La cave du Dr Orlof

Notes en vrac

mercredi, décembre 20, 2006

Retour sur Georges de la Fouchardière

Mes activités diverses et variées m’empêchent de descendre au fond de cette cave autant que je le voudrais. Pourtant, il aurait été de bon ton que je griffonne quelques mots pour saluer la performance du groupe La Ruda salska que j’ai vu en live la semaine dernière. Difficile de décrire l’ambiance électrique qu’ils ont maintenue pendant plus d’une heure et demie : c’était assez incroyable. J’ai déjà vu des concerts survoltés (Deportivo, Luke, Dionysos…) mais je crois que tous sont surpassés par l’énergie de la Ruda. C’est dire !

Revenons à la littérature et à notre cher Georges de la Fouchardière (j’espère que vous n’êtes pas blasés, ô mes dix fidèles lecteurs !). Pour ceux d’entre-vous qui n’auraient pas le courage de relire la note que j’ai consacrée à notre lustucru, je récapitule brièvement. Les œuvres de l’écrivain peuvent se diviser en trois catégories : les romans humoristiques et satiriques dont le niveau est fort inégal (des bijoux de ringardises du style Tibs d’étoupes et nib de tifs côtoyant de plus dépravantes réussites comme la grande rafle) ; des romans d’analyse et/ou psychologiques (la chienne, le plus célèbre ou Joseph Pantois, fils de gendarme, une de ses plus belles réussites) ; enfin, des recueils d’articles que notre auteur a écrit tout au long de sa vie dans divers baveux (surtout dans l’Oeuvre). Les deux bouquins que m’a dégottés ma sœurette relèvent de la dernière catégorie, ma préférée ; celle où Georges de la Fouchardière exprime avec le plus de fougue son indécrottable antimilitarisme, son anticléricalisme rigolard, son mépris des conventions et des idées reçues, son anarchisme goguenard.

Amours…toujours (Montaigne.1932) est, comme son titre l’indique, un recueil d’articles consacré au sujet qui nous passionne tous : l’amour. D’une manière générale, il s’agit de faits divers (crimes passionnels, scandales, vengeances amoureuses, histoires de cocus…) que le maître humoriste commente ironiquement. Grand zélateur des libertés individuelles, de la Fouchardière s’en prend surtout à l’hypocrisie du mariage et à l’horreur du code Napoléon (« Ou bien les deux conjoints sont d’accord pour se séparer…De quel droit un tiers, fût-il revêtu d’une robe de prêtre ou d’une toge de magistrat, prétend-il les maintenir rivés à la même chaîne ? »). Cette apologie du divorce peut paraître bien naturelle à notre époque, elle ne l’était sans doute pas il y a 70 ans ! C’est ce qui frappe dans ce livre par ailleurs un brin répétitif et pas toujours très inspiré : le bon sens d’un regard qui parvient à mettre en relief tout le ridicule qu’il y a à légiférer en matière de mœurs. Outre l’institution du mariage qui est raillée tout le temps, notre homme ridiculise également l’hypocrisie des mœurs, pose sur la sexualité un regard assez décomplexé et libre (à tel point qu’il trouve anormal que les prêtre ne puissent pas se marier lorsqu’il commente un fait divers où il est –déjà- question de pédophilie) et se montre toujours progressiste (malgré une pointe de misogynie ça et là). C’est déjà ça !

Les oies du capitole (Montaigne. 1928) est beaucoup plus folichon. Alors que ses cibles préférées sont généralement les bidasses (Au temps pour les crosses, Vive l’armée…) et les curés (le diable dans le bénitier), La Fouchardière s’en prend cette fois-ci, avec une verve corrosive, au gratin politicard. Sa prose saccageuse ne connaît ici aucune limite et son regard sur la démocratie parlementaire n’a rien de tendre (« Il est vrai que l’habitude des mœurs politiques abolit jusqu’à la notion instinctive du dégoût »). C’est un véritable jeu de massacre où tout le monde y passe : la gauche et la droite, le fascisme (les articles contre la bienveillance dont bénéficie Mussolini sont saignants) et le communisme, les neu-neus de l’Action Française (Léon Daudet est pris à parti plusieurs fois) et les boys-scouts du syndicalisme (« Mais il y a quelque chose qui est clair dans le syndicalisme, c’est la spéculation la plus sûre sur l’instinct le plus fort dans l’âme humaine : la spéculation sur l’égoïsme corporatif qui, substitué à l’égoïsme individuel, prend alors le nom de solidarité. »). Comme le prouve parfaitement sa « profession de foi » (voir note précédente), La Fouchardière est un grand démystificateur qui voit d’emblée le danger des idéologies (qui substituent à la mystique religieuse une mystique terrestre aussi sanguinaire) et qui constate le fiasco de la démocratie représentative engluée dans la boue des compromis électoraux et de l’appétit du pouvoir (il y a des notes très drôles sur les poignées de mains des hommes politiques ou sur la manière dont ceux-ci n’hésitent pas à se renier).
Le livre est à la fois très drôle et très actuel. Personne n’y est épargné, y compris les économistes, les francs-maçons (« Mais je reproche à la religion franc-maçonne ce que je reproche à toutes les autres religions. Ce culte sans dogmes n’est pas un culte sans rites et sans mystères. Il me semble désobligeant, comme les autres, par le charlatanisme de ses prêtres et par les allures cafardes de ses dévots ») et ceux qui entretiennent la peur contre la franc-maçonnerie et en font la cause de tous les malheurs du monde…
Une petite merveille.

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dimanche, décembre 10, 2006

Profession de foi

Vous l’avez constaté, nous entrons dans la période pénible de la grande mascarade électorale. En guise d’antidote à cette grotesque foire d’empoigne où d’ineptes politicards vont rivaliser de démagogie et de bassesse pour vous convaincre qu’ils détiennent une solution miracle que vous avez en vous, je vous livrerai plus ou moins régulièrement des textes résolument anti-« soufflage universel ». Pour commencer, nous vous proposons une chronique maroufle de Georges de la Fouchardière dont je vous ai déjà parlé et sur lequel je reviendrai bientôt puisque ma sœur (loué soit son nom !) m’a déniché deux de ses ouvrages. L’exemple de la prose saccageuse du bonhomme que je vous offre vient des Oies du capitole (éditions Montaigne. 1928).

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Dans l’espoir de comprendre enfin quelque chose à la politique, au panachage, au Cartel des Gauches et aux autres trucs de la concentration républicaine, j’ai assisté à une réunion où tous les candidats du premier secteur devaient s’expliquer en seize rounds…Alors, j’ai compris ; j’ai compris que les candidats n’y comprenaient absolument rien.
Les uns sont venus dire que tous irait bien pourvu que ça dure. Les autres sont venus dire que tout irait bien pourvu que ça change. Mais il y a un candidat qui a fait l’unanimité dans l’assemblée ; dès qu’il a paru sur l’estrade, tous les auditeurs ont crié joyeusement, d’une seule voix : « Il est saoul ! » Or c’est le seul qui n’ait pas dit de bêtises ; il est vrai qu’on ne lui a pas permis de parler.
Mais, parmi tant d’orateurs qui exprimaient le mécontentement public, j’ai été surpris de constater que pas un seul n’avait inscrit dans son programme la réforme essentielle, urgente, indispensable : la révision de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est complètement ratée dans sa formule et dans ses résultats, comme tout le reste de la révolution.
L’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme devrait être ainsi conçu : Tout citoyen a le droit de manger. Dans une société civilisée, tout homme a droit à un minimum de nourriture, c’est-à-dire au pain quotidien. Il est monstrueux que les boulangers vendent le pain. Le pain doit être distribué gratuitement et à discrétion par le gouvernement, même aux citoyens qui ne travaillent pas. Car l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme doit se formuler comme suit : nul n’est obligé de travailler s’il n’a pas envie de travailler.
Il est vrai que la première loi édictée par le premier législateur est celle-ci : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front… » Mais dans le pain il y a déjà la sueur du boulanger ; quand on y songe, c’est plus que suffisant.
Vous pensez peut-être que, si le pain quotidien est gratuit, personne ne voudra plus travailler. C’est une erreur ; il y aura des gens pour qui travailleront pour mettre du beurre sur leur pain ; il y aura des gens qui travailleront pour s’offrir des poules ou pour offrir à leurs poules des colliers de perles et des petites Citron… (Et il y a encore les gens vicieux, qui travaillent pour le plaisir de travailler.)
Et voilà le troisième article de notre Déclaration des Droits de l’Homme : Tout citoyen a le droit de mourir dans son lit.
Non, nous ne demandons pas la suppression de la guerre… Il y a trop de gens en France qui aiment la guerre et qu’il serait dangereux de contrarier. Il faut les laisser libres de se battre ; mais qu’ils n’emmènent pas les autres de force…Le jour de la mobilisation, chacun doit être libre de rester couché s’il préfère rester couché, sans être obligé de se faire porter malade.
Reste à déterminer la forme de gouvernement. L’idéal idéal serait sans doute « pas de gouvernement du tout ». Mais les électeurs veulent tous un gouvernement, et un candidat doit partager les opinions de ses électeurs.
Alors l’idéal relatif du gouvernement c’est un gouvernement personnel, c’est-à-dire un type que les citoyens puissent implorer, engueuler et au besoin guillotiner.
Un roi.
Mais pas un roi inamovible. Un roi qui est roi de naissance est insupportable parce qu’il se croit tout permis et que personne n’ose rien lui dire.
Que pensez-vous d’un roi élu pour un an, ou plus exactement tiré au sort parmi l’élite de la population ? … (Je veux dire parmi ceux qui ont obtenu de leur marchande de journaux une carte de lecteur assidu du Matin. Et le Matin organise ce tirage au sort comme toutes les autres loteries.)
Le gagnant monte sur le trône sous le nom de Durand XIII ou de Taponnier XVII. Il est entouré pendant son règne de quatre agents qui l’empêchent de se sauver et son pouvoir est absolu.
Mais au bout de douze mois, jour pour jour, il passe en cour d’assises. Il est jugé sur ses actes et d’après le témoignage de ses sujets.
S’il ne s’est pas conduit proprement pendant son règne, il est condamné à mort et exécuté dans les vingt-quatre heures. S’il s’est conduit proprement, il est acquitté avec félicitations, il a droit à une petite retraite et il prend part, chaque année, au banquet de l’Association amicale des anciens Rois de France.
Et puis on procède au tirage au sort de son successeur, qui monte sur le trône sous le nom de Stéphane VII ou de Lausanne XXI (c’est pour dire que n’importe qui peut faire un bon roi, à condition d’être surveillé de près et sous la menace de la guillotine).
Voilà donc mon étiquette politique : « la royauté tempérée par un régicide périodique. »

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dimanche, décembre 03, 2006

A propos de l'anarchie

Une fois de plus, me voilà bien en retard dans mes notes de lecture. Pour varier un peu, j’ai tenté cette fois de trouver un fil conducteur qui reliera (assez arbitrairement) les livres dont il va être question. Ce lien, c’est l’idée anarchiste.

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Les corsaires et autres pirates ne furent sans doute jamais, à proprement parler, des anarchistes. Pourtant, ce qui domine dans l’épopée flibustière que retrace avec énormément de souffle, de verve et d’héroïsme Georges Blond (Histoire de la flibuste. Le livre de poche.1969), c’est un certain sens du désordre et de la liberté. Faisons d’emblée la distinction entre les corsaires et les pirates. Ces derniers, travaillant pour eux-mêmes (à l’instar du Raoul Walshien Barbe-Noire), seraient plus proches de notre idée de l’anarchiste que les corsaires qui étaient mandatés par les couronnes anglaises ou françaises pour attaquer les navires espagnols. Quant au terme « flibustier », il est purement géographique et désigne les corsaires et pirates ayant œuvré dans la mer des Caraïbes. La geste flibustière connut son heure de gloire au 17ème et fut jugulée à la fin de ce siècle. Les traités d’Utrecht, établissant la paix entre la France, l’Angleterre et l’Espagne transformèrent les derniers flibustiers en pirates purs, arborant à partir de ce moment le fameux pavillon noir orné de la tête de mort. Georges Blond, dans sa foisonnante histoire, se concentre sur quatre figures essentielles de la flibusterie. Dans un premier temps, le cruel l’Olonnois qui, selon la légende, aurait ouvert la poitrine d’un de ses adversaires avec son sabre et lui aurait dévoré le cœur pour impressionner la population et exiger leurs richesses. Ensuite, c’est au tour de l’anglais Henry Morgan d’entrer en piste (ce dernier se rachètera de ses actions chevaleresques en devenant, sur le tard, un gros bourgeois cossu férocement légaliste). L’auteur évoque ensuite les « derniers classiques » (dont le croquignolet Grammont) avant de terminer par notre chouchou, à savoir Jean Laffite, gentleman flibustier qui oeuvra au début du 19ème siècle. Ce dernier est particulièrement séduisant car, outre ses bonnes manières et son sens de l’humour (au gouverneur qui avait lancé un avis de recherche avec une récompense de 500 dollars à qui livrerait Jean Laffite au shérif de la paroisse, ce dernier rétorqua en faisant répandre dans toute la Nouvelle-Orléans qu’il offrait une récompense de 5000 dollars à qui lui livrerait le gouverneur !) , ce grand corsaire avait réussi à fonder des communautés de colons où « les profits des expéditions contre le commerce espagnol étaient répartis de manière absolument communautaire ». Séduit par les idées socialistes, on apprend dans ce livre, non sans une certaine stupéfaction, que Laffite rencontra sur la fin de sa vie les jeunes Marx et Engels et qu’il finança en partie le Manifeste du parti communiste !

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S’il existe un mouvement artistique dont la puissance anarchique fut incontestable, ce fut bien évidemment le surréalisme (du moins, à ses débuts). Etant donné que je dis souvent le plus grand mal de Louis-la-gâteuse, je me devais, par honnêteté intellectuelle, de lire son Paysan de Paris (Gallimard) que ne connaissais pas. Divisé principalement en deux parties (le passage de l’opéra et le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont), le livre d’Aragon rompt avec toutes les règles romanesques en vigueur et applique les théories surréalistes : découverte du merveilleux derrière les apparences, récits oniriques, collages hétérogènes (ici, des menus de restaurant, des plaques aux frontons de diverses boutiques, des articles de journaux), digressions en forme de dialogues théâtraux ou de réflexions philosophiques… Malgré mes réticences à l’égard de l’auteur, je reconnais que ce Paysan de Paris est un livre important. Néanmoins, je trouve la deuxième partie assez casse-pieds et j’avoue préférer largement la Nadja de Breton, œuvre qui me touche plus et que je trouve plus homogène, plus poétique.

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Antonin Artaud fut, lui aussi, affilié à une certaine époque au mouvement surréaliste même si la suite de son œuvre l’en éloignera. Chez lui, l’anarchie, ce sont les profondeurs de l’individu, les pulsions les plus sombres qui l’animent. D’où ce paradoxe de voir dans Héliogabale, l’un des empereurs romains les plus cruels et les plus sanguinaires (la concurrence est pourtant rude en la matière), un anarchiste (Héliogabale ou l’anarchiste couronné. Gallimard). « La poésie, c’est de la multiplicité broyée et qui rend des flammes. Et la poésie, qui ramène l’ordre ressuscite d’abord le désordre, le désordre aux aspects enflammés ; elle fait s’entrechoquer des aspects qu’elle ramène à un point unique : feu, geste, sang, cri. » Feu, geste, sang, cri : voilà ce que voit Artaud dans le règne d’Héliogabale qui introduisit le culte syrien du Soleil à Rome et qui fut célèbre pour sa grande débauche (« Son unique occupation – paraît-il- consistait à envoyer des émissaires à la recherche d’hommes vigoureux pour satisfaire ses goûts dépravés. Lesquels goûts dépravés consistaient, pour le tyran, à jouer le rôle de déesse, et à se faire aimer par les hommes découverts par ses envoyés. » […] « Les hommes les plus austères, les patriciens les plus vénérables, les vieillards même étaient déshonorés sans vergogne aucune…par ce jouvenceau de dix-sept printemps. » [E. Armand]). Artaud voit dans Héliogabale un empereur tentant à travers sa propre personne (incarnation même de l’Etat) de réconcilier toutes les forces mystiques de la nature : le Masculin et le Féminin, le Soleil et la Lune, la Lumière et l’Obscurité, l’Ordre et le Désordre. L’essai est intéressant et l’écriture charnelle du Momo de Rodez est délectable. Je confesserai cependant ne goûter que moyennement à son mysticisme forcené et préférer Artaud lors de ses splendides éructations contre les dieux…

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L’anarchisme, c’est également des théories que l’on a tendance à regrouper sous le même nom alors qu’elles sont multiples. Difficile en effet de comparer Proudhon et Stirner, Bakounine et Elysée Reclus, Georges Darien et Kropotkine. L’unique et sa propriété (La Table ronde. 2000) (« l’un des trois seuls lilivres bien assurés de leur bâton dont l’absence rend recta toute bibliothèque risible » d’après Noël Godin (1)) apparaît aujourd’hui comme le bréviaire de l’anarchisme individualiste. Anarchisme car Stirner qui conclut son livre en écrivant « Je n’ai mis ma cause en rien » ne reconnaît rien au-dessus de lui : ni Dieu, ni Etat, ni loi, ni morale, ni rien. Individualiste parce qu’il ne cesse de tarauder pendant 400 pages qu’il n’existe rien en dehors de l’Individu et que celui ci ne doit agir qu’en égoïste et ne penser qu’à sa jouissance personnelle (« Pour Moi, il n’y a rien au-dessus de Moi. »). Ce radicalisme est passionnant sous plusieurs aspects. D’une part, parce qu’il permet d’analyser de manière assez fine la manière dont l’homme n’a pas réussi à se débarrasser de la religiosité mais l’a transformée de façon à sacraliser l’Homme, les lois et l’Etat. Stirner refuse ces nouvelles idoles pour qui il faudrait verser son sang et s’en prend, à l’instar de La Boétie, à la servitude volontaire (« Si la soumission cessait, c’en serait fait de la domination », « la plèbe cesse d’être la plèbe dès qu’elle prend », « tous les esclaves deviendront des hommes libres aussitôt qu’ils n’estimeront plus le maître comme un maître »…). D’autre part, le penseur dont Nietzsche avait peur de passer pour le plagiaire, évite dès 1844 tous les pièges dans lesquels tomberont les toupies marxistes (collectivisme, négation de l’individu, égalitarisme…) et exalte une liberté basée sur la volonté individuelle.
L’essai est donc plein d’enseignement pour aujourd’hui mais, malgré cela, j’avoue avoir eu du mal à être entièrement convaincu. Parce qu’il y a quelque chose de glacial chez Stirner, une manière d’avancer assez nihiliste par certains côtés, en ce sens qu’il refuse de voir dans Autrui un individu itou mais juste un objet potentiel de jouissance pour le Moi (j’exagère à peine lorsque je dis que Stirner encourage volontiers le meurtre et le pillage de l’Autre si tel est notre bon plaisir). Peut-être reste-t-il en moi un vieux fond chrétien mais j’ai du mal à concevoir l’individualisme sans la nécessité absolue de voir en Autrui un individu. D’où ma préférence pour des gens comme Libertad, Zo d’Axa et Armand, anars individualistes pas tendres pour les masses mais gardant toujours au cœur une volonté d’émancipation globale. Par ailleurs, il me semble, malheureusement, que les libéraux actuels pourraient très bien cautionner les écrits de Stirner (quoique que sa violence et son illégalisme leur feront pousser des cris d’orfraies). A nous donc d’en extraire la substantifique moelle et de nous inspirer de ses meilleurs moments pour réinventer des perspectives désaxantes.

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Nous l’avons vu, il y a peu, à propos du grand Desproges : le rire poussé à son paroxysme a des vertus anarchiques dans la mesure où il ne respecte rien. C’est ce que démontre brillamment Robert Benayoun dans son anthologie de textes illustrant un domaine assez atypique de l’humour : le nonsense (Les dingues du nonsense. Balland. 1984). En opposant au sens commun et à la raison une logique totalement différente, les auteurs nonsensiques remettent en cause, d’une certaine manière, les lois qui nous régissent. Ils démantibulent le langage courant et le remettent en cause (voir le théâtre d’Ionesco). Il y a de tout dans ce recueil de textes : des classiques qu’on n’attendait pas forcément là (Rabelais, Poe, Shakespeare…), des classiques attendus (Lewis Carroll, Alfred Jarry, Péret et Desnos…), des zigotos du grand écran (WC.Fields, Groucho Marx ; les Monty Python, Woody Allen), des humoristes bien-aimés (Allais, Cami, Pierre Dac…) et de grands inconnus (enfin, pour ma part) que Benayoun nous donne furieuse envie de découvrir (c’est à ça que servent les anthologies !) : Edward Lear, Gaston de Pawlowsky, Robert Benchley…). Toutes les formes sont abordées : du roman-fleuve complètement déjanté (La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentleman de Laurence Sterne) aux pièces de théâtre désopilantes de N.F.Simpson, des sketches des Monty Python aux aphorismes de Pierre Dac (« Pendant la canicule, nombre de personnes s’écrient : « c’est effrayant, il y a 35° à l’ombre ! ». Mais qui les oblige à rester à l’ombre ? »), de WC. Fields (« Les femmes me font autant d’effet que les éléphants : j’aime à les regarder, mais je n’en voudrais pas à la maison »), du génialissime Ambrose Bierce (« Armure : Vêtement porté par tous ceux dont le tailleur est un forgeron », « Couvent : lieu de retraite pour femmes tenant à se donner le loisir de méditer sur le péché d’oisiveté. ») ou de Lichtenberg (« De la transmutation de l’eau en vin à l’aide de la règle et du compas », « ouvrir les serruriers. », « Un couteau sans lame auquel manque le manche. »). Tout cela est, bien entendu, délectable à souhait et nous conclurons avec le grand ELT. Messens :
« Mort au roi
A bas le timbre-poste
Vive l’œil ! »

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Pour conclure, deux romans qui n’ont strictement rien à voir avec l’anarchie. Le premier est signé Claude Farrère, écrivain inégal et, ici, dans ses mauvais jours (Une aventure amoureuse de Monsieur de Tourville. Flammarion. 1925). Si j’en crois la page de garde, les éditions Flammarion avaient, à l’époque, lancées une collection intitulée « leurs amours » où un écrivain plus ou moins célèbre (la plupart sont totalement oubliés) devait raconter les amours d’hommes et femmes illustres. Claude Farrère choisit un maréchal de France de Louis XIV et nous narre ses déboires affectifs. Sans doute conscient de l’inanité complète de sa bluette, il en rajoute dans le rond de jambe stylistique et les formules ronflantes et ampoulées. Aucun intérêt.

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N’ayant lu auparavant qu’un livre de Modiano, il me fallait un point de départ pour en attaquer un autre. La chanson de Vincent Delerm fut une raison comme une autre et j’ai dégotté (un euro) son Voyage de noces (Gallimard. 1990) au cours de mes expéditions spéléologiques dans diverses foires aux livres. Le narrateur apprend à Milan le suicide d’une femme qu’il a connu autrefois. Il décide alors de plaquer sa vie actuelle et de se lancer dans une sorte d’enquête pour reconstituer le puzzle de la vie de la défunte. Comme toujours chez Modiano, les pièces manquantes de ce puzzle se situent pendant l’Occupation. Pas le temps de m’étendre sur ce livre que j’ai trouvé prenant et émouvant. Personnellement, je reconnais préférer des écritures plus charnues, plus sanguines à celle tout en demi-teinte de Modiano. Mais il faut reconnaître qu’il a un véritable style et qu’à mesure qu’avance le récit, nous sommes envoûtés par sa « petite musique » (amis du lieu commun, bonsoir !) . A découvrir.

1 Les deux autres étant Le nouveau monde amoureux de Fourier et le Traité de savoir-vivre… de Vaneigem.

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