rousset montre d’ailleurs comment les nazis ont cherché à briser toute solidarité, toute possibilité de révoltes en mélangeant les prisonniers politiques avec ceux qu’il appelle les «droits communs » («ce serait une truculente méprise que de tenir les camps pour une concentration de politiques. Les politiques (et faut-il encore entendre ce mot dans sa plus grande extension, englobant les condamnés pour actions militaires, les espions, les passeurs de frontière) ne sont qu’une poignée dans la horde des autres. »), en mélangeant toutes les nationalités (Rousset décrit, dans un passage saisissant, les caractères principaux de chaque groupes nationaux : les russes, les polonais, les grecs…).
S’il n’était que le témoignage direct d’un ancien déporté, l’univers concentrationnaire serait déjà un livre exceptionnel et indispensable. Mais la grande force de Rousset est également sa capacité à saisir le phénomène des camps dans sa globalité et à en éclairer les différents rouages. De ses analyses, il ne serait pas inutile de tirer quelques leçons pour aujourd’hui et réaliser à quel point ces camps ne sont pas une aberration historique venue de nulle part mais qu’ils sont l’aboutissement de phénomènes économiques et sociaux qui peuvent très bien se reproduire.
Il suffit à l’auteur d’un paragraphe pour jeter une lumière pénétrante sur les raisons qui ont permis au peuple d’Allemand d’opter pour un régime monstrueux : crise économique, décomposition des classes moyennes, volonté de revanche qui va au-delà de la mort (« le but des camps est bien la destruction physique, mais la fin réelle de l’univers concentrationnaire va très au-delà ») et qui passe par un désir d’expiation qui donnera lieu à cet innommable « scientisme » dans la destruction industrielle des individus (« le communiste, le socialiste, le libéral allemand, les révolutionnaires, les résistants étrangers, sont les figurations actives du Mal. Mais l’existence objective de certains peuples, de certaines races : les Juifs, les Polonais, les Russes, est l’expression statique du Mal. Il n’est pas nécessaire à un Juif, à un Polonais, à un Russe, d’agir contre le national-socialisme ; ils sont de naissance, par prédestination, des hérétiques non-assimilables voués au feu apocalyptique. »)
Une fois mis en branle, l’univers concentrationnaire devient une immense machine bureaucratique entre Kafka et Jarry. Rousset dévoile parfaitement les différentes strates de ce système inhumain, où la solidarité s’étiole et où chaque individu tente de grappiller un peu de pouvoir pour améliorer ses conditions d’existence, en acceptant les pires des compromissions (voir ces Kapos zélés, plus violents parfois que les SS).
L’analyse globale de Rousset se termine par un paragraphe glaçant de lucidité (surtout qu’il a été écrit «à chaud », en août 1945, sans le moindre recul historique) : « Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu’il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des raisons d’opposition de nature. L’Allemagne a interprété avec l’originalité propre à son histoire la crise qui l’a conduite à l’univers concentrationnaire. Mais l’existence et le mécanisme de cette crise tiennent aux fondements économiques et sociaux du capitalisme et de l’impérialisme. Sous une figuration nouvelle, des effets analogues peuvent demain encore apparaître. »
Et de (presque) conclure : « il s’agit, en conséquence, d’une bataille très précise à mener. »



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dimanche, septembre 16, 2007

Les paradis artificiels

Les confessions d’un mangeur d’opium anglais (1822) de Thomas de Quincey (Gallimard. L’imaginaire. 2003)

Nous voilà donc reparti dans notre abécédaire et c’est avec un grand plaisir que j’ai découvert dans les rayons d’une librairie locale, à la lettre Q, ce livre de Thomas de Quincey car cela fait un certain temps que je voulais découvrir cet auteur.

A vrai dire, j’en avais envie depuis ma lecture de l’indispensable Anthologie de l’humour noir d’André Breton où l’auteur britannique figure pour son essai De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts.

Les confessions d’un mangeur d’opium reste son œuvre la plus célèbre, celle qui fit connaître de Quincey en France, via les écrivains romantiques, et qui enthousiasma des gens comme Nerval ou Baudelaire (qui traduisit une bonne partie de ces Confessions dans ses Paradis artificiels).

Ce livre autobiographique est moins un récit linéaire de la vie de l’auteur qu’un ensemble hétéroclite qui ne semble jamais cesser d’évoluer, de proliférer. Au départ, l’écrivain commence la rédaction de ses mémoires pour pallier à ses difficultés financières. De Quincey raconte le cheminement douloureux de sa vie d’adolescent qui l’amena à devenir opiomane. A 17 ans, il s’enfuit de la grammar school de Manchester où son intelligence et son érudition étouffent. Le voilà sur les chemins du pays de Galles avec pour tout bagage un modeste baluchon et deux livres dans les poches (un Wordsworth et des pièces d’Euripide). Puis c’est l’arrivée à Londres et la plus cruelle misère qui s’abat sur ses épaules et le fait s’évanouir en pleine rue. Il est alors sauvé par une très jeune fille des rues qui devient sa compagne d’infortune. De Quincey compose quelques pages magnifiques sur Ann, cet ange perdu au milieu des bas-fonds mais qui conserve toujours sa part d’innocence malgré son état. Il nous remue également les tripes lorsqu’il évoque ses infinis regrets de ne l’avoir jamais revu alors qu’il comptait bien l’aider lorsque ses moyens le lui permettraient. Il souffle alors ce vent de mélancolie qui touche tant lorsqu’il nous rappelle tous ces coups du destin qui nous éloignent des êtres aimés sans qu’on l’ait vraiment souhaité.

Les grandes lignes de sa vie jetée sur papier, l’auteur analyse ensuite comment ses souffrances physiques (il est sujet à des maux gastriques) l’ont amené à user puis à abuser de l’opium. Puis il poursuit son exposé en présentant les jouissances exquises que lui a procuré ce poison avant de s’attarder sur les souffrances dont il fut également la cause.

Je disais que Les confessions d’un mangeur d’opium était un ensemble hétéroclite. En effet, De Quincey en propose une suite en 1845 (intitulée Suspiria de profundis) et il les remaniera en 1856. A cela s’ajoute la malle-poste anglaise, texte relativement indépendant mais qui devait s’inscrire dans le vaste ensemble autobiographique composé par l’écrivain.

Dans Suspiria de profundis, l’auteur revient sur son enfance, évoque la mort d’une de ses sœurs et se livre surtout aux descriptions de ses rêves opiacés. C’est d’ailleurs ce même genre de visions que l’on retrouve dans la malle-poste anglaise.

La langue est superbe et l’on comprend très bien ce qui a pu frapper Baudelaire et Nerval dans ces textes (l’idéalisme, cette manière de distordre l’espace et le temps pour arriver dans quelque chose d’immémorial, hors de la réalité…). Cependant, je dois avouer avoir parfois décroché.

Une fois qu’il en a fini avec les faits (le récit de sa vie dans la première partie des Confessions), De Quincey se livre davantage, selon moi, à de la poésie en prose à laquelle je reste parfois un peu hermétique. Certaines évocations sont absolument bouleversantes et j’aime cette manière qu’à cet érudit venu d’un milieu relativement aisé (« Nous jouissions de ce bienfait, n’étant placés ni trop haut, ni trop bas. Nous étions assez haut pour voir des modèles de bonnes manières, de respect de soi-même et de dignité simple ; assez obscurs pour êtres abandonnés à la plus douce des solitudes. ») d’envisager la nature humaine dans son ensemble et de saisir l’innocence même au cœur de la misère la plus sordide (qu’il a connue). Son regard sur l’enfance est également assez extraordinaire.

Par contre, je suis un peu moins client de ces visions où s’accumulent les références à l’Antiquité et à une mythologie avec laquelle je suis peu à l’aise. Mais peut-être ne faut-il pas lire ce livre d’un bloc et picorer, de temps en temps, dans ces visions. On frôle parfois l’overdose (je sais, c’est facile) à tout dévorer d’un coup et peut-être aurait-il fallu se ménager des moments plus propices à la lecture (le train qui me mène au travail est souvent très matinal et bruyant ; les bords de lac sont agréables mais les filles qui exhibent fièrement leurs cuisses dorées en cet fin d’été ont tendance à me distraire…).

Voilà donc un livre classique tout à fait recommandable et si je n’y ai pas totalement adhéré ; je pense que je prendrai du plaisir à me replonger dedans de temps en temps…

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mercredi, septembre 12, 2007

En vrac

Avant de reprendre incessamment mon abécédaire, je vous livre quelques notes de lecture en vrac. Le laps de temps que j’ai laissé écoulé depuis ma dernière note vous fera supposer que j’ai lu bien d’autres livres que ceux que je vais évoquer et vous n’aurez pas tort. Mais de cette dizaine de romans contemporains découverts il y a peu, je ne retiens rien. Quelques textes pas trop mal fagotés mais sans grand style et pas mal de bran où les considérations bien-pensantes (sur la banlieue, les sans-papiers…) et la démagogie tiennent lieu de pensée et d’écriture.

Nous jetterons donc un voile pudique sur la médiocrité de nos contemporains pour nous replonger avec délice dans Le comédien de Sacha Guitry. Que l’auteur revienne à la mode sous la houlette de Brasseur père et fils et de Bernard Murat ne doit pas nous empêcher de (re)découvrir son œuvre.

Créé en 1921 avec Lucien Guitry et Falconetti (rien que ça !), le comédien a été repris en 1938 avec Guitry fils et Jacqueline Delubac avant de devenir un film en 1947, toujours avec Sacha Guitry et Lana Marconi. Ce n’est sans doute pas la plus grande pièce du maître mais c’est néanmoins un bel hommage à son père (la pièce est précédée d’une Lettre à mon père dans l’édition que je possède) et au métier de comédien puisque le personnage principal préfère finalement à sa vie de couple son métier des planches. Comme toujours chez Guitry, le texte est plein d’esprit et de drôlerie vacharde, l’auteur ayant pris soin tout au long de sa vie de toujours dépasser les bornes de la bienséance. Mineur mais réjouissant.

On est toujours un peu gêné d’aborder un « phénomène littéraire » après coup et d’ajouter son petit grain de sel à un flot de commentaires déjà parus. Abonder dans le sens du vent paraît dès lors vulgaire mais élever une voix contre risque également de jeter sur nous une suspicion de snobisme. Je n’avais jusqu'à présent jamais ouvert un livre de Fred Vargas. Ma petite sœur m’ayant offert Pars vite et reviens tard, je me suis lancé dans ce roman policier que Régis Wargnier a porté sur grand écran. Et à ma grande surprise, j’ai beaucoup aimé. Outre une intrigue diaboliquement construite, Vargas sait faire exister en quelques paragraphes des personnages forts (son inspecteur nonchalant, son ex-marin devenu crieur sur la place publique…) et parvient à nous captiver en jouant avec des éléments assez inédits dans le genre (la peur d’une nouvelle épidémie de peste, voilà qui n’est pas courant dans le roman policier !). Alors bien sûr, je trouve la fin un tout petit peu décevante par rapport à l’énormité du postulat de départ mais Fred Vargas m’a tenu en haleine pendant plus de 300 pages et je lui en sais gré. De plus, sans avoir la profondeur des romans noirs d’Ellroy, elle parvient à jouer habilement avec les angoisses millénaristes de notre époque et le retour aux croyances les plus folles. Ce n’est pas rien.

Pour finir, retour à un auteur avec qui vous êtes désormais familier si vous me lisez régulièrement, je veux parler de Félicien Champsaur. Plus je découvre l’œuvre de cet auteur « fin de siècle », plus je me dis qu’il faut savoir trier l’ivraie et le bon grain. Car si j’ai commencé mon exploration avec d’excellents romans (la trilogie regroupée sous le titre L’arriviste est remarquable), les derniers qu’il m’a été donné de lire sont de grosses daubes (le bandeau, poupée japonaise). Le semeur d’amour s’inscrit dans cette veine de l’exotisme dont raffolaient les auteurs de la Belle époque. Nous voilà propulsé au cœur de l’Inde, où vont s’affronter la caste des Kchattryas (guerriers nobles) et celle des Brahmes (la caste sacerdotale). En effet, les brahmanes de ce temps avaient pour habitude de sacrifier à leurs instincts lubriques les jeunes vierges de la contrée et de les prostituer au cœur de leur temple pour gagner de l’argent. Et c’est ce qui déplait au guerrier Lingam lorsqu’il apprend que son aimée, la très jeune Yoni (12 ans) a été choisie pour devenir une de ces bayadères…

Le début, sans être palpitant, se lit sans déplaisir : histoire d’amour contrariée, érotisme diffus et raffiné… C’est très classique mais pas déplaisant. A partir du moment où Yoni perd sa vertu, le livre part en quenouille puisque Lingam se change alors en une sorte de prophète christique (il guérit les malades et prêche la bonne parole de part le pays) qui convertit ses fidèles à la religion de l’amour unique. Suit un véritable pensum qui amènera Lingam au bûcher (le sacrifice, forcément) mais qui aura permis à sa parole de pénétrer les esprits. Alléluia ! C’est aussi emmerdant que la messe dominicale !

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