La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

lundi, juillet 30, 2007

Perturbations

Pour rester dans l’air du temps de ces vacances moroses, je vous annonce quelques perturbations au cœur de mon abécédaire. En effet, ayant pris un an de plus il y a peu (quelle misère !), me voilà donc en possession d’une dizaine de bouquins qu’il va bien me falloir écluser avant de reprendre les chemins de l’imaginaire.

Commençons par deux gros pavés dégottés par mon frère chez un libraire du Caire. Le premier est signé André Suarès. J’avais très envie de découvrir cet auteur, que je ne connaissais pas, après avoir lu les beaux éloges de son Voyage du Condottiere chez des gens aussi différents que Michel Onfray (qui reprend la figure du condottiere dans les premiers chapitres de La sculpture de soi) ou Marc-Edouard Nabe (qui évoque souvent Suarès dans son journal intime et qui le défend dans un article de Oui).

Voici l’homme se présente comme un imposant recueil de réflexions, d’aphorismes et d’évocations poétiques en prose sur des thèmes aussi différents que l’Art, la force, Dieu, l’individu, l’amour…Suarès se définit ainsi : « Je suis athée pour les gens d’église et clérical pour les athées. Trop libre pour les gens d’ordre ; trop d’ordre pour les gens de chaos. Blanc pour les noirs, noir pour les blancs, parce que j’ai plus d’une couleur, et qu’ils sont, blancs ou noirs, gris de poussière. » Sur les traces de Nietzsche, il dessine les contours de l’artiste en « surhomme » et fait l’apologie du « triomphe de la volonté » et de la force de l’individu.

Lorsque Suarès s’en tient à une approche purement esthétique, son livre est passionnant et assez revigorant. C’est d’ailleurs, à mon avis, cette dimension qui touche Nabe : cette espèce de mysticisme esthétique, cette manière de placer l’Art et le Beau au-dessus de tout dans une quête éperdue de l’absolu. Corollaire logique : Suarès se montre impitoyable pour tout ce qui s’éloigne de cet absolu. Il n’a pas de mots assez durs contre la plèbe, les femmes, la presse (« qui peut toucher un journal sans dégoût, n’est pas digne d’ouvrir un beau livre »), la multitude (« De toutes les idées, la plus vile est celle qui mesure la valeur au succès ») ou les scientifiques.

Pour être tout à fait franc, j’avoue que cette littérature me lasse un peu même si je reconnais ses qualités et qu’il m’arriva souvent d’être époustouflé par la force d’une phrase ou d’une réflexion. J’ai un peu de mal également avec une certaine ambiguïté de ce nietzschéisme louchant parfois bizarrement vers l’apologie de la force et du despotisme (je caricature mais il y a un peu de ça).

Intéressant mais sans plus.

Le deuxième pavé que je me suis enfilé est un livre de l’historien Maurice Dommanget. Celui-ci s’est spécialisé dans l’histoire du socialisme et outre des classiques comme l’histoire du drapeau rouge ou l’histoire du premier mai, on lui doit un nombre impressionnant d’ouvrages sur Blanqui. Avec son essai sur Le curé Meslier, Dommanget s’intéresse à l’une des figures les plus atypiques du « socialisme » au 18ème siècle. Jugez plutôt : Jean Meslier fut, sous Louis XIV, un anonyme curé de campagne dans les Ardennes, officiant pendant près de 40 ans dans sa paroisse d’Etrépigny sans le moindre problème si ce n’est quelques bisbilles avec le seigneur du coin qui lui vaudront quelques remontrances de sa hiérarchie. Or, lorsque ce brave curé meurt en 1729, il laisse derrière lui un testament où il confesse avoir prêché toute une vie pour un Dieu auquel il ne croit pas et prône des idées politiques et sociales totalement subversives, allant jusqu’à faire l’apologie du tyrannicide et lançant un fameux mot d’ordre, à savoir « que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boïaux des prêtres » qui sera repris sous diverses formes jusqu’en Mai 68 (Voltaire à Helvétius : « Est-ce que la proposition honnête et modeste d’étrangler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste ne pourrait amener les choses à quelques conciliations »).

Dommanget dresse donc le portrait de ce curé communiste et athée et cherche à saisir l’influence qu’il a pu avoir dans l’histoire. Son livre est avant tout un livre d’historien : rigoureux, documenté, plein de références…, il souffre peut-être de cette sécheresse pour quiconque aime l’histoire racontée avec plus de panache et de souffle épique (à l’instar de la biographie que Bernard Thomas a consacré au grand Marius Jacob).

Mais c’est néanmoins passionnant car la destinée du Testament fut, elle-même, assez curieuse.

Au milieu du 18ème siècle, c’est effectivement Voltaire qui va « lancer » Meslier en publiant des extraits de son testament. Mais curieusement, l’auteur de Candide s’en sert uniquement pour ses propres desseins et fait de Meslier une sorte de déiste (non plus l’athée qu’il était) et supprime toute la dimension « communiste » du Testament.

Sous la Révolution, époque où apparaît un autre fameux « curé rouge » (Sylvain Maréchal), Meslier est timidement redécouvert, notamment par Anarchasis Cloots qui, au moment de « déprêtriser » le pays, propose l’érection d’une statue du curé d’Etrépigny.

A part ça, Meslier reste relativement inconnu (son athéisme heurte, finalement, les grands zélateurs du « culte de la raison ») et ce n’est qu’en 1869 qu’est publié intégralement (en Hollande) le fameux Testament.

Dommanget donne envie de lire l’œuvre de Meslier et de mieux connaître cet OVNI qui fut, avant tout le monde, totalement athée et communiste et révolutionnaire. Voilà qui n’est pas banal pour un prêtre !

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lundi, juillet 23, 2007

Au-delà des mots

Biffures (1948) de Michel Leiris (Gallimard. L’imaginaire. 1996)

Passages (1963) d’Henri Michaux (Gallimard. L’imaginaire. 1998)

En abordant les deux auteurs cités ci-dessus dans le cadre de mon abécédaire, j’avoue bien humblement toucher la limite de mes capacités pour rendre compte de certains ouvrages littéraires. Bien que je les aie appréciés bien différemment (le livre de Leiris m’a laissé relativement indifférent alors que j’ai beaucoup aimé le recueil de textes de Michaux), je dois confesser ne pas avoir à dire grand chose sur ces deux œuvres. Une facilité voudrait que je cherche à partir de points communs à tisser des liens imaginaires entre les deux ouvrages (le compagnonnage plus ou moins proche de Leiris et Michaux avec le surréalisme, le travail sur le langage…) mais cela ne me paraît pas envisageable.

Avec Biffures Leiris entreprend, à travers des souvenirs de son passé (souvent liés à l’enfance), de définir ce qui le rattache au monde et aux autres. Cette entreprise de dévoilement passe essentiellement par le langage et ses aléas. Du premier texte où le tout jeune enfant perçoit la violence du langage comme code social auquel il devra désormais s’adapter en passant par tout une série d’évocations liées au sens des mots (à leur essence, à leur sensation…) ; Leiris passe en revue de façon très détaillée la manière dont les mots jouent dans son esprit. C’est intéressant et il revient souvent sur des glissements de sens enfantins (« Billancourt » devenant dans son esprit « habillé-en-cour »), sur diverses euphonies... Leiris est un amoureux de la langue et ses descriptions sont souvent sensuelles : il décrit la couleur des mots, leur goût, leur texture…Et en partant de ces impressions très intimes, il tente de les confronter à la réalité du monde et à ses conventions. Du coup, on glisse de considérations purement sémantiques à des réflexions sur les différences de classes ou sur la guerre durant laquelle l’auteur écrit.
Je le redis : j’ai lu ce livre avec intérêt mais ça serait mentir de dire qu’il m’a passionné. Ce n’est pas hermétique ni mal écrit mais ça ne m’a pas « accroché ». On suit le cours de la pensée de l’auteur sans être touché ou ému.
Au final, je n’ai retenu qu’une petite phrase sur l’emploi de l’argot qui m’a bien plu, surtout à une époque où tous les snobinards se sont esbaudis de la « beauté » du langage utilisé par les jeunes du film l’esquive :
« Je ne me plie qu’avec malaise à l’emploi des argots, qu’ils soient professionnels, amicaux ou familiaux, car un argot -moyen de complicité facile au sein d’un groupe- est l’un des signes les plus manifestes de l’esprit de troupeau. »

Passages est un recueil de divers textes du poète Henri Michaux. L’ensemble est assez hétéroclite puisqu’on peut y lire aussi bien des réflexions sur la poésie, la peinture (très beau texte sur les lignes de Paul Klee) ou la musique que de purs morceaux de poésie en prose qui sont souvent assez magnifiques (j’aime particulièrement le texte intitulé Visages de jeunes filles). Après, j’aurai bien du mal à vous parler de cette écriture si particulière de Michaux dans la mesure où c’est le premier livre que je lis de cet auteur. Je pourrais, si vous me le demandiez, partir d’une citation en guise de manifeste poétique : « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. ». De là, il faudrait évoquer les « voyages intérieurs» de Michaux, cette « connaissance par les gouffres » qui l’amena à explorer de nouveaux horizons sous l’influence de substances hallucinogènes. Tous ces textes tentent de cerner quelque chose au-delà du visible et à briser le cadre trop étriqué des lignes déjà tracées (« Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.
Tout différent le tableau : immédiat, total. A gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté. »
Michaux dit encore « la grande partie de ma vie, je l’aurai vécu comme une galaxie. ». Vous me direz que ces quelques mots sont bien peu pour définir l’importance du poète. D’un autre côté, j’espère qu’ils vous donneront l’envie d’aller voir d’un peu plus son œuvre si singulière…

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mercredi, juillet 18, 2007

Souvenirs du cubisme

Mes galeries et mes peintres : Entretiens avec Francis Crémieux (1961) de Daniel-Henry Kahnweiler (Gallimard. L’imaginaire. 1998)

Debussy, Dali, Picasso, Kokoschka, Van Gogh… ; un des nombreux mérites de la collection l’imaginaire que je ne me lasse pas de vous vanter (j’espère que les héritiers de Gaston Gallimard auront la munificence de m’envoyer pour toute cette publicité gracieuse quelques ouvrages de leur auguste maison ! Oh ! Je ne suis pas exigeant : je désire seulement le livre de René Viénet Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations dont on attend désespérément une réédition) est de nous présenter toute une série d’écrits d’artistes divers (peintres, musiciens…). Kahnweiler n’est pas un artiste, c’est un marchand de tableaux. Mais son nom est incontestablement lié à l’histoire de l’art moderne en France au début du 20ème siècle et ses souvenirs (transcription écrite d’une série d’entretiens radiophoniques) sont assez passionnants.

Comment ce fils de bourgeois allemand destiné à la finance est devenu l’un des promoteurs les plus zélés du cubisme naissant, c’est ce que Kahnweiler raconte avec une foule de détails et d’anecdotes assez révélatrices.

A 23 ans, il abandonne la voie professionnelle tracée par ses parents et ouvre à Paris, en 1907, une galerie de tableaux. Quelques mois après, il est bouleversé par la découverte du tableau de Picasso Les demoiselles d’Avignon et va devenir l’un des principaux acheteurs du mouvement cubiste. Dès lors, Kahnweiler va lier son nom à la destinée des peintres les plus novateurs de ce début du 20ème siècle : les fauves Derain et Vlaminck, le surréaliste André Masson et surtout les artistes les plus importants du cubisme : Picasso, Braque, Gris et Léger.

Kahnweiler est véritablement un homme de son temps et il a parfaitement compris les apports du cubisme à l’art moderne. Lorsqu’il entre un peu dans des explications de cette peinture, il est passionnant et témoigne d’une intelligence hors pair. A contrario, étant tellement « de son époque », il ne comprend plus rien à ce qui vient après et se montre totalement rétif à l’art abstrait et au tachisme. Nous ne sommes plus obligés de le suivre à ce moment-là même si au détour d’une phrase, il lance quelques vérités bien senties sur les fluctuations hallucinantes du marché de l’art ou sur la peur des critiques de passer à côté de la dernière nouveauté qui les empêche désormais de se heurter aux phénomènes de mode.

Préférons néanmoins le marchand lorsqu’il évoque la peinture de Picasso et son caractère essentiellement « autobiographique » ou encore lorsqu’il raconte les liens d’une indéfectible amitié qu’il avait tissé avec Juan Gris, le peintre dont il fut sans doute le plus proche.

L’intéressant dans ces souvenirs, c’est également que l’histoire de l’art croise aussi la grande Histoire.

Né en 1884 et mort en 1979, allemand installé à Paris et, de surcroît, d’origine juive ; on imagine que sa destinée a été liée à celle des tourmentes de l’Histoire. A Rome pendant la première guerre mondiale, il refuse de retourner en Allemagne mais ne peut pas non plus retourner en France à moins de s’engager, ce qu’il refuse en raison de son pacifisme convaincu. Il vivra donc en Suisse pendant ces années et aura la cruelle surprise de voir ses biens spoliés après l’armistice (ses collections sont séquestrées puis vendues).

Puis ce sont les années où la crise de 1929 touche aussi le domaine de l’art avant la deuxième guerre mondiale où Kahnweiler et sa famille doivent déménager et se cacher avec de faux papiers pour ne pas être déportés comme juifs.

Je ne rentre pas dans les détails mais il y aurait beaucoup de choses à évoquer : les liens de Kahnweiler avec « ses » peintres mais également avec les poètes qu’il édite dans des éditions de luxe et dont les recueils sont illustrés par des peintres (c’est ainsi que paru le premier livre de Guillaume Apollinaire, illustré par Derain). Là encore, c’est toute une époque puisqu’on croise André Salmon, Max Jacob ou encore Michel Leiris et Raymond Queneau.

Vous aurez compris que ce long témoignage est plutôt passionnant et qu’il nous fait revisiter, de manière très vivante, un siècle d’histoire de l’Art…

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lundi, juillet 16, 2007

La part de Dieu et la part du Diable

De l’abjection (1939) de Marcel Jouhandeau (Gallimard. L’imaginaire. 2006)

*Marcel Jouhandeau, écrivain français (1888-1979) faisant partie de l’écurie NRF. Œuvre abondante, notamment le fameux Journal (28 volumes), et d’inspiration essentiellement autobiographique. Une fois de plus, c’est le rouge au front que je vous avoue que je n’avais jusqu’à présent ouvert aucun livre de cet auteur.

*De l’abjection. Etrange objet qui relève à la fois de l’essai, de l’évocation autobiographique et d’un recueil de maximes. A partir de son expérience propre (la courte partie consacrée à quelques récits de souvenirs d’enfance est assez stupéfiante), Jouhandeau entame une réflexion sur le Mal et la connaissance qu’il peut en avoir. L’œuvre met alors en valeur les conflits intérieurs qui agitent l’écrivain et il tente de cerner ce goût qui le fait toujours pencher vers le vice et son « idée fixe ».

*Ecrivain catholique, Jouhandeau n’est religieux que dans la mesure où il croit également (surtout) à l’Enfer. L’idée de Dieu, il ne peut l’envisager qu’en ayant fait l’expérience des gouffres, du Mal. Dans cet « essai », il dissèque son âme et se livre en toute impudeur, confessant ses fautes et parvenant au mysticisme par la voie du vice.

*Il est souvent question dans ce livre d’une « idée fixe », d’un désir irréfragable, d’un appétit insatiable pour le vice et la volupté. Ces désirs qui torturent Jouhandeau, c’est un certain penchant (pour ne pas dire un penchant certain) pour les garçons. De ses premières expériences homosexuelles jusqu’à ses « rites » adultes (sur lesquels il reste très allusif), il tire toute sa réflexion et donne d’intéressantes clés de son rapport à autrui.

*« Il ne faudrait surtout pas vivre avec les autres comme avec d’autres soi-même et c’est exactement ce que je fais. ». Voilà le genre de maxime qui me transperce en plein cœur et qui ouvre soudain sous vos pieds des puits bien sombres. D’où ma difficulté à parler de cet essai qui me touche particulièrement alors que je ne partage absolument pas les appétences de Jouhandeau (je n’ai aucun, mais alors pas le moindre, penchant homosexuel).

*« Souverain maître du monde, j’offre un beau dimanche à l’humanité entière assemblée -un brouet empoisonné par mes soins. Le lendemain lundi quelle paix, mais bientôt quelle peste dont je meurs, fou de solitude. » Qui dit mieux ?

*J’avoue que les deux visages de Jouhandeau me touche beaucoup, d’un côté le misanthrope incapable de supporter le poids du regard des autres, de l’autre, l’éternel curieux de son prochain, l’amoureux éperdu des corps et des âmes d’autrui. « En tout quel conformisme chez les autres. Pas chez moi ; aussi je les accepte individuellement chacun tour à tour, mais je ne saurais les souffrir en bloc. »

*De l’abjection, c’est la voix d’un homme qui cherche son chemin dans les sentiers broussailleux de son âme et qui cherche à fixer les vertiges, les troubles les plus enfouis qui nous agitent tous (essayez de vous l’avouer !). Je dirais bien qu’il y a du Georges Bataille là dedans mais je connais trop peu l’auteur pour avoir peur de faire un contresens (même si j’avoue m’en foutre royalement : ce blog n’a rien d’un travail d’universitaire en lettres, il se contente de consigner quelques impressions d’un néophyte et d’essayer de partager le mieux possible certaines émotions avec d’autres)

*« Qu’est-ce que la volupté, si elle n’est pas l’occasion d’un grand trouble moral ? ou le prix d’un risque éternel ? »

The end.

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dimanche, juillet 15, 2007

La comédie du langage

La cantatrice chauve suivi de La leçon (1950) d’Eugène Ionesco (Gallimard. Folio.2005)

Nous connaissons tous l’adage d’Adorno selon lequel l’Art, et en particulier la poésie, ne serait plus concevable après Auschwitz. De fait, après la seconde guerre mondiale, la littérature va entrer dans ce que l’on a appelé « l’ère du soupçon », marquée par une certaine déréliction et la désertion du sens.
Le théâtre n’échappera pas à la règle et c’est ainsi que va se développer ce qu’on a regroupé de façon un brin arbitraire sous l’étiquette de théâtre de l’absurde. Pourtant, il me semble qu’il subsiste de grosses différences entre le dernier des grands tragiques (Beckett) et les pièces du sieur Ionesco que j’aime plutôt bien mais sans réelle passion. Il faudra un jour que je développe plus longuement mes réticences pour certains courants dits « d’avant-garde » d’après-guerre (le nouveau roman , le pop art… » ) qui ne me paraissent n'être que du vilain recyclage des vrais novateurs d'antan. Recyclage publicitaire ôtant de surcroît toute la charge subversive des précurseurs.
Ionesco fait un peu partie de cette mouvance et il est à Beckett ce que le sinistre Warhol et la sénile Duras sont à Duchamp et Picabia !
Néanmoins, je situe l’auteur des Chaises un peu plus haut en raison de l’humour constant dont témoignent ses pièces et de cette capacité rare à s’inscrire dans un courant assez rare en France pour être signalé : le nonsense.
La cantatrice chauve reste sa pièce la plus célèbre (je ne sais pas depuis combien de temps elle est jouée à la Huchette sans interruption mais ça commence à faire!) et la plus caractéristique de son art. Le dramaturge met en scène une soirée classique entre deux couples anglais appartenant à la bourgeoisie. Les Smith et les Martin échangent des propos fort banals, se font interrompre par un capitaine des pompiers avant de se disputer pour des broutilles.
Dans cette manière qu’a l’auteur de faire dire à ses personnages les lieux communs les plus plats, d’agencer les formules toutes faites de la manière la plus absurde qui soit (les Martin, entamant une conversation très courtoise pour finir, au bout du compte, par réaliser qu’ils sont mari et femme), on songe un peu aux derniers films de Luis Buñuel (le charme discret de la bourgeoisie, le fantôme de la liberté). Comme chez le grand cinéaste, Ionesco prend les clichés au pied de la lettre et c'est la manière de les mettre en scène qui, soudain, fait que le sens fait défaut.
La fin de la pièce, succession sans logique de proverbes et d’adages remis au goût du jour (dont le fameux «Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! ») est un exemple frappant de cette perte de sens totale dont est frappé le langage, réduit à véhiculer les pires des platitudes.
Cette manière de vider la langue de son sens est également un moyen, pour Ionesco, de dresser de cruelles satires. Ainsi en est-il de cette Leçon (que je préfère presque à la Cantatrice chauve) où un maître de plus en plus cruel inculque d’ineptes principes à une élève de plus en plus amorphe et malmenée. Là encore, toute tentative de transmission du sens par le langage se révèle inopérante. Les leçons se réduisent à des additions que la jeune fille parvient à résoudre tout en se montrant incapable d’effectuer la moindre soustraction. L’éducation n’est ici que répétition par cœur de leçons toute faite et absurdes, sans le moindre raisonnement logique (de fait, c’est à un cours de philologie que se livre de façon symptomatique le professeur).
Sur la fin, le pédagogue endosse même un uniforme qui pourrait ressembler à celui d’un nazi. Une inquiétude enveloppe alors la pièce qui semble nous dire que toutes les leçons du passé ne servent finalement à rien et ne nous conduisent qu’à des catastrophes. Les structures circulaires des deux pièces (la fin annonçant le recommencement de la même chose) montre à quel point l’univers est désormais régi par des lois absurdes destinées à se répéter sans arrêt.
C’est intéressant même si je trouve que tout cet univers (mais là, je parle plutôt des autres pièces d’Ionesco car ces deux là font partie des meilleures) finit par tourner en rond (si j’ose dire) et qu’il n’est pas dénué d’une certaine gratuité, content qu’il est de ne proposer aucune intervention sur le monde.
Je le redis : Ionesco m’est néanmoins plus sympathique que beaucoup d’autres parce que ses pièces, je n’ai pas assez insisté là-dessus, sont très drôles et que cette manière de déshabiller les clichés lui permet d'accoucher d’un style nonsensique assez inédit en nos francophones contrées…

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vendredi, juillet 13, 2007

Psychologie de base du fasciste

Un fils de notre temps (1938) de Ödön Von Horváth (Gallimard. L’imaginaire 2006)

Après l’Angleterre, allons faire un tour du côté de l’Allemagne, ou plutôt de la Hongrie même si Horváth, auteur et dramaturge de langue allemande d’origine hongroise, disait qu’il n’avait pas de pays natal. De fait, il vécut à Belgrade, à Budapest et à Munich pour mourir en 1938 à Paris. L’ironie du sort veut que cet éternel déraciné meure également d’un déracinement puisqu’il fut tué… par un arbre arraché par une tempête sur les Champs-Elysées ! (Ca ne s’invente pas !)

J’avoue que je n’avais jusqu’alors jamais entendu parlé de cet auteur mais il semble que son nom ait été adopté, outre-Rhin, par la postérité (des gens du théâtre d’après-guerre comme Fassbinder ou Handke se réclamèrent de lui).

Un fils de notre temps est son dernier roman : récit bref (150 pages) et cinglant qui retrace le parcours psychologique d’un jeune homme qui s’engage dans l’armée nazie.

Narration à la première personne du singulier, phrases courtes, rythme haché, Ödön Von Horváth tente de placer le lecteur dans la tête de son personnage principal. Il entend par là témoigner de l’horreur nazie qu’il voit se profiler.

On a, depuis, souvent expliqué les « causes » de l’expansion de cette idéologie meurtrière : désir de revanche après le traité de Versailles, crise économique sans précédent, chômage et surtout la reviviscence d’une mystique du peuple uni derrière un chef unique, garant de la patrie. Eh bien, tout cela, Horváth le montre très bien en l’incarnant dans un personnage unique, jeune homme sans avenir et désireux de gommer son individualité pour se noyer dans la masse et trouver une identité en reléguant aux oubliettes sa personnalité.

La froide mécanique d’une idéologie qui s’insinue peu à peu dans les corps de toute une génération est parfaitement démontée par l’auteur qui laisse s’exprimer la conscience de son personnage. Le mot « conscience » est d’ailleurs exagéré puisque tout ce qui a d’humain tend à disparaître chez lui : la guerre et les massacres deviennent des choses abstraites, nécessaire dans le vaste projet de conquête qu’a mis en branle la patrie ; l’individu n’existe plus, les scrupules non plus. L’idéologie lui permet de ne plus réfléchir, de se laisser porter par la vague et, ainsi, d’avoir une vie plus facile.

Avant Reich, Horváth montre aussi sur quelles frustrations (notamment sexuelles, il faut voir comment son soldat parle des femmes) s’est également appuyé le nazisme pour proliférer. Sans le moindre didactisme, le roman parvient à être assez édifiant.

Puis les choses vont évoluer et le doute va pénétrer l’esprit de notre soldat. C’est d’abord son capitaine qui se « suicide » lors d’une mission, ne supportant plus la sauvagerie de ces conquêtes et de ces pillages réalisés « pour éviter les troubles révolutionnaires ». Puis c’est la silhouette d’une jeune femme entre aperçue comme la passante de Baudelaire et dont on apprendra par la suite les mésaventures.

Sans trop dévoiler la fin, disons que l’auteur va soudain réaliser un parallèle assez sidérant (pour la modernité de l’idée) entre la réification qu’opère l’idéologie nazie et la guerre et celle opérée par le commerce. Lorsque notre soldat se trouve face à l’ancien employeur qui a malmené la jeune femme, ce dernier lui rétorque : « Nous devons être rentables, poursuit-il, la lutte commerciale est aussi une guerre, mon cher monsieur, et il est bien connu que l’on ne fait pas la guerre en gants blancs, vous devriez pourtant le savoir… »

Le jeune homme se rend compte alors que cet horrible bonhomme emploie les mêmes termes que lui, que le cynisme des dirigeants qui mènent les troupes à la boucherie ou qui régissent la jungle du commerce est le même. Et qu’il s’agit dans les deux cas de nier l’individu, de se retrancher derrière des règles mystiques totalement fallacieuses (« la main invisible » des libéraux : si ce n’est pas du plus crapoteux des mysticismes !) et meurtrières.

Il est question d’un château hanté forain dans le livre. A la fin, les personnages grimaçants et atroces semblent sortir de ce château. Ödön Von Horváth distord le réalisme pour en donner une vision quasi-expressionniste.

Visions de cauchemar d’un monde courant à sa perte…

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jeudi, juillet 12, 2007

Seul au monde

Chris Martin (1956) de William Golding (Gallimard. L’imaginaire. 1985)

Poursuivons notre découverte des littératures étrangères en nous intéressant à ce livre du britannique William Golding, célèbre surtout pour son roman Sa majesté des mouches, adapté au cinéma par Peter Brook.

En lisant le résumé de ce dernier, je me rends compte que l’histoire de Chris Martin est assez similaire puisqu’un marin se retrouve seul et abandonné au cœur de l’océan après que son navire ait été coulé avant de s’échouer sur un rocher où il tentera, vaille que vaille, d’organiser sa survie loin de la civilisation.

Pour être tout à fait franc, si ce roman se lit relativement bien et sans ennui, si les thèmes qu’il aborde (l’inexistence de l’homme face au chaos de la nature, la vanité des individus de vouloir rivaliser avec les dieux…) sont plutôt intéressants ; je dois reconnaître que cette littérature n’est pas totalement ma tasse de thé.

Autant vous prévenir tout de suite : les soixante premières pages du bouquin ne sont que la description d’un homme au milieu des flots et de la manière dont il atteint enfin son rocher. 60 pages de mer déchaînée et de rouleaux furieux sur lesquels notre héros est emporté comme un fétu de paille.

Arrivé sur son rocher, Martin commence à réfléchir et à organiser son quotidien comme Robinson Crusoé : établir un petit monticule de pierres pour attirer le regard, dessiner un immense motif avec des algues pour être vu de haut… C’est aussi à ce moment qu’il est assailli par des visions et que le lecteur commence à saisir son passé.

De ce point de vue, le livre est assez remarquable dans sa construction car les « flash-back » s’inscrivent pleinement au cœur de la narration. De plus, Golding ne cherche pas à peindre son personnage de manière psychologique ni à retracer chronologiquement tout « l’avant » du récit : il s’agit plutôt de sensations partielles qui reviennent à l’esprit de Chris Martin.

Nous comprenons qu’il fut autrefois acteur et grand tombeur de dames. Le souvenir des femmes qu’il a aimées remonte à la surface : Helen, Sybil et surtout Mary, la seule qui lui ait résisté. Le souvenir également de son compagnon Nathaniel qui devint marin au même moment et qui se retrouva sur le même bateau. Nat représente le côté mystique et intellectuel de Chris le hâbleur et séducteur.

La réussite de l’auteur, c’est de laisser ces souvenirs à l’état de fragments ; de ne pas tenter de résoudre toutes les lacunes de ce passé. Cela lui permet de coller ainsi au plus près du point de vue de son personnage, submergé par son passé avant que la folie ne vienne s’en mêler.

La tempête finale est, sans aucun doute, métaphorique et renvoie à la condition humaine dans le chaos du monde (le roman se déroule pendant la seconde guerre mondiale).

Golding termine sur une astuce assez classique mais qui permet de remettre en perspective tout le roman et de lui donner une nouvelle dimension.

Je le redis : ce n’est pas forcément ma tasse de thé mais Chris Martin mérite le détour…

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mardi, juillet 10, 2007

Paris vécu

Le piéton de Paris (1939) de Léon-Paul Fargue (Gallimard. L’imaginaire. 2007)

Contrairement à ce qu’a pu vous faire penser ma dernière notule, je n’avais pas prévu Sébastien Faure dans mon abécédaire et il s’agissait juste d’une petite pause libertaire bienvenue. Reprenons le cours normal des choses et confions sereinement la satisfaction que m’apporte ce système très arbitraire de choix des livres par ordre alphabétique. Pour tout dire, je crois que j’ai entamé cette méthode juste dans l’idée de tomber un jour nez à nez avec un livre comme Le piéton de Paris. Comprenons-nous bien : mon premier abécédaire m’a permis de lire de très, très grands livres (ceux d’Ellroy, de Muray, de Céline, de Roussel ou Léautaud) mais tous sont des auteurs que je connaissais auparavant ou que j’aurais forcément rencontré un jour ou l’autre. Alors que sans cet abécédaire, il est probable que je n’aurais jamais lu une seule ligne de Léon-Paul Fargue, vague archipel perdu dans l’immense océan de la littérature dont je n’avais que trop rarement entendu le nom. Et je serais passé à côté d’un admirable chef-d’œuvre !

En lisant les quelques lignes biographiques consacrées à l’auteur au début de l’ouvrage, je me suis dit que Fargue représentait une sorte de quintessence de l’homme de lettres français entre les deux guerres : poète individualiste, dilettante, raffiné, ami de Jarry et proche des collaborateurs de la NRF (Larbaud, Valéry, Paulhan…).

Le piéton de Paris est un recueil de courts textes où Fargue évoque le Paris qu’il a connu autour de 1900. Cela va de son quartier de La Chapelle jusqu’aux hôtels et palaces parisiens en passant par ces hauts lieux que sont Montmartre, Saint-Germain-des-prés et le Marais. Ces évocations ne sont pas exactement de la poésie en prose mais le style étincelant de Fargue (je me suis régalé de cette écriture fine, merveilleusement ciselée) le fait toujours éviter la lourdeur descriptive et le rapproche parfois des surréalistes (mais c’est beaucoup, beaucoup mieux que Le paysan de Paris et ça vaut, dans une veine dissemblable, l’éblouissant Nadja de Breton).

Surréalisme parce que le Paris de Fargue est peuplé de fantômes et l’on imagine très bien le poète flâner à travers ces rues et lieux chargés d’histoire pour s’imprégner des atmosphères, des odeurs, des couleurs et les retranscrire pour le lecteur. Le livre est un beau mélange de mélancolie, d’humour délicat, d’anecdotes savoureuses et de nostalgie souriante.

Et pour ceux que passionne, comme moi, la vie artistique et littéraire de la France à la Belle Epoque, le livre est une mine. Car à travers tous ces lieux que revisite Fargue, c’est le tableau minutieux de tout un monde aujourd’hui disparu qu’il restitue.

Cela va de la ballade chez les bouquinistes sur les quais de Seine où l’on aperçoit les silhouettes d’Anatole France « prince des chercheurs et vieil ami des marchands » et de Barrès (« qui méprisait la poussière mais adorait l’air léger de ce quartier ») à l’évocation d’une conversation avec Proust à l’hôtel du Ritz. C’est encore les souvenirs de tous ces cafés célèbres de Saint-Germain-des-prés : les Deux Magots, le Café de Flore, considéré comme le berceau de l’Action Française ou encore la Brasserie Lipp : « sorte de mer intérieure où se jettent tous les ruisseaux, tous les fleuves politiques de ce singulier XXe siècle. »

Fargue dresse également la typologie du parisien et de la parisienne (rien de caricatural, rassurez-vous), fréquente toutes les classes sociales, des salons mondains les plus snobs aux clochards des quais et nous rappelle la richesse d’une ville qui fut à cette époque l’un des phares du monde (lisez le chapitre consacré à Montparnasse : on y croise à la fois Trotski et Picasso, Derain et Jarry, Modigliani et le douanier Rousseau).

Une fois terminé ce recueil, on n’a plus qu’une envie : brûler tous les guides touristiques de Paris et marcher sur les pas de Fargue à la recherche de ces fantômes qu’il fait si bien revivre.

A la suite du Piéton de Paris, j’ai pu découvrir dans le même volume un autre recueil d’impressions parisiennes intitulé D’après Paris. Pour le coup, il s’agit vraiment de poèmes en prose et parfois en vers. C’est toujours aussi bien écrit mais j’avoue que ça m’a un peu moins touché, même si quelques vers m’ont paru sublimes, comme ceux du poème Plainte dont les dernières lignes résument, à mon sens, parfaitement l’impression que me laisse les films de Wong Kar-Wai :

« O vie, dans ce moment qui passe

et que nous voudrions pour toujours ressaisir,

Cesse de dérober le secret de nos jours… »

Fargue fait désormais partie des auteurs que je brûle de connaître mieux. Coup de chance : beaucoup de ses textes ont été réédités dans la collection l’imaginaire

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lundi, juillet 09, 2007

Anarchie en Sarkozie

Bien qu’il fut l’un des plus célèbres orateurs anarchistes du début du siècle et le maître d’œuvre de la monumentale Encyclopédie anarchiste ; il nous est peu loisible aujourd’hui de lire les œuvres de Sébastien Faure. Raison de plus pour se réjouir d’avoir déniché ces 12 preuves de l’inexistence de Dieu, petit ouvrage réédité par les Editions Libertaires. A l’origine, il s’agit d’une de ces innombrables conférences que Faure tint tout au long de sa vie et l’on y retrouve d’ailleurs son « style de nourrice sentimentale » [Emile Janvion] et cette manière qu’il a de rédiger ses exposés sans la moindre fantaisie, d’ordonner ses idées avec la rigueur d’un expert comptable, au point qu’aucun poil ne dépasse du carcan de ses plans bétonnés et de ses sous parties soigneusement ordonnancées.


L’anarchie selon Sébastien Faure a parfois des allures de traité de droit constitutionnel et il nous serait également facile de railler son côté bon samaritain dévoué à toutes les causes « droites comme un Imam » [Noël Godin]. Notre lustucru fut, effectivement, un partisan chaleureux de Dreyfus, de la paix pendant la première Guerre Mondiale (ce qui lui attirera les foudres de Léon Daudet et de l’Action Française) et il finança, sur les bénéfices de ses conférences, un internat libertaire (la Ruche, à Rambouillet) où « quinze pédagogues aussi non directifs que non rétribués vaquaient avec les petits déshérités aux travaux purgatifs des champs et des ateliers » [Noël Godin].

N’empêche que son très court « traité d’athéologie » réédité ici vaut mieux que celui de Michel Onfray et témoigne d’une intelligence et d’une modération assez remarquable. C’est pour cette raison qu’à l’heure où s’intensifie le retour des grenouilles de bénitiers, des punaises de mosquées et des cafards de synagogues, je vous livre un petit extrait de la prose saccageuse du sage Sébastien Faure.

« Assez de lamentations : les lamentations sont vaines.

Assez de prosternations : les prosternations sont stériles.

Assez de prières : les prières sont impuissantes.

Redresse-toi, Ô homme ! Et debout, frémissant, révolté, déclare une guerre implacable aux dieux dont, si longtemps, on imposa à tes frères et à toi-même l’abrutissante vénération.

Débarrasse-toi de ce tyran imaginaire et secoue le joug de ceux qui se prétendent ses chargés d’affaires ici-bas.

Mais souviens-toi que, ce premier geste de libération accompli, tu n’auras rempli qu’une partie de la tâche qui t’incombe.

N’oublie pas qu’il ne te servirait à rien de briser les chaînes que les dieux imaginaires, célestes et éternels, ont forgées contre toi, si tu ne brisais aussi celles qu’ont forgées contre toi les dieux passagers et positifs de la terre.

Ces dieux rôdent autour de toi, cherchant à t’affamer et à t’asservir.

Ces dieux ne sont que des hommes comme toi.

Riches et gouvernants, ces dieux de la terre ont peuplé celle-ci d’innombrables victimes, d’inexprimables tourments.

Puissent les damnés de la terre se révolter enfin contre ces scélérats et fonder une Cité où ces monstres seront, à tout jamais, rendus impossibles !

Quand tu auras chassé les dieux du ciel et de la terre, quand tu te seras débarrassé des maîtres d’en haut et des maîtres d’en bas, quand tu auras accompli ce double geste de délivrance, alors, mais seulement alors, ô mon frère, tu t’évaderas de ton enfer et tu réaliseras ton ciel ! »

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dimanche, juillet 08, 2007

E comme Ellroy (bis)

La colline aux suicidés (1986) de James Ellroy (Rivages. Noir. 2001)

N’ayant pas trouvé d’auteur commençant par E dans la collection l’imaginaire, j’ai profité de cette première entorse à mon règlement pour me replonger dans un roman de James Ellroy, l’écrivain qui m’avait le plus séduit lors de mon dernier abécédaire (normal que le vainqueur en titre puisse concourir à nouveau !)
La colline aux suicidés met en scène de nouvelles aventures du sergent Lloyd Hopkins après Lune sanglante et à cause de la nuit (mes fidèles lecteurs me diront si ces livres valent le détour même si j’ai l’intuition que la réponse est positive). Comparé au Dahlia noir, ce roman noir m’a semblé un peu moins intense et n’avoir pas la même ampleur. Ca reste cependant de la très grande littérature et j’y ai pris beaucoup de plaisir.
La construction dramatique du récit est plus « classique » : chaque chapitre correspond aux points de vue simultanés de plusieurs personnages qui finissent ou non par se retrouver. D’un côté, le sergent Hopkins que ses supérieurs veulent mettre à pied en raison de méthodes peu orthodoxes et d’un passé trouble ; de l’autre, un petit revendeur de voiture volé qui cherche à retrouver sa petite amie en sortant de prison et à monter quelques extorsions de fonds chez des banquiers pas nets. Pour se faire, il s’adjoint deux frères mexicains assez barrés, petits arnaqueurs spécialisés dans les combines religieuses.
Le découpage en séquences parallèles est rondement mené et l’écriture haletante de James Ellroy nous captive dès les premiers chapitres, permettant de plonger le lecteur dans les affres mentales du flic et du truand simultanément.
Il ne s’agit pas pour l’auteur de résoudre une intrigue mystérieuse comme dans le dahlia noir mais de pénétrer le plus profondément possible dans deux esprits assez proches même s’ils se trouvent chacun d’un côté et de l’autre de cette barrière relative qui distingue le Bien du Mal.
Hopkins est du côté de la Loi mais c’est également un homme sans loi, dont le passé recèle de nombreuses parts d’ombre. Face à lui, Rice Duane est un bandit mais il ne semble agir que par amour. Son appétit pour l’argent et le luxe ne vient que de son désir de garder auprès de lui la jeune femme qu’il aime et qui souhaite devenir une star de la pop. Ellroy s’amuse à rapprocher ces deux personnages aux caractères semblables, à les présenter comme deux hommes capables de colères incontrôlables et mus par la seule reconquête de leur femme. Il y a dans cette Colline aux suicidés une véritable dimension mythique, rappelant Orphée descendant aux enfers pour retrouver son Eurydice. Plus la confrontation des deux semble se rapprocher, plus les frontières manichéennes s’estompent et Rice ne semble pas être autre chose que le double négatif d’Hopkins.
Cette ambiguïté des personnages, qu’Ellroy se refuse à juger, fait le sel de ce récit.
Par ailleurs, c’est encore un grand livre sur Los Angeles, cette cité monstrueuse que l’écrivain n’a cessée d’explorer. Au-delà d’une intrigue somme toute assez classique, l’intérêt du roman vient également de cette manière qu’il a de faire vivre en toile de fond L.A et ses petits truands, ses allumés, ses obsédés et ses indics. Nous passons sans vergogne de petites combines miteuses au milieu de la police infiltré par des givrés d’extrême droite et les « nouveaux chrétiens » ou encore à celui de la prostitution de luxe et du show-biz.
Le monde décrit par Ellroy n’est pas rose (violence, pornographie, coke, fric…) mais c’est celui dans lequel nous évoluons. Ses romans sont de véritables eaux-fortes qui décrivent à merveille un monde en perdition, où toute distinction entre le Bien et le Mal tend à disparaître au profit du chaos généralisé…

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dimanche, juillet 01, 2007

De la musique avant toute chose

Monsieur Croche et autres écrits (1901-1917) de Claude Debussy (Gallimard. L’imaginaire. 1998)

Parallèlement à sa carrière de musicien, Debussy s’exerça également à l’exercice de la critique et livra dans divers journaux (essentiellement dans La revue blanche, Musica et Gil Blas) un certain nombre de textes où se révèlent son indépendance d’esprit et sa verve sarcastique. Le recueil proposé par Gallimard est d’autant plus intéressant qu’ont été adjoints à la version originelle de Monsieur Croche, antidilettante une série d’interviews où le compositeur évoque ses conceptions musicales et offre un nouvel éclairage à ses chroniques critiques.

Pour quelqu’un qui ne connaît rien à la musique « classique » (appelons la comme cela pour plus de commodité) comme c’est le cas de votre serviteur (je n’en suis pas fier, croyez le bien !) ; il serait presque plus intéressant d’attaquer la lecture de ce livre par cette partie « entretiens ». Debussy s’y livre plus clairement et on comprend alors mieux ses conceptions : volonté de s’inscrire dans la lignée de la musique classique « française » (Rameau est sans doute le musicien qu’il cite avec le plus d’admiration) et de s’opposer à la fois au romantisme (Berlioz) et post-romantisme allemand (Wagner, Strauss) comme aux véristes italiens ; désir de composer une musique « impressionniste » (à propos de Pelléas et Melisandre : « Ma mélodie est intentionnellement ininterrompue, sans nulle trêve, car elle vise à reproduire la vie elle-même ») qui traduise le plus possible les couleurs et les lumières de la vie.

C’est également dans ses entretiens qu’il explique ses rudes coups de griffes contre le prix de Rome et ses jugements parfois très sévères contre Wagner et Gluck.

Les articles de Monsieur Croche m’ont, je dois l’avouer, fait un petit peu lorsque j’ai commencé de les lire. En ne connaissant pas grand-chose, je le répète, à la musique (si ce n’est le nom des compositeurs) ; j’avais un peu peur de me retrouver devant des textes spécialisés totalement hermétiques puisque renvoyant à des œuvres ne me parlant pas.

Or si Debussy évoque, effectivement, des œuvres qui me sont inconnues ou partiellement connues (je connais quand même certaines symphonies de Beethoven, quelques ouvertures d’opéra de Wagner et la chevauchée des Walkyries, merci Coppola !) ; la verve du compositeur empêche la lassitude de s’installer. Debussy n’a rien d’un critique « professionnel », se perdant dans les considérations techniques des musicologues et des universitaires. Son regard est, également, impressionniste et délicieusement iconoclaste.

Prenons l’exemple de Wagner, puisqu’il s’agit sans doute du musicien le plus cité dans les pages de Monsieur Croche : si Debussy se montre parfois très persifleur et très critique envers l’auteur de la Tétralogie, c’est moins contre l’artiste (qu’il respecte totalement et dont il n’hésite pas à reconnaître le génie) que contre une influence qu’il juge néfaste et contre la déférence religieuse dont font preuve ses thuriféraires. S’il cherche à puiser son inspiration dans une lignée « française », c’est moins par nationalisme (même si certains propos sont malheureusement un peu trop cocardiers mais peuvent se comprendre à l’époque) que pour se débarrasser des conventions de son époque et retrouver une véritable liberté en musique.

Féroces, les textes de Debussy sont aussi assez drôles car il cultive joyeusement son ironie et a le sens de la formule sarcastique (Mendelssohn qualifié de « notaire élégant et facile »). De plus, le musicien dépasse souvent le cadre du compte-rendu critique pour livrer des considérations sur l’art qui n’ont pas vieillies : « Beaucoup trop de gens s’occupent d’art à tort et à travers. Comment, en effet, empêcher quiconque se supposant quelque éducation artistique, de se croire immédiatement apte à pouvoir faire de l’art ? C’est ce qui me fait craindre qu’une diffusion d’art trop généralisée n’amène qu’une plus grande médiocrité. Les belles floraisons de la Renaissance se sont-elles jamais ressenties du milieu d’ignorance qui les a vues naître ? Et la musique, quoiqu’elle ait dépendu de l’Eglise ou d’un Prince, en a-t-elle été moins belle ? En vérité, l’amour de l’art ne se donne pas plus qu’il ne s’explique. »

De la même manière, il fustige avec une incroyable lucidité le relativisme en art au point de souhaiter une crise « car, si la caractéristique de notre époque est dans la plus grande liberté, son acceptation de toutes espèces de formules, sans discussion, marque une mollesse, une indifférence presque désobligeantes pour l’art. »

C’est ce ton incisif qui fait que Monsieur Croche se lit avec grand plaisir et qu’il donne envie, ce n’est pas le moindre de ses mérites, de se plonger dans le grand bain de la musique classique.

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